par Nathalie HEINICH
La récente polémique sur l’islamo-gauchisme à l’université a eu le mérite de mettre sur le devant de la scène intellectuelle la question de la «militantisation» de l’enseignement et de la recherche, pour tenter un néologisme rendu hélas nécessaire par la réalité de ce qui est en train de se produire sous nos yeux: l’emprise croissante d’un militantisme dévoyé, qui tend à transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement, et les publications en tracts.
Après les dérives des années post-68, nous pensions en avoir presque fini avec la contamination de la recherche par le militantisme, qui subordonne la mission épistémique – produire et transmettre du savoir – à la mission politique – transformer le monde. Eh bien non: dans une splendide ignorance des calamités engendrées par cette confusion dans un passé pourtant récent, nos «universitaires engagés», trouvant sans doute que voter, manifester, militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics pour eux, tentent d’y revenir. Certes, leurs causes ont changé: la classe sociale s’est effacée derrière la race et le sexe, comme l’ont récemment déploré Stéphane Beaud et Gérard Noiriel1, tandis que la religion passait, au moins chez certains, du statut d’opium du peuple à celui d’étendard des opprimés. Mais le fond est le même: justification de moyens plus que douteux par la mise en avant de causes légitimes, sