[Nous reprenons avec son accord le texte de La Tribune de Michèle Tribalat disponible à l’adresse: http://www.micheletribalat.fr/453469042]
Voilà une tribune bâclée et qui ne cache pas son parti pris. On y trouve, comme d’habitude, beaucoup d’erreurs et d’imprécisions, même si je n’ai pas vérifié tous les chiffres car j’ai l’impression de perdre mon temps, compte tenu du peu d’intérêt en France pour leur exactitude. Notamment dans les médias en général et dans Le Monde en particulier. Ce dernier aime tellement le message de François Héran qu’il est incapable, malgré son armée de fact-checkers, de constater ne serait-ce que les contradictions d’une tribune à l’autre. Je renvoie, pour les amateurs, à la précédente tribune publiée dans Le Monde le 27 avril 20201.
Comme à son habitude, le professeur au Collège de France ne s’embarrasse pas de précisions dès qu’il s’agit de chiffres. Il va d’abord chercher, croit-on en le lisant, ceux des Nations Unies sur la proportion d’immigrés2 dans les pays du monde pour situer la France en 2000 et 2020. Mais sans préciser que la définition des Nations Unies n’est pas celle de la France. La France ne compte pas comme immigrés les Français nés Français à l’étranger dont une bonne part de rapatriés notamment d’Algérie. Ainsi, les Nations Unies indiquent une population de migrants internationaux de 8,5 millions (M) à la mi-2020, alors que celle des immigrés début 2020 était de 6,8 M (France entière) d’après l’Insee.
Citons précisément ce qu’écrit François Héran dans Le Monde :
« De 2000 à 2020, selon les compilations de l’ONU, la part des immigrés dans la population mondiale a progressé de 62 %. Sans surprise, cette lame de fond touche aussi le continent européen : + 60 %. Les régions d’Europe qui ont connu les plus fortes hausses relatives de populations immigrées depuis l’an 2000 sont l’Europe du Sud (+ 181 %), les pays nordiques (+ 121 %), le Royaume-Uni et l’Irlande (+ 100 %), l’Allemagne et l’Autriche (+ 75 %), suivies du reste de l’Europe de l’Ouest (hors la France) : + 58 %. En revanche, la hausse est faible en Europe centrale ex-communiste (+ 12 %) » (je souligne).
Je n’ai pas recherché dans le détail tous les chiffres mais quelques-uns3. Ainsi le nombre de migrants internationaux est passé de 173,2 M en 2000 à 280,6 M en 2020, soit un accroissement de +62 %. Mais leur part est passée de 2,8 % à 3,6 %, soit une progression de 29 %. Donc, contrairement à ce qu’écrit François Héran, ce n’est pas la part mais le nombre absolu dont il est question dans sa tribune. Ce qui n’est évidemment pas la même chose en raison de la croissance démographique mondiale. J’ai vérifié qu’il en allait bien ainsi pour la France et l’Autriche-Allemagne. C’est bien à l’évolution du nombre de migrants internationaux que correspondent les chiffres cités.
Sans le préciser, François Héran enchaîne sur la proportion d’immigrés en France en 2021 selon, cette fois, la définition française :
« Dans ce tableau européen, la France occupe une position très inférieure à la moyenne : + 36 % d’immigrés en l’espace de vingt ans (avec ou sans l’outre-mer). Les immigrés représentent aujourd’hui chez nous 10,3 % de la population, selon l’Insee. »
L’accroissement de la population immigrée dans la définition française est beaucoup plus fort que celui des nés à l’étranger, en raison des décès des rapatriés arrivés il y a longtemps. Si l’on examine l’évolution 1999-2019, en 20 ans, la population immigrée en France (dans la définition française) s’est accrue de 54 %.
Une chose et son contraire, mais pour faire passer le même message
Ce qui suit est encore plus dérangeant, si l’on fait l’effort de le comparer à ce qu’écrivait François Héran dans son livre, Avec l’immigration, Mesurer, débattre, agir, publié en 20174. Des propos différents, mais pour servir la même idée : les politiques français ne peuvent rien faire contre l’immigration, non parce qu’ils ne le voudraient pas mais parce que c’est impossible.
Nous allons comparer le nouvel argument à celui de 20175.
2022 :
« La hausse a démarré en 2000, après la longue stagnation des années 1974-1999. Nicolas Sarkozy a freiné un peu la tendance, mais sans l’inverser. Elle a suivi son cours d’une présidence à l’autre. Il est donc absurde, comme on le lit çà et là, d’imputer la montée de l’immigration au dernier président : aucun d’entre eux n’a pu contrecarrer une évolution inscrite dans une dynamique mondiale. »
2017 :
« Après avoir fortement crû pendant les années 1990, leur nombre oscille depuis 2002 autour de 200 000 personnes par année »6 ; « sur quatorze années de stabilité des 200 000 entrées légales de migrants extra-européens, neuf se sont déroulées sous l’autorité directe de Nicolas Sarkozy »7 ; « comment l’ancien Premier ministre [il s’agit de François Fillon, candidat à la présidentielle] explique-t-il la remarquable stabilité des 200 000 titres de séjour délivrés chaque année sous son gouvernement8 ?».
Et pour que chacun puisse juger sur pièces, suivent deux graphiques représentant l’évolution de la proportion d’immigrés depuis 1990 et celle du nombre de 1ers titres de séjour délivrés en France métropolitaine, par le ministère de l’Intérieur aux ressortissants de pays tiers à l’Espace économique européen et à la Suisse, auxquels François Héran se référait en 2017.
