par Jean SZLAMOWICZ
Le titre de François Cavanna Gauche-droite, piège à cons paraphrasait sans doute la célèbre formule de Raymond Aron : « Qu’on soit de droite ou de gauche, on est hémiplégique ». C’était là deux façons de rappeler que l’on ne peut penser par soi-même si l’on est prisonnier non de ses principes mais de ses parti pris.
Car l’esprit partisan, nourri par l’apaisante certitude narcissique d’être nécessairement du bon côté de la morale et de l’action, dresse des limites à la pensée, confondant posture et réflexion, préjugé et observation. En marchant au pas de l’oie des préférences a priori, on s’ampute de la capacité à sortir des alternatives médiocres. Mais ce confort idéologique, campé dans le giron d’une consolante coterie, est aujourd’hui sommé de se secouer et de sortir de sa torpeur réflexive et, à vrai dire, passablement nombriliste.
Car les militants de la cancel culture décolonialiste l’ont annoncé : ils vont déconstruire. Cette entreprise de maçonnerie à rebours ne connaît pas la latéralisation politique sur laquelle les bons et benêts croyants du fair-play et de la rationalité ont construit la maison de leurs certitudes. Les décolonialistes se sont accordé un permis de déconstruire qui ne mentionne comme surface que l’illimité : on rase tout. Maurras et Jaurès, le masculin et le féminin, Chaucer et Zola, l’histoire monarchique et le présent démocratique, Molière et Madame de La Fayette, Homère et Les Lumières, la grammaire et Eschyle, le nom des rues et des écoles, Péguy et madame de Sévigné, l’Antiquité et Peter Pan, Babar et la Bible, Harry Potter et le Lac des Cygnes : liquidation pour fermeture définitive !!
Pour le décolonialisme, tout le passé doit être rasé : la guerre de Troie a déjà eu lieu ! Fin de partie ! Ils ont proclamé la défaite de la pensée, de la philosophie, de la biologie, du social, de l’être : tout est race, tout est genre. Il n’y a plus d’histoire ouvrière ou paysanne, de construction politique et d’émancipation sociale : tout est colonial, tout est patriarcal, tout est à redéfinir, c’est-à-dire à détruire.
Le nouveau paradigme est racial et identitaire : il ne s’adresse plus à l’organisation de la société selon le bien commun. Il prône une société de castes, pur nombrilisme où l’appartenance clanique, religieuse, sexuelle donne des droits aux individus en fonction d’un quotient de victimitude collective et hérité qui débouche sur un désir de pouvoir radical.
Alors le clivage droite-gauche, vous pensez ! Et les braves défenseurs de la Culture à l’ancienne de disserter pour savoir si tel concept est gaucher ou droitier, si telle formule ne va pas être honteusement récupéré par la fachosphère ou tendre une perche indigne à des gauchistes effrénés… La peur d’être approuvé par ceux que l’on n’aime point paralyse l’expression : « On va être classé à droite ! » s’effraient les uns. « Ils vont croire qu’on est de gauche ! » s’inquiètent les autres. Ce marketing spontané de l’image de soi, faux-self politicard des façades déformantes, témoigne d’un souci du paraître qui contrevient fondamentalement à l’exercice de l’analyse sociale. Entre le « en même temps » et le « surtout pas », le papillonnage politique s’épuise en arguties stériles.
Les récriminations pudibondes ont peu de sens pour les décolonialistes : les « Vous comprenez, je suis une femme de droite » et les « Vous savez, moi, je suis un homme de gauche » ne font que confirmer leur envie de cancellation. À leurs yeux, vous n’êtes plus rien, juste des sales blancs passéistes.
Nous assistons aujourd’hui à l’effondrement de certaines oppositions. La nostalgie d’un ordonnancement géométrique où s’affrontaient Bloc de l’Est et Bloc de l’Ouest n’a plus de raison d’être. À l’heure du progressisme totalitaire, de l’islamisme et du racialisme, le manichéisme gauche-droite doit être révisé à l’aune des défis qui menacent l’unité culturelle et sociale. Même si l’on oublie les évolutions et mutations des discours de droite et de gauche —qui n’ont de permanence que si on les simplifie — le lien social est, au fond, à la fois de gauche et de droite. Qui donc serait contre le progrès social et l’émancipation ? Qui serait pour le désordre, l’inégalité et la dictature ? Qui serait pour le racisme ? Contre l’égalité hommes-femmes ?
S’il y a antagonisme, ce serait plutôt désormais celui qui oppose la continuité culturelle et politique dans la diversité de ses sensibilités, à la perspective d’une destruction de la culture par la fragmentation en appartenances groupales. Il faut donc préférer la vitalité imparfaite d’une société critique, ouverte et dynamique à son remplacement par un identitarisme agressivement fermé, à l’ambition raciale, religieuse, clanique, identitaire. Dans l’avenir décolonial, le régime national ne sera plus la citoyenneté dans sa diversité, mais une diversité obligatoire, dénuée de fraternité et de ciment culturel commun.
Alors, plutôt que de reproduire les binarismes routiniers de configurations idéologiques périmées, on pourrait se souvenir d’un proverbe yiddish de bon conseil : « quand tu as deux solutions, choisis toujours la troisième ». Et si on oubliait l’opposition gauche-droite pour se rappeler que notre unité culturelle est aussi dialectique ?