Read More Philippe Zard, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-NanterreSOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISMELivres expurgés, œuvres déclarées infréquentables, écrivains disgraciés, contestations d’enseignement : tous ces faits ne sont certes ni de même nature, ni de même gravité, ni de même ampleur, et la confusion qui règne autorise d’excellents esprits à parler de panique morale. Il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil, ni la damnatio memoriae, ni l’évolution des normes esthétiques, ni la révision des traductions, ni même le contrôle des publications ; et l’histoire littéraire ne nous instruit-elle pas de la variabilité des jugements et de la muabilité des œuvres ? Pourquoi s’affoler ?Il est à craindre, pourtant, que cette dédramatisation ne prépare de lâches consentements, et que le souci intellectuel de comprendre les sensibilités nouvelles ne finisse par faire passer les vessies de la censure pour les lanternes de la vigilance. Ceux qui s’alarment de ce qu’on fait subir à Roald Dahl (romancier passablement antisémite pour lequel l’auteur de ces lignes est peu suspect de sympathie) ne sont pas tous des conservateurs confits dans le culte fétichiste de la lettre et de la fixité du texte. Ils savent généralement que la littérature de jeunesse est soumise à des règles spécifiques, qu’ils n’ont pas découvert dans leur version d’origine les contes de Perrault ou qu’ils ont souvent commencé par lire Verne, Hugo ou Dumas dans des éditions abrégées de la Bibliothèque verte. Mais ils savent aussi faire la différence entre récits anciens et modernes, entre corrections consenties et dénaturations posthumes, entre réécriture littéraire et police de l’écriture, et, en la circonstance, entre amendements avisés – telle saillie raciste qu’il faudrait épargner au jeune public – et caviardage compulsif d’offenses imaginaires et de traumatismes virtuels, extension illimitée du répertoire des mots tabous et des victimes putatives. Gros, gras, maigre, blanc ou noir, rien n’est assez anodin pour nos experts en offensologie : quand, à force de coupes claires, un « pauvre petit gars, l’air maigre et affamé » perd tous ses attributs pour n’être plus qu’un « gars », c’est la littérature qu’on stérilise, c’est le lexique qu’on assèche et avec lui l’imagination et le monde même de l’enfant – le privant par là des outils intellectuels et des médiations symboliques par lesquels il pourra nommer les choses et nourrir son expérience. Il en va de la littérature comme de l’éducation : la surprotection surexpose aux dangers qu’elle voudrait conjurer.Confondre malaise, blessure et trauma, c’est refuser que la littérature nous inquiète – pour reprendre le mot de Gide (« Inquiéter, tel est mon rôle ») –, c’est troquer le roman pour la romance, c’est plaider pour une littérature édifiante, sinon une feelgood literature.Mais que dire lorsque ce maternage s’étend à la littérature pour adultes ? Selon le rang de l’auteur ou l’objet du litige, selon qu’il s’agit de classiques, présumés intouchables, ou de littérature sérielle, les procédés se modulent, entre ravalement de façade, microchirurgie et quarantaine. Des petites mains, rebaptisées « sensitivity readers », ont déjà fait de la littérature policière leur terrain d’élection. L’affichage vertueux (la chasse aux contenus offensants) s’y marie souvent aux arrière-pensées mercantiles (préserver la rente des éditeurs et des ayants droit) : Ian Fleming ou Agatha Christie en ont récemment fait les frais. Quand il s’agit d’œuvres dites majeures (car la littérature populaire n’a pas le monopole des représentations douteuses ou des pensées fâcheuses), les mises en garde (ou « trigger warnings »), la mauvaise conscience ou de discrètes relégations se substituent aux ciseaux d’Anastasie : on a ainsi entendu des voix autorisées dire leur gêne à l’idée de faire lire à leurs étudiants des livres entachés de préjugés sexistes, racistes, antisémites ou colonialistes. De fait, nul besoin de remonter jusqu’à Sade : combien de divinités de notre panthéon littéraire pourraient se soumettre au lit de Procuste, toujours plus étroit, de nos standards de respectabilité ?Ce n’est pas encore une vague de fond, comme dans certaines universités américaines ; c’est une petite musique du soupçon. Il devient difficile de ne pas y reconnaître, sous de nouveaux atours, le retour d’un vieux procès de la fiction, d’une vieille défiance envers la littérature, en somme d’une bibliophobie qui ne dit pas son nom.Elle est trois fois déplorable : moralement, esthétiquement et politiquement.1/ Elle trahit notre suffisance de modernes, la croyance présomptueuse en notre supériorité morale sur le passé, un « ethnocentrisme du présent » (Charles Taylor) qui nous rend si friands de procès rétroactifs. Pourquoi se priver du plaisir narcissique de se sentir plus vertueux que Voltaire, cet antisémite, et que Rousseau, ce misogyne ? Pourquoi faire l’effort de comprendre avant que de juger ? Et c’est ainsi qu’avant d’avoir eu le temps de rien connaître ni de la littérature, ni de l’histoire, ni de la vie, le lecteur se trouve invité à s’ériger en accusateur public, en procureur précoce, au mieux en traqueur de stéréotypes – étant lui-même, sans doute par la grâce d’une naissance tardive, dûment immunisé contre les préjugés.Romain Gary considérait qu’il « n’existe pas de chef-d’œuvre coupable » (Pour Sganarelle) ; mais le contraire n’est pas moins vrai : il n’est ni de saints génies ni de livres innocents. C’est l’exigence d’innocence qui est délirante, qu’elle s’adresse à l’œuvre ou à son auteur. Si l’on appliquait à l’altérité du passé un peu des précautions relativistes que l’on s’impose dans notre rapport aux cultures étrangères, gageons qu’on ne se demanderait pas s’il est encore loisible de faire lire Le Père Goriot ou Oliver Twist à nos étudiants.2/ Le deuxième contresens est esthétique ; il porte sur la nature même de l’action littéraire et de la lecture. On est frappé de voir revenir, sous la bannière du progressisme, une peur quasi superstitieuse des effets corrupteurs de la littérature qu’on eût crue réservée aux cercles de la droite la plus rétrograde. Vous avez dit « panique morale » ? Vous avez dit « fragilité » ? Confondre malaise, blessure et trauma, c’est refuser que la littérature nous inquiète – pour reprendre le mot de Gide (« Inquiéter, tel est mon rôle ») –, c’est troquer le roman pour la romance, c’est plaider pour une littérature édifiante, sinon une feelgood literature. À quand des procureurs Pinard de la justice sociale et l’instauration d’un Index inclusif pour protéger nos âmes désarmées ?Parfois normative, jamais prescriptive, l’œuvre littéraire ne se donne pas comme parole d’évangile : c’est d’ailleurs sa différence avec les textes religieux dont on s’étonnerait presque (sans le déplorer !) qu’ils échappent à l’inquisition sourcilleuse de nos clercs justiciers.Est-ce ainsi que les hommes lisent ? C’est faire injure aux lecteurs que de se les figurer en consciences passives et spongieuses au point de confier à un aréopage de sachants le soin de décider à leur place des œuvres autorisées et des énoncés licites. Il faut le répéter : une œuvre de fiction ne porte pas des messages à la manière d’un facteur ou d’une dépêche de presse ; tissée de pensées et de passions, de conscient et d’inconscient, elle active une infinité de foyers imaginaires, émotionnels et sémantiques – personnages, intrigues, énoncés, style – aux effets impondérables. Que de lectrices, au XIXe siècle, se sont émancipées par la lecture de ces romans qu’on accuse aujourd’hui de les avoir exclues ! Refuser la complexité de ces cheminements du sens, c’est répudier la littérature même. Et quand des romans mettent en œuvre des mécanismes immersifs ou identificatoires, ce n’est jamais qu’à titre provisoire et conditionnel. Un énoncé antisémite dans un roman de Dostoïevski ne fera pas de moi un antisémite. On peut lire avec l’auteur ou contre lui, et on ne lit jamais un seul livre : un roman en appelle d’autres. Le régime même de la littérature est pluraliste. Parfois normative, jamais prescriptive, l’œuvre littéraire ne se donne pas comme parole d’évangile : c’est d’ailleurs sa différence avec les textes religieux dont on s’étonnerait presque (sans le déplorer !) qu’ils échappent à l’inquisition sourcilleuse de nos clercs justiciers.3/ La troisième aberration est politique, voire stratégique. Jouer avec l’idée de se débarrasser du racisme ou du sexisme en nettoyant les livres, les bibliothèques ou les programmes relève de l’inconséquence. Ce trafic textuel passerait donc par l’occultation des maux mêmes qu’il entend combattre : comment lutter contre un crime dont on effacerait les traces ? Entre le blanchiment des œuvres et la passion des listes noires, entre falsification et proscription, la boussole antidiscriminatoire se détraque. C’est le contraire même de ce qui est requis de nous, lecteurs autant qu’enseignants : ni déni embarrassé (il ne s’agit pas de faire comme si les problèmes n’existaient pas), ni posture de pénitence (je ne suis pas coupable d’admirer et d’enseigner les chefs-d’œuvre du passé), mais un travail inlassable d’élucidation. Seule la vérité libère. On ne triche pas avec les textes : on les annote, on les commente, on les situe, on affronte les difficultés qu’ils présentent. Et quand racisme ou sexisme il y a, il nous revient d’en rendre compte sans nous dérober.Cela n’exclut pas le discernement : on n’inscrira pas n’importe quel livre au programme sans s’assurer d’un accompagnement pédagogique digne de ce nom. Mais on peut souvent aller plus loin qu’on ne le croit. Qu’on me permette, pour finir, un témoignage personnel. Pour le lycéen que j’étais, les occasions de rencontrer l’antisémitisme en littérature ne manquaient pas ; ces blessures étaient réelles, sans avoir rien de traumatique ; elles se sont révélées autant d’incitations à penser la complexité. Je ne savais pas alors que, vingt ans plus tard, j’inscrirais Le Marchand de Venise de Shakespeare et le Mahomet de Voltaire à mon cours de licence. L’aurais-je tenté dans le secondaire ? Certes non : de telles œuvres imposent, pour être comprises, des connaissances historiques, des protocoles interprétatifs et pour tout dire un sang-froid guère accessibles à un public adolescent. Ce cours n’en restera pas moins l’une de mes expériences pédagogiques les plus exaltantes. Il ne s’agissait de rien d’autre que du pari d’apprendre à lire, de trouver la bonne distance avec des textes périlleux et difficiles, de relever avec des étudiants le défi d’affronter sereinement des représentations qui ne sont plus les nôtres, dont certaines nous sont même devenues odieuses, sans s’abandonner au plaisir facile d’autodafés expiatoires. La seule offense impardonnable, c’est celle qu’on fait à l’intelligence.LIRE AUSSI > De la fragilité à l’intoléranceSOUTENEZ LE DDV >> ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISMEAchat au numéro : 9,90 eurosAbonnement d’un an : 34,90 euros
Philippe Zard, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-Nanterre
SOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISME
Livres expurgés, œuvres déclarées infréquentables, écrivains disgraciés, contestations d’enseignement : tous ces faits ne sont certes ni de même nature, ni de même gravité, ni de même ampleur, et la confusion qui règne autorise d’excellents esprits à parler de panique morale. Il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil, ni la damnatio memoriae, ni l’évolution des normes esthétiques, ni la révision des traductions, ni même le contrôle des publications ; et l’histoire littéraire ne nous instruit-elle pas de la variabilité des jugements et de la muabilité des œuvres ? Pourquoi s’affoler ?
Il est à craindre, pourtant, que cette dédramatisation ne prépare de lâches consentements, et que le souci intellectuel de comprendre les sensibilités nouvelles ne finisse par faire passer les vessies de la censure pour les lanternes de la vigilance. Ceux qui s’alarment de ce qu’on fait subir à Roald Dahl (romancier passablement antisémite pour lequel l’auteur de ces lignes est peu suspect de sympathie) ne sont pas tous des conservateurs confits dans le culte fétichiste de la lettre et de la fixité du texte. Ils savent généralement que la littérature de jeunesse est soumise à des règles spécifiques, qu’ils n’ont pas découvert dans leur version d’origine les contes de Perrault ou qu’ils ont souvent commencé par lire Verne, Hugo ou Dumas dans des éditions abrégées de la Bibliothèque verte. Mais ils savent aussi faire la différence entre récits anciens et modernes, entre corrections consenties et dénaturations posthumes, entre réécriture littéraire et police de l’écriture, et, en la circonstance, entre amendements avisés – telle saillie raciste qu’il faudrait épargner au jeune public – et caviardage compulsif d’offenses imaginaires et de traumatismes virtuels, extension illimitée du répertoire des mots tabous et des victimes putatives. Gros, gras, maigre, blanc ou noir, rien n’est assez anodin pour nos experts en offensologie : quand, à force de coupes claires, un « pauvre petit gars, l’air maigre et affamé » perd tous ses attributs pour n’être plus qu’un « gars », c’est la littérature qu’on stérilise, c’est le lexique qu’on assèche et avec lui l’imagination et le monde même de l’enfant – le privant par là des outils intellectuels et des médiations symboliques par lesquels il pourra nommer les choses et nourrir son expérience. Il en va de la littérature comme de l’éducation : la surprotection surexpose aux dangers qu’elle voudrait conjurer.
Confondre malaise, blessure et trauma, c’est refuser que la littérature nous inquiète – pour reprendre le mot de Gide (« Inquiéter, tel est mon rôle ») –, c’est troquer le roman pour la romance, c’est plaider pour une littérature édifiante, sinon une feelgood literature.
Mais que dire lorsque ce maternage s’étend à la littérature pour adultes ? Selon le rang de l’auteur ou l’objet du litige, selon qu’il s’agit de classiques, présumés intouchables, ou de littérature sérielle, les procédés se modulent, entre ravalement de façade, microchirurgie et quarantaine. Des petites mains, rebaptisées « sensitivity readers », ont déjà fait de la littérature policière leur terrain d’élection. L’affichage vertueux (la chasse aux contenus offensants) s’y marie souvent aux arrière-pensées mercantiles (préserver la rente des éditeurs et des ayants droit) : Ian Fleming ou Agatha Christie en ont récemment fait les frais. Quand il s’agit d’œuvres dites majeures (car la littérature populaire n’a pas le monopole des représentations douteuses ou des pensées fâcheuses), les mises en garde (ou « trigger warnings »), la mauvaise conscience ou de discrètes relégations se substituent aux ciseaux d’Anastasie : on a ainsi entendu des voix autorisées dire leur gêne à l’idée de faire lire à leurs étudiants des livres entachés de préjugés sexistes, racistes, antisémites ou colonialistes. De fait, nul besoin de remonter jusqu’à Sade : combien de divinités de notre panthéon littéraire pourraient se soumettre au lit de Procuste, toujours plus étroit, de nos standards de respectabilité ?
Ce n’est pas encore une vague de fond, comme dans certaines universités américaines ; c’est une petite musique du soupçon. Il devient difficile de ne pas y reconnaître, sous de nouveaux atours, le retour d’un vieux procès de la fiction, d’une vieille défiance envers la littérature, en somme d’une bibliophobie qui ne dit pas son nom.
Elle est trois fois déplorable : moralement, esthétiquement et politiquement.
1/ Elle trahit notre suffisance de modernes, la croyance présomptueuse en notre supériorité morale sur le passé, un « ethnocentrisme du présent » (Charles Taylor) qui nous rend si friands de procès rétroactifs. Pourquoi se priver du plaisir narcissique de se sentir plus vertueux que Voltaire, cet antisémite, et que Rousseau, ce misogyne ? Pourquoi faire l’effort de comprendre avant que de juger ? Et c’est ainsi qu’avant d’avoir eu le temps de rien connaître ni de la littérature, ni de l’histoire, ni de la vie, le lecteur se trouve invité à s’ériger en accusateur public, en procureur précoce, au mieux en traqueur de stéréotypes – étant lui-même, sans doute par la grâce d’une naissance tardive, dûment immunisé contre les préjugés.
Romain Gary considérait qu’il « n’existe pas de chef-d’œuvre coupable » (Pour Sganarelle) ; mais le contraire n’est pas moins vrai : il n’est ni de saints génies ni de livres innocents. C’est l’exigence d’innocence qui est délirante, qu’elle s’adresse à l’œuvre ou à son auteur. Si l’on appliquait à l’altérité du passé un peu des précautions relativistes que l’on s’impose dans notre rapport aux cultures étrangères, gageons qu’on ne se demanderait pas s’il est encore loisible de faire lire Le Père Goriot ou Oliver Twist à nos étudiants.
2/ Le deuxième contresens est esthétique ; il porte sur la nature même de l’action littéraire et de la lecture. On est frappé de voir revenir, sous la bannière du progressisme, une peur quasi superstitieuse des effets corrupteurs de la littérature qu’on eût crue réservée aux cercles de la droite la plus rétrograde. Vous avez dit « panique morale » ? Vous avez dit « fragilité » ? Confondre malaise, blessure et trauma, c’est refuser que la littérature nous inquiète – pour reprendre le mot de Gide (« Inquiéter, tel est mon rôle ») –, c’est troquer le roman pour la romance, c’est plaider pour une littérature édifiante, sinon une feelgood literature. À quand des procureurs Pinard de la justice sociale et l’instauration d’un Index inclusif pour protéger nos âmes désarmées ?