En 2017, François Héran avait donc inventé une stabilité du flux pour incriminer l’impuissance de François Fillon (qui se présentait à l’élection présidentielle) à le faire baisser pour… en 2022, se rendre à l’évidence d’une hausse retracée dans la part prise par les immigrés dans la population. Cette fois, il souligne la même impuissance de tous les présidents de la République à agir sur cette tendance, même s’il consent à reconnaître un léger ralentissement du temps de Nicolas Sarkozy ! S’il fallait ridiculiser Nicolas Sarkozy, mais surtout François Fillon, en 2017, il faut épargner Emmanuel Macron en 2022. On ne peut pas incriminer ce président puisque la croissance de l’immigration étrangère lui échappe, comme elle échappait à ses prédécesseurs. En 2017, il invitait à faire avec l’immigration en la naturalisant : on ne pourrait pas plus empêcher des étrangers d’entrer que des enfants de naître. En 2022, c’est la petite France qui ne peut pas, à elle seule, se dresser contre une dynamique mondiale irréversible.
On remarquera que, pour le François Héran de 2017, l’immigration étrangère avait « fortement crû » dans les années 1990, alors que celui de 2020 reconnaît enfin la « longue stagnation » de la proportion d’immigrés pendant le dernier quart du XXème siècle, y compris pendant les années 1990. Avec François Héran, tout semble affaire de circonstances.
Évolution de la proportion d’immigrés (%) en France (avec Mayotte depuis 2014) de 1990 à 2021.
Source : Insee, données provisoires pour 2020 et 2021.
Évolution du nombre de 1ers titres de séjour délivrés aux ressortissants de pays tiers à l’Espace économique européen et à la Suisse de 2002 à 2021 (p pour provisoire) en France métropolitaine.
Source : ministère de l’Intérieur.
Tout le monde se trompe sauf François Héran, n’est-ce pas ?
Il examine ensuite les délivrances des titres de séjour (il s’agit en fait des 1ers titres de séjour délivrés en France métropolitaine aux ressortissants de pays tiers à l’Espace économique européen et à la Suisse) par le ministère de l’Intérieur. Apparemment, personne à part lui n’en a compris l’évolution !
Pourtant, là encore, il se trompe. Il prétend que « leur nombre a augmenté de 37 % de 2005 à 2021 », alors qu’il était de 164 234 en 2005 et estimé à 270 925 en 2021. Soit une hausse de 65 %.
Il moque ceux qui s’imaginent que c’est l’immigration familiale qui aurait beaucoup augmenté (alors qu’elle a, dit-il, reculé) et se prend à calculer la part prise par différents motifs dans l’accroissement. Une hausse, je cite, « qui s’explique à 54 % par la migration estudiantine, à 27 % par la migration de travail (relancée depuis peu par le « passeport talent ») et à 24 % par la migration de refuge (la moindre des choses dans le contexte actuel) » Il semble oublier que, lorsqu’il y a des hausses et des baisses résumées par une hausse globale, il est impossible de faire le calcul qu’il fait. En effet, 54%+27%+24% = 105% ! Les chiffres qu’il cite ensuite sont également faux, ce qui devient fastidieux. Par exemple, le ministère a estimé, pour 2021, le nombre de membres de familles d’étrangers regroupés à 29 301 et non 12 000 personnes, soit 11 % des 1ers titres de l’année et non pas 4 %. Il est vrai que le nombre de 1ers titres délivrés à des étudiants a beaucoup augmenté et rivalise, ces dernières années, avec celui des 1ers titres délivrés pour raison familiale (il l’a même probablement dépassé en 2021). Ces derniers pèsent moins mais leur nombre reste encore élevé (graphique ci-dessous).
Évolution de 2007 à 2021 du nombre de 1ers titres de séjour délivrés aux ressortissants de pays tiers à l’Espace économique européen et à la Suisse de 2002 à 2021 (p pour provisoire), pour raison familiale, en France métropolitaine.
Source : ministère de l’Intérieur.
François Héran moque également ceux qui pensent que la régularisation des illégaux qui travaillent, envisagée par le gouvernement, pourrait créer « un appel d’air » en raison du peu d’attractivité de la France dont témoignent ceux qui campent dans le Calaisis dans l’espoir de rejoindre le Royaume-Uni et de la faible attractivité de la France à l’intérieur de l’Union européenne. Il oublie que, lorsqu’on régularise des travailleurs, on ouvre ainsi la porte au regroupement familial auprès d’illégaux qui ne le sont plus. Par ailleurs, il se trompe, là encore, lorsqu’il situe la France « au 25e rang des pays européens pour la proportion d’immigrés nés dans l’Union. » Comme l’indique le tableau ci-dessous tiré de la base de données d’Eurostat, La France se classe au 15ème rang.
Population née dans les autres pays de l’UE27 (nombre et %) dans chacun des pays de l’UE27 en 2021.
Source : Eurostat
Le Monde est fort ravi de la tribune de François Héran qui a bien battu en brèche, comme on dit, les idées dites reçues et souligné, « chiffres à l’appui, à quel point l’immigration est limitée en France, bien en deçà de la place occupée par ce sujet dans l’espace public » (je souligne). François Héran parle ainsi de l’immigration pour dire qu’on en parle trop et mal, lui qui en parle si bien. Il en profite pour donner quelques conseils au gouvernement. « Face à ce véritable déni d’immigration, comme il y a des dénis de grossesse » il est temps, dit-il, de changer résolument de récit. On comprend qu’il soit plus préoccupé par le récit que par les faits vu l’étendue de sa mésentente avec les chiffres.
Le professseur au Collège de France ne serait-il pas en train de nous faire un déni de grossesse ?