[par Xavier-Laurent Salvador]
Dans le récent « débat » qui a opposé Elianne Viennot à Jean Szlamowicz, on a assisté à un de ces numéros de contorsionnistes comme seuls les médias savent en offrir. Et la lionne rugissante de se tranformer sous les yeux ébaubis des téléspectateurs en doux agneau. Voilà à l’écouter une drôle de réduction de la sauce inclusive qui ne manque pas d’interpeller ceux qui, comme nous, depuis 2017 et la parution du premier manuel scolaire en écriture inclusive pour les CE2, suivent avec effarement les évolutions de ce dossier.
Notre interlocuteur.trice, qui se présente ici comme historienne, parfois comme linguiste et que nous pensions littéraire, propose une définition d’une rare modestie de la pourtant tonitruante et rentable révolution inclusive de l’orthographe. Ça méritait d’être signalé, voyons un peu. Pour commencer, il nous est expliqué que « selon elle« , l’usage du point médian – « c’est comme ça qu’elle procède » – doit être réduit dans ses emplois aux mots qui « sont des duets ». On a réécouté l’émission, en pensant d’abord avoir entendu « duel » – ce qui ne serait pas inintéressant – mais non, non, non: on a bien entendu: c’est bien de « duet » qu’il sagit, id est de l’anglicisme traduisant « duo ». La logique de la paire ou du couple étant sans doute trop « marquée », le recours au « duet » recouvre visiblement des mots qui existeraient sous une forme quasi-homographe au masculin et au féminin. Ainsi, alors qu’à l’écran défile le désormais bien vieillot manuel Hatier en inclusive de 2017 avec la fameuse image du bandeau « les agriculteur.rice.s au fil du temps », on entend la théoricienne qui a pourtant inspiré ce chef d’œuvre affirmer:
Non moi je n’utilise pas « Agriculteur.rice.s ». Je réserve l’emploi du point médian au mot qui sont des duets.
« Agriculteur.rice » n’est donc pas une paire-« duet », c’est … un masculin et un féminin que donc rien ne lie morphologiquement. En revanche, on est intéressé d’apprendre à cette occasion que l’éterne « étudiant.e », lui, est bien un « duet ». Eh bien, oui: quoi ! allons, il n’y a qu’à ajouter un « e » à la fin. hmm, moui: enfin, c’est bien le sens de l’existence d’un masculin et d’un féminin que de souligner des paires morphologiques de mots liés par un processus morphologique qui caractérise l’orthographe.
On conviendra quand même que dans ce marasme, la distinction morphologique entre les « duets » et les autres mots ne plaide pas pour la facilité de l’enseignement en classe primaire. Déjà que le niveau orthographique des enfants « plonge » depuis 2016 (source le Monde), on ne voit pas l’instituteur – ni l’institutrice d’ailleurs – se lancer dans la merveilleuse description des subtiles distinctions entre « les mots type étudiants qui servent la cause inclusive » et les autres mots « qui impliquent la lourde répétition » du type: « les agriculteurs, mais aussi les agricultrices ». Car c’est bien de ça qu’il est question. Et des mots qui ne sont pas des « duets », alors ? Ce sont des neutres ? Parce que soudain le neutre fait irruption dans le débat ? Alors que ça fait des années qu’on nous explique que le neutre en français est une vue de l’esprit ? Une lubie de vieux grammairiens aigris, blancs, hétéropatriarcaux et antipathiques ? C’est intéressant. Ah mais sans doute ne comprend-on rien: les mots « qui ne sont pas des duets » sont des mots qui ont une orthographe au féminin trop compliquée pour être abrégée par le point médian et que donc, bla bla bla. Eh: dites, et si pour se simplifier la vie on admettait que le masculin est un genre non marqué ? Du coup, on s’épargnerait la question de la lourde répétition, on admettrait que l’orthographe est un processus morphologique – sans lien avec une quelconque réalité dénotée ni connotée (oui, parce que le régime du sens en langue est plus complexe que sa réduction à une iconicité façon émoji). Oui car l’enjeu est là: la subtile question dans laquelle s’empêtre notre collègue est intimement liée à une mésinterprétation de l’herméneutique. La langue, quoique parfois véhiculée par des signes graphiques plus ou moins complexes, n’est pas illustrée par son signe. Et l’écrit n’est pas une illustration du sens.
