Nous reprenons ici la tribune publiée dans L’Express à l’adresse suivante:https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/a-defaut-de-pouvoir-reformer-l-education-nationale-on-la-desagrege_2170226.html
[par Pierre Vermeren]
La politique conduite depuis cinq ans à l’Éducation nationale a bénéficié de circonstances favorables : un bon connaisseur de son ministère, un programme de réformes réfléchi approuvé par le grand public attaché au redressement de l’école et du baccalauréat, cinq années inédites de continuité, et des convictions quant au renforcement du socle laïc fragilisé de l’école. Mais les vents contraires ont soufflé : les gilets jaunes et les grèves ont interdit toute audace, accentuant la pression sur les finances publiques -pas de hausse salariale pour les professeurs malgré un pouvoir d’achat divisé par deux en quarante ans- ; enfin, trois années scolaires abîmées par le Covid-19 ont, de confinement en bâillonnement des élèves, et de semaines d’alternance des cours en réduction de programmes, saccagé l’enseignement, et conduit à distribuer un baccalauréat de complaisance presque sans épreuves.
Le ministère s’est battu pour maintenir l’école ouverte contre les tenants de l’enfermement en continu des enfants. Mais les conséquences seront profondes pour une génération de jeunes Français. La preuve est établie par les matières dont le savoir est cumulatif. En mathématiques, le niveau était déjà précaire avant la crise ; il s’est effondré pour le grand nombre, désespérant les professeurs. La France, qui a besoin d’ingénieurs pour se réindustrialiser, ferme des classes préparatoires scientifiques depuis deux ans faute de candidats au niveau. La transformation du pays est menacée pour les années à venir.
Le paradoxe est donc saisissant entre les intentions salvatrices proclamées et des résultats affligeants. Il pose la question de l’action publique et de son impuissance dans une société soumise à des ressacs puissants, que le retour de la guerre en Europe ne va pas améliorer.
A écouter nos dirigeants, la société est en partie responsable de la dérive éducative, car tous les Français veulent le baccalauréat pour leurs enfants ! Ce ne serait donc que justice de le donner à tous sans autre forme de procès, en piétinant les savoirs autrefois exigés des lauréats. On ne sache pas qu’en Suisse et en Allemagne, où le baccalauréat général continue d’être l’apanage de 20% à 40% d’une classe d’âge, où le chômage est inexistant et où l’économie industrielle, basée sur l’apprentissage, offre des niveaux de vie et une prospérité très supérieurs aux nôtres, les citoyens réclament l’universalité de l’Abitur. C’est parce que le baccalauréat est dysfonctionnel, que l’économie de production est en peau de chagrin, et que nous nous payons de titres que les Français déboussolés ne jurent que par l’illusoire bouée de sauvetage du baccalauréat – quand bien même la sélection s’opère dans le supérieur par l’humiliation et l’auto-élimination des étudiants inaptes.
Dans un pays et une société non-dénués d’intelligence collective, où des centaines de livres et de rapports ont diagnostiqué et disséqué les maux de l’éducation nationale à la française et les moyens d’y remédier, l’impuissance publique interroge. A regarder les publicités gourmandes des marchands de cours à domicile ou en ligne, et des écoles et diplômes privés qui fleurissent dans les médias pour cadres, constatons que ces évolutions qui déshabillent le pacte républicain français trouvent des supporters. N’est-il pas raisonnable de se demander si notre système économique marchand, à l’instar de l’américain, n’est pas demandeur de consommateurs idiots au temps de cerveau disponible ?
Bien que le Maghreb intéresse peu en France, il est parfois opportun de regarder ce qu’y s’y passe. Ces pays ont calqué leurs systèmes d’enseignement sur le France après la décolonisation. La condition des professeurs s’y est effondrée depuis les années 1980, dans des proportions bien plus dramatiques qu’ici ; en Algérie, un maître de conférences gagne moins de 300 euros. L’enseignement et les cours privés, les écoles commerciales et le circuit parallèle des cours particuliers sont devenus au Maroc puis chez ses voisins la coqueluche des élites, puis des classes moyennes. Les cours et la réussite aux examens, dont les contenus ont de moins en moins d’importance -hormis quelques filières élitistes -, sont désormais monnayés par les enseignants eux-mêmes. Plus le système public s’effondre, plus l’enseignement privé et les circuits monétaires parallèles s’envolent. Nous n’en sommes pas encore là en France.
