Figures du passé, querelles du présent

Figures du passé, querelles du présent

Le spectacle "Murmures dans la cité" est critiqué pour son financement et son choix de figures religieuses, jugées incompatibles avec la laïcité par un collectif de professionnels du patrimoine. Patrick Henriet nous explique que les saints choisis ont joué un rôle majeur dans le Bourbonnais: leur présence relève d’une démarche historique, non idéologique.

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Figures du passé, querelles du présent

Le spectacle « Murmures dans la cité, qui fut donné à Moulins les 11, 12 et 13 juillet, a suscité une forte opposition dans certains milieux, essentiellement en raison d’un montage financier auquel participe le « Fonds du Bien Commun », association cofondée par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin. Je n’ai pas vu ce spectacle, il ne m’a pas été possible d’y assister et je n’en ai pas lu le scénario. L’objectif de ces quelques lignes n’est donc ni de le défendre ni de l’attaquer. Chacun aura pu juger sur pièce. Je souhaite en revanche répondre à certaines critiques formulées dans une lettre ouverte publiée par un collectif d’ « archéologues, historiennes et historiens, agent(e)s du patrimoine, agent(e)s de musées, membres d’associations, enseignantes et enseignants, acteurs et actrices du patrimoine, personnes soucieuses de la véracité historique » publié dans La semaine de l’Allier le mardi 24 juin et amplement diffusée sur les réseaux sociaux.

Les auteurs de ce texte s’indignent du choix des personnages : « Vercingétorix, Clovis, Saint-Mayeul, Saint-Odilon, Jeanne d’Arc, Sainte-Jeanne-de-Chantal, Napoléon » (je n’ai pas modifié l’orthographe, aberrante en ce qui concerne les noms des saints). La présence de trois saints choque visiblement beaucoup les signataires, qui rappellent qu’en des temps où « la laïcité est attaquée de toutes parts », « il est pour le moins troublant que les principaux personnages convoqués pour représenter le Bourbonnais soient des saints religieux » (cette dernière expression, « saints religieux », s’opposant si l’on comprend bien à « saints laïques » ?). Avant même Vercingétorix, Clovis ou Napoléon, dont on conviendra tout de même qu’ils ont joué un certain rôle dans l’histoire de la France et du Bourbonnais, ce sont donc Mayeul, Odilon et Jeanne de Chantal qui sont l’objet de toutes les discordes. Le raisonnement semble imparable : la France est un pays laïque, elle n’a donc pas à entretenir la mémoire de saints « religieux » (sans doute faut-il lire aussi, en sous-texte, « catholiques »). Or une telle critique repose d’une part sur une conception très curieuse de la laïcité, d’autre part sur une bonne dose d’ignorance, ce qui surprend de la part d’un collectif composé d’archéologues, d’historiens et d’acteurs du patrimoine. 1) Conception très curieuse de la laïcité : en effet, depuis quand être laïc impliquerait-il de rejeter dans les oubliettes de l’histoire tout ce qui est antérieur à la déchristianisation moderne et à la Révolution ? Affirmer que des personnages religieux, parmi lesquels, au premier plan, certains que l’on a considéré comme saints, jouèrent un rôle de premier plan dans l’Histoire de l’Europe, de la France et du Bourbonnais n’est pas une atteinte à la laïcité mais plutôt le rappel d’un fait d’évidence, d’une réalité incontestable. Sans doute les auteurs de cette tribune voudraient-ils représenter les siècles prérévolutionnaires en recourant uniquement à des figures annonciatrices de la laïcité telle qu’ils l’entendent : manque de chance, pour les siècles concernés ici, de telles figures n’existent pas. L’Église était alors au cœur de la société, elle l’avait façonnée et elle lui fournissait ses idéaux. Cela peut plaire, cela peut déplaire, c’est en tout cas une vérité absolue. 2) Ignorance : non contents de transformer les trois saints mentionnés en lieux (en mettant à tort une majuscule à « Saint » et en utilisant un trait d’union), les auteurs de la tribune semblent questionner le bien-fondé d’un choix portant sur des figures dont ils laissent entendre qu’elles auraient été secondaires pour les non-catholiques. Pourquoi exhumer des saints oubliés et non des personnages plus en rapport avec l’esprit (supposé) de notre époque ? Pour une raison très simple, leur répondra-t-on : ce qui prime en histoire n’est pas la volonté de coller à l’esprit du temps mais la recherche de la vérité, autant qu’on puisse l’approcher, sans illusion mais avec honnêteté. Le spectacle a lieu à Moulins. Or le prieuré clunisien de Souvigny, situé à 12 kilomètre de la préfecture de l’Allier, abrite les corps de Mayeul († 994), un provençal, et d’Odilon († 1049), un auvergnat, tous deux anciens abbés de Cluny, c’est-à-dire du plus important, du plus célèbre et du plus influent monastère bénédictin du Moyen Âge. On peine aujourd’hui à imaginer le rôle central que les moines jouaient dans la société médiévale, principalement avant le XIIIe siècle. Mayeul et plus encore Odilon furent célèbres entre tous les hommes leur époque, à peu près comme saint Bernard fut un peu plus tard. Ils étaient les moines les plus influents de leur siècle et entretenaient des rapports avec les rois, les empereurs et les papes. Ceux-ci les admiraient, les consultaient et les écoutaient. Faut-il rappeler ici que dans les décennies qui suivirent la mort d’Odilon, on bâtit à Cluny une église qui resta la plus grande de la chrétienté jusqu’à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome au XVIe siècle ? S’il est un endroit qui, en Bourbonnais, mérite d’être considéré aujourd’hui comme un lieu de mémoire, c’est bien Souvigny. Quant à Jeanne de Chantal, fondatrice de l’ordre de la Visitation, morte à Moulins en 1641, on ne voit pas bien quelle autre figure liée au Bourbonnais eût été mieux placé qu’elle pour illustrer le XVIIe siècle. Une autre présence féminine que Jeanne d’Arc dans la liste des « grands hommes » du passé ne saurait d’ailleurs heurter les sentiments des très progressistes auteurs de la tribune incriminée…

Les spectateurs des « Murmures dans la cité », qu’ils soient historiens ou simplement curieux du passé, jugeront le spectacle dans les jours qui viennent. Mais contester le choix de quelques saints parmi les grandes figures de l’histoire du Bourbonnais au motif que la France est un pays laïque n’a aucun sens. La laïcité, ce n’est ni l’oubli du passé, ni la damnatio memoriae de figures historiques qu’il vaudrait mieux ignorer parce qu’elles n’annonceraient pas assez le présent que l’on vit ou le futur que l’on souhaite. En matière d’histoire comme ailleurs, la naïveté et l’ignorance sont toujours mauvaises conseillères.

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