C’est différent avec les émojis, par exemple. C’est plus marrant les émojis: on saisit tout de suite, sans s’emmerder à déchiffrer. Un visage noir qui sourit illustre l’émotion joyeuse d’un interlocuteur qui revendique son appartenance ethnique.
En langue, quand on se contente du texte – c’est plus compliqué de savoir si l’auteur sourit. Quel est sa couleur de peau ? Rien ne le dit. En plus, il peut mentir et déléguer à un narrateur une parole médiée. C’est embarrassant. Or rien ne dit dans l’écriture où se situe la vérité: dans l’étymologie ? Dans l’archéologie du signe ? Dans le signe lui-même ? Il se trouve que j’ai moi-même commis un petit livre sur la question (voir ici) auquel je renvoie l’honorable lecteur: les choses sont parfois plus compliquées qu’on ne le voudrait. Bon, donc les duets, ce n’était pas très heureux.
L’enchaînement fut tout aussi intéressant lorsqu’on se trouva à définir le point médian comme une abréviation. Une a-bré-via-tion. Comme « M. » (et « Mme » ?) ou, dixit la dame qui décidément enfile les anglicismes, « Mr ». Alors non, on va revenir un instant sur ce délire d’un nouveau genre.
Une abréviation est utilisée en langue, dans l’administration, dans les relations épistolaires, pour la commodité du scripteur. C’est d’ailleurs assez inconvenant: pardon, mais quand vous écrivez à un courrier à un supérieur hiérarchique – à moins de renoncer à tout espoir de promotion pendant les 20 prochaines années – je doute que vous commenciez vos courriers par « Bonjour Mme, ct ça va ? ». Non ? J’ai raison ou je n’ai pas raison ? Or la « commodité du scripteur », ou sa paresse: c’est précisément ce contre quoi lutte l’école. On n’apprend pas à un enfant qui rentre dans l’orthographe de sa langue à s’économiser d’écrire. On lui apprend à écrire. Et ce serait une sotte idée de lui apprendre à écrire des abréviations.
Ensuite, il est faux de dire que le point médian est une abréviation, tout simplement parce qu’on n’abrège jamais que ce qu’on dit. Et l’emploi du point médian n’abrège pas un usage, il en impose un nouveau pour ensuite se présenter comme son abréviation. C’est absurde, c’est vrai – mais c’est à Eliane Viennot qu’il faut en parler, pas à nous qui nous contentons d’écoper. Et puis, une abréviation, ça se fait avec les signes communs des scripteurs. L’invention du médian, dont se gargarise les wokes qui en ont fait une entrée de Wikipédia pour le plaisir de se prendre pour des encyclopédistes sans comprendre qu’ils détruisent le fragile édifice qui les supporte, est une variation du code orthographique sans grand intérêt mais qui nécessite un apprentissage (la preuve, c’est dans Wikipédia):
Le point médian un signe typographique « · » semblable au point mais placé au-dessus de la ligne de base
https://fr.wikipedia.org/wiki/Point_médian
On se souvient du « Françaises, Français; Belges, Belges » de Desproges qui se moquait allègrement de De Gaulle et Giscard; on ne voit pas que la chose fût si géniale qu’il fallait l’imposer pour « agriculteurs, agricultrices », mais bon…
Or donc, résumons: des « duets », des abréviations.
Bref: l’écriture inclusive, en fait, madame Viennot ne sait pas ce que c’est. Et qu’on ne nous fasse pas le coup de l’usage: ce n’est pas un usage, c’est une ressource idéologique. On ne reviendra pas sur la déshérence orthographique de nos étudiants qui souffrent souvent de ne pas savoir accorder les verbes avec leur sujet: je ne vois pas qu’on leur demande désormais de se référer à une usage flou d’un improbable duet dont l’usage de l’abréviation nécessite l’apprentissage d’une norme typographique et orthographique nouvelle qui implique d’avoir fait bac+12 pour en saisir la nuance.