Parfois normative, jamais prescriptive, l’œuvre littéraire ne se donne pas comme parole d’évangile : c’est d’ailleurs sa différence avec les textes religieux dont on s’étonnerait presque (sans le déplorer !) qu’ils échappent à l’inquisition sourcilleuse de nos clercs justiciers.
Est-ce ainsi que les hommes lisent ? C’est faire injure aux lecteurs que de se les figurer en consciences passives et spongieuses au point de confier à un aréopage de sachants le soin de décider à leur place des œuvres autorisées et des énoncés licites. Il faut le répéter : une œuvre de fiction ne porte pas des messages à la manière d’un facteur ou d’une dépêche de presse ; tissée de pensées et de passions, de conscient et d’inconscient, elle active une infinité de foyers imaginaires, émotionnels et sémantiques – personnages, intrigues, énoncés, style – aux effets impondérables. Que de lectrices, au XIXe siècle, se sont émancipées par la lecture de ces romans qu’on accuse aujourd’hui de les avoir exclues ! Refuser la complexité de ces cheminements du sens, c’est répudier la littérature même. Et quand des romans mettent en œuvre des mécanismes immersifs ou identificatoires, ce n’est jamais qu’à titre provisoire et conditionnel. Un énoncé antisémite dans un roman de Dostoïevski ne fera pas de moi un antisémite. On peut lire avec l’auteur ou contre lui, et on ne lit jamais un seul livre : un roman en appelle d’autres. Le régime même de la littérature est pluraliste. Parfois normative, jamais prescriptive, l’œuvre littéraire ne se donne pas comme parole d’évangile : c’est d’ailleurs sa différence avec les textes religieux dont on s’étonnerait presque (sans le déplorer !) qu’ils échappent à l’inquisition sourcilleuse de nos clercs justiciers.
3/ La troisième aberration est politique, voire stratégique. Jouer avec l’idée de se débarrasser du racisme ou du sexisme en nettoyant les livres, les bibliothèques ou les programmes relève de l’inconséquence. Ce trafic textuel passerait donc par l’occultation des maux mêmes qu’il entend combattre : comment lutter contre un crime dont on effacerait les traces ? Entre le blanchiment des œuvres et la passion des listes noires, entre falsification et proscription, la boussole antidiscriminatoire se détraque. C’est le contraire même de ce qui est requis de nous, lecteurs autant qu’enseignants : ni déni embarrassé (il ne s’agit pas de faire comme si les problèmes n’existaient pas), ni posture de pénitence (je ne suis pas coupable d’admirer et d’enseigner les chefs-d’œuvre du passé), mais un travail inlassable d’élucidation. Seule la vérité libère. On ne triche pas avec les textes : on les annote, on les commente, on les situe, on affronte les difficultés qu’ils présentent. Et quand racisme ou sexisme il y a, il nous revient d’en rendre compte sans nous dérober.
Cela n’exclut pas le discernement : on n’inscrira pas n’importe quel livre au programme sans s’assurer d’un accompagnement pédagogique digne de ce nom. Mais on peut souvent aller plus loin qu’on ne le croit. Qu’on me permette, pour finir, un témoignage personnel. Pour le lycéen que j’étais, les occasions de rencontrer l’antisémitisme en littérature ne manquaient pas ; ces blessures étaient réelles, sans avoir rien de traumatique ; elles se sont révélées autant d’incitations à penser la complexité. Je ne savais pas alors que, vingt ans plus tard, j’inscrirais Le Marchand de Venise de Shakespeare et le Mahomet de Voltaire à mon cours de licence. L’aurais-je tenté dans le secondaire ? Certes non : de telles œuvres imposent, pour être comprises, des connaissances historiques, des protocoles interprétatifs et pour tout dire un sang-froid guère accessibles à un public adolescent. Ce cours n’en restera pas moins l’une de mes expériences pédagogiques les plus exaltantes. Il ne s’agissait de rien d’autre que du pari d’apprendre à lire, de trouver la bonne distance avec des textes périlleux et difficiles, de relever avec des étudiants le défi d’affronter sereinement des représentations qui ne sont plus les nôtres, dont certaines nous sont même devenues odieuses, sans s’abandonner au plaisir facile d’autodafés expiatoires. La seule offense impardonnable, c’est celle qu’on fait à l’intelligence.
LIRE AUSSI > De la fragilité à l’intolérance
SOUTENEZ LE DDV >> ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISMEAchat au numéro : 9,90 euros
Abonnement d’un an : 34,90 euros
« Ce post est un relevé d’information de notre veille d’information »