Interrogeons-nous sur les promoteurs des politiques éducatives conduites depuis vingt ans en France, et la manière dont elles s’enchaînent pour conduire à la dévalorisation actuelle. Par-delà le débat éculé sur la baisse du niveau des élèves et des professeurs, constatons que les étudiants français, qui font de moins en moins d’études scientifiques et littéraires à l’université, renâclent toujours davantage à passer les concours d’enseignement. Et un nombre croissant de lauréats démissionnent désormais après quelques mois. C’est pour masquer ce désastre qui en dit long sur la perception du métier de professeur et les conditions dans lesquelles il n’est plus possible de l’exercer dans un nombre croissant d’établissements, que le ministère a réduit les enseignements de mathématiques au lycée, qu’il recrute à tour de bras des professeurs faisant fonction hors concours -voire compétences-, et que l’État veut supprimer le CAPES. Puisque les conditions d’enseignement découragent les bonnes volontés, feignons de l’ignorer et dégradons encore le système public -au lieu de questionner les causes objectives qui chassent ceux qui pourraient enseigner.
Une telle jurisprudence a déjà conduit, il y a quelques années, à abaisser les conditions de recrutement des élèves issus des lycées défavorisés pour entrer à l’IEP de Paris. La filière-ZEP, mise en place par feu Richard Descoings, a fait naître la discrimination positive à la française. Présentée comme salutaire et généreuse, l’initiative n’a pas tardé à produire des effets qui en ont dévoilé le sens. En dix ans, le concours d’entrée dans les IEP a été démantelé. L’enseignement public français, très dégradé, peine à promouvoir les meilleurs éléments issus des classes populaires. Mais au lieu de s’attaquer à sa réforme, on disqualifie les concours, et leur supposé effet discriminant. L’acquis démocratique de la Révolution française, consacré par la IIIe République, est présenté comme un outil de discrimination, alors même que c’est le charlatanisme des politiques éducatives qui a conduit à l’échec dont on subit les conséquences.
Derrière la saillie de Nicolas Sarkozy sur La princesse de Clèves disqualifiée, il y eut l’énarque Richard Descoings, son conseiller en matière éducative. Le même « Ritchie » et ses doctrinaires ont de la suite dans les idées. L’historien Laurent Bigorgne, son directeur des études à l’IEP, devenu directeur du libéral Institut Montaigne, a suivi sa trace, devenant conseiller du président Macron en matière éducative. La disqualification des concours publics a été leur œuvre. La suppression de l’ENA masque celle des épreuves intellectuelles écrites de connaissances à l’entrée des IEP. Elle soutient l’offensive qui a délégitimé la culture générale dans les IEP (symbolisée par La Princesse de Clèves), avant de s’en prendre au baccalauréat, transformé en examen de passage dénaturé -le covid ayant permis d’accélérer son évidement à la mode américaine. Les hommes de l’IEP ont tordu la réforme Blanquer du bac, dévalorisant les sciences -la raréfaction des mathématiques a été doublée de l’évanescence des nouvelles sciences physiques et naturelles-, lesquelles ne présentent aucun intérêt pour nos anglophiles mâtinés d’économisme issus des IEP ; quant à l’histoire-géographie, derrière un mince paravent patriotique, elle a cédé des positions à la géopolitique et aux sciences politiques. De sorte que le lycée s’est pour partie mué en classe préparatoire pour IEP, quand bien même cette filière, portée en quinze ans au pinacle par notre bourgeoisie américanisée, ne scolarise que 0,45% de jeunes Français.