Tout dans la posture de ce débat montrait en fait le déballonnement de l’idée. La lionne devenait l’agne.au.lle. « Mais non, dormez braves gens; ce n’est pas grave ». La seule contribution à l’histoire des idées de ce sot projet aura été d’engendrer un monstre unique, celui qui est d’ailleurs cité dans l’échange: l’éternel « étudiant.e.s ». Il est probable que cette forme restera parce qu’elle est iconique (au sens de émoji) de la jeunesse. Mais il disparaîtra des autres emplois, car à n’en pas douter à part les éternels militants de leur propre cause, rares seront les « directeur.rice.s » qui s’accomoderont d’un titre aussi laid.
Ce qu’il faut retenir de tout ça
L’écriture inclusive, même pour ses partisans dont on ne sait s’ils raisonnent en historiens, en linguistes ou en professeur agrégé, est un grand impensé qui les dépasse. Le présupposé qui consiste à considérer que l’invisibilisation de la femme par l’écriture repose sur une vision de la langue fondée sur l’iconicité et qui réduit l’orthographe à un émoji éternel. L’écriture – façon hyéroglyphe – illustrerait plutôt que le signe ne dénoterait. C’est absurde pour tout linguiste. On essaie de le dire, mais on nous impose des discours d’enfants: « enfin, le masculin l’emporte sur le féminin » ! Allons… « Le neutre n’existe pas ! » Ah bon ? Tu fais de la jument ? Les rates ont envahi Paris ? Le pou et la puce, tu sais que c’est un couple ? Passons. Qu’au moins, on accorde aux linguistes, aux historiens de la langue le crédit qu’on accorde à n’importe quel expert.e de plateau télé.
Le complot contre le beau sexe au XVIIe siècle – période pendant laquelle les femmes n’ont pourtant pas manqué de pouvoir, mais nos historien.ne.s le savent-elles ? – est une métaphore passionnante qui en dit plus sur ceux et celles qui le racontent que sur ceux qui l’ont ourdi. L’idée que « la langue façonne l’homme (l’hypothèse de Sapir-Whorf) est une approximation qui fait sourire et qu’on pensait avoir évacué du paysage. L’arbitraire du signe est un socle solide de la pensée morphologique, etc.
Reste que le problème demeure de la simplicité d’accès à l’idée et de sa pénétration dans l’Université. Les écoles doctorales, les administrations, leurs enseignants communiquent officiellement en alimentant le juteux business de la formation à l’inclusive. Et les jeunes enseignants, depuis plus de cinq ans maintenant, revendiquent de l’enseigner en classe en tant que tel, font des pétitions, le disent et l’assument. Or le problème n’est pas de savoir si la raison pour laquelle ils le font est légitime:
– faut-il sensibiliser les enfants à l’égalité homme-femme ? Oui.
– faut-il enseigner l’égalité homme-femme, lutter contre le patriarcat dans les classe ? Oui, da.
– faut-il affronter les croyances sectaires des enfants et de leurs familles ? Oui.
Mais faut-il, à votre avis, le faire en assumant sa position en classe dans le cadre d’un cours ? Ou vaut-il mieux se donner bonne conscience en le faisant subrepticement en enseignant un vague usage orthographique auquel personne ne comprend rien mais qui donne bonne conscience ?
L’écriture inclusive est un militantisme de clavier qui évite d’aborder les vrais problèmes. Certains en ont fait le moteur de leur carrière, soit. Mais en l’instituant dans la classe de collège, on détourne l’institution de ses principes, on fragilise la langue et finalement on en arrive à faire le contraire de ce qu’on prétend faire : on déconstruit la langue française, et on ne renforce aucunement la position du maître comme de la maîtresse dans la classe.
Donc Monsieur le Ministre (et non: « Mr l’M.str.e »): vous avez raison de vous inquiéter. Le problème ne se cantonne pas à un délire d’universitaires. Cela fait bien longtemps qu’il a pénétré les écoles, voilà déjà cinq ans que des tentatives de l’imposer dans des manuels reviennent régulièrement et qu’en sous-main, les mêmes qui font les agnelles à la télévision proposent des formations hardcore pour les personnels administratifs afin de les plier à cet usage lamentable.
Laissons la parole à ces dames:
Nous sommes devenues serpentes,
https://cnnlngs.blogspot.com/p/le-e-muette-pendant-que-les-autres-se.html
expertes en langue de vipère
Consonne voyelle voyelle qu’on sonne
Nous ne sommes plus dans le silence