Joie décoloniale

Joie décoloniale

L’exposition "Toward Joy. New Frameworks for American Art" au Musée de Brooklyn, orchestrée par Stephanie Sparling Williams, propose une relecture radicale de l’histoire de l’art américain en inversant les rapports de pouvoir : les œuvres des artistes non blancs et des femmes sont mises en avant, tandis que celles des artistes blancs sont physiquement rabaissées pour forcer une prise de conscience des inégalités historiques. Cette démarche, saluée par certains comme une déconstruction nécessaire du récit dominant, est critiquée par d’autres comme une forme de militantisme radical qui transforme l’expérience muséale en une démonstration idéologique.

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Joie décoloniale

Le Musée de Brooklyn est le deuxième musée de New York pour la richesse de ses collections, allant de l’Égypte ancienne aux arts de l’islam, des arts décoratifs à la peinture européenne et américaine, de la photographie à « l’art féministe ». Il accueille chaque année plus de 500000 visiteurs. Pour fêter le bicentenaire de l’institution, sa conservatrice Stephanie Sparling Williams a déployé un nouvel accrochage pour 400 œuvres, intitulé Toward Joy. New Frameworks for American Art. De quoi s’agit-il ?


La joie est d’abord communiquée par les murs repeints aux couleurs pimpantes, arborant parfois des papiers peints à fleurs ou à motifs variés, qui font paraître bien ternes les couleurs des tableaux. Mais cela ne gêne guère la gestionnaire des lieux, pour qui l’art n’est qu’un moyen au service d’autres fins.

Ce qui anime la militante afroféministe, qui revendique son « activisme », c’est surtout la joie de la revanche. Revanche sur tant de siècles où l’art fut dominé par l’esclavagisme et le colonialisme. Les collections de peinture sont accrochées à deux niveaux : les tableaux de Noirs à hauteur d’œil et les tableaux de Blancs au ras du sol, de manière à obliger le visiteur à se baisser ou à s’asseoir. Les tableaux, leurs modèles et tout ce qu’ils représentent sont littéralement rabaissés et humiliés. Une fois assis et remis de sa surprise, le visiteur peut entamer une salutaire prise de conscience, dirigée par l’audioguide, qui l’invite à contempler avec effroi cette « mer de visages blancs », à réfléchir à ses « privilèges » dans une société fondée sur « le colonialisme et l’esclavage ». Interrogée par Le Monde le 2 février dernier, Sparling Williams répond : « Le but était de changer le rapport au pouvoir. Nous leur disons : vous avez eu votre tour, maintenant, asseyez-vous1. » Leur désigne-t-il les tableaux, les personnages représentés ou les visiteurs – ou les trois à la fois ?

Tout l’accrochage est organisé pour mettre en scène la revanche des colonisés, qu’ils soient Noirs ou Amérindiens. Les œuvres des anciens dominés sont confrontées à celles de leurs oppresseurs afin d’instruire le procès de la culture occidentale : à côté d’une tempête dans les montagnes Rocheuses, symbole de la conquête de l’Ouest, est affiché un discours prononcé par les Iroquois à l’occasion de Thanksgiving pour rendre hommage à Mère Nature, pour bien montrer que cette fête essentielle pour les Américains préexistait à l’arrivée des colons. Ailleurs, un tableau des Chutes du Niagara par Louis-Rémy Mignot (1886) est accompagné de ce commentaire : « les peuples indigènes, auxquels cette région apportait des moyens de subsistance et pour lesquels elle avait une signification culturelle profonde, ont été déplacés en raison de l’arrivée des colons européens et des touristes comme Mignot. »


Cependant, la curatrice a constaté avec tristesse que les collections ne comportaient que 15% d’œuvres de femmes et moins de 5% d’artistes afro-américains. Dès lors, elle a imaginé cette exposition de 416 œuvres, dont 109 de femmes et 150 d’artistes de couleur, prémices de son désir d’orienter l’établissement conformément aux perspectives « Black Feminist and BIPOC » [Black, Indigenous and People of Colour], comme on peut lire sur le site. En témoigne la toile à l’acrylique de l’artiste navajo Nanibah Chacon, Four Genders Were Born (2022), qui représente un couple transgenre et réalise une bonne synthèse des causes woke, à défaut d’offrir un quelconque intérêt esthétique.

Faute de pouvoir mettre à la poubelle les tableaux peints par des Blancs pour des Blancs et montrant des Blancs, la conservatrice a imaginé de réorganiser les collections pour « encadrer une collection d’art américain largement blanche et dominante à travers les contributions culturelles, le regard et les sensibilités critiques des communautés non-blanches. » Autrement dit, les productions issues des BIPOC (œuvres, textes, témoignages variés) sont convoqués pour porter un commentaire critique sur les œuvres blanches et déconstruire leur propre discours.

Un tableau résume bien ce projet : Shifting the Gaze, de Titus Kaphar, représente un jeune serviteur noir, à l’expression dégoûtée, entouré de ses maîtres blancs en costume XVIIIe. Du moins autant qu’on peut le discerner, car l’artiste n’a laissé visible que le Noir et, d’un pinceau rageur, a badigeonné les Blancs dans un acte d’effacement ostentatoire. Comme le titre l’indique, le but est de « déplacer le regard », afin que « [le sentiment d’appartenance des artistes et du public] ne dépende pas uniquement de sa proximité avec la blanchité, les valeurs occidentales ou les tropes de l’histoire de l’art. » (dixit la conservatrice). Une question nous taraude pourtant : pourquoi avoir blanchi les Blancs, alors que tout le propos de l’exposition est de les noircir ? C’est que, comme dans L’Enfer de Dante, il faut punir les pécheurs par où ils ont péché : la blancheur.

Quelles sont les réactions à cette flambante opération de wokisme culturel ? En France, Le Monde avoue que le visiteur est « déstabilisé » mais se félicite de cet accrochage qui « casse le narratif classique » – l’expression elle-même, usée jusqu’à la corde, transpire le conformisme de l’anticonformisme – et salue le « tour de force » de ce « parti-pris idéologique assumé ». Plus direct, le site Nova affirme : « La curatrice du musée de Brooklyn fout le bordel dans des collections ancestrales, mais un joyeux et très intelligent bordel. » Aux États-Unis, en attendant de savoir si Donald Trump va continuer à soutenir le musée, une visiteuse du Middle West n’a pas apprécié l’exposition. Elle écrit sur Tripadvisor: « Brooklyn is a great place and lucky to have this great museum. Get ready for a pricey ticket for the privilege of walking thru the woke side of racism via master pieces. Being from the mid-west I’m not used to having it stuck in my face at almost every turn. » [Brooklyn est un endroit formidable et il a de la chance d’avoir ce grand musée. Préparez-vous à payer le prix fort pour avoir le privilège de déambuler à travers la dimension woke du racisme à travers des chefs-d’œuvre. Étant originaire du Midwest, je n’ai pas l’habitude de me le voir jeter à la figure à tout bout de champ].

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