Cette dérive a été précédée par la géo-politisation de l’histoire-géo aux concours des classes préparatoires des écoles de commerce, et par la réduction de l’attractivité de ces Écoles. Leurs concours de haut niveau intellectuel peuvent désormais être contournés par des admissions parallèles, et des bi-diplômes proposés par les IEP moyennant finances. L’objectif vise à détourner les meilleurs élèves les Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, marque de fabrique des élites françaises, qu’il s’agisse des ex prépa-HEC ou des Khâgnes, devenues entre-autres de nouvelles filières d’accès aux IEP.
Concernant la réforme Blanquer du baccalauréat, des universitaires et des agrégés ont fait de la résistance en renforçant les programmes de littérature, de philosophie et des Humanités ; mais déjà, on évoque la fermeture de la filière Humanités, qui ennuie nos doctrinaires. Nul doute que la fragilisation des lycées Henry IV et Louis Legrand -présentée en opération de démocratisation- va miner un peu plus CPGE et Grandes écoles. Car en ligne de mire, l’objectif est le modèle français de formation des élites. Comment en finir avec ses encombrants héritages révolutionnaires, et l’américaniser une fois pour toute ?
La destruction du CAPES -en attendant celle de l’agrégation qui lui est consubstantiellement liée- est une étape importante de ce processus. Cette politique publique engagée par l’Éducation Nationale va s’épanouir sous le prochain quinquennat -Bruno Le Maire se dit déjà intéressé. Après avoir ouvert les postes de recteurs aux énarques, la nouvelle cible est l’Inspection générale, principal corps d’État de l’Éducation nationale, dont le démantèlement est annoncé. Dans l’Enseignement supérieur, c’est le tour du Conseil National des Universités. Chargé de vérifier la conformité des doctorats aux canons scientifiques disciplinaires, ce qui a épargné à la France l’élection d’universitaires formés au rabais ou cooptés par leurs amis -à l’instar de Tariq Ramadan qui a dû partir en Suisse pour devenir docteur avant d’être élu au Royaume-Uni- le CNU, confié aux universitaires -comme feu les rectorats- est plus que sur la sellette.
A l’Université, l’offensive consiste à miner le recrutement et les corps des maîtres de conférences et des professeurs. Au nom de la vertu égalitariste, il s’agit de créer des chaires-junior pour recruter des apprentis chercheurs sans statut -l’équivalent des non-titulaires d’après le CAPES-, mais aussi d’encourager des HDR1 allégées échappant au contrôle du CNU, afin de recruter des professeurs d’universités localement choisis par leurs collègues. Le modèle britannique est ici privilégié, à l’université comme dans le secondaire. Le copinage y fera donc des ravages accrus, et nul doute que les lycées pourront recruter des professeurs conformes à leur public -les islamistes en rêvent, qui ne sont pas étrangers à la vie infernale menée aux jeunes professeurs affectés dans des lycées où ceux-ci sont en position de force.
Derrière ces réformes à prétention égalitariste, le libéralisme à l’œuvre vise à abattre l’héritage institutionnel républicain de formation. Si la charpente du système éducatif a tenu jusqu’à nos jours, malgré un demi-siècle de dénaturation et d’affaissement des exigences intellectuelles exigées -le classement PISA révèle tous les deux ans un effondrement sans équivalent dans les pays riches-, c’est qu’il repose encore sur le solide triptyque classes préparatoires/agrégation/doctorat à la française. Les coups portés ces dernières années ont fait tomber les murs. Il reste à faire tomber la charpente. Nul doute que l’offensive conjointe du libéralisme, qui rêve d’un système de formation à l’américaine financé par les familles et les banques -en place de l’État- est en bonne voie. Celui-ci trouve un allié inespéré dans l’idéologie woke -en passe de devenir la nouvelle « culture générale » et managériale des jeunes élites françaises formées à la mode des business schools-, acharnée à liquider l’héritage de la culture disciplinaire des Humanités à la française -héritage de « mâles européens décédés »-, dernier obstacle de poids à la Révolution libérale et financière appelée de leurs vœux par nos modernes.
Pierre Vermeren, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris1, Président du Conseil scientifique du LAIC, a récemment publié La France qui déclasse De la désindustrialisation à la crise sanitaire, Texto Tallandier, Paris, 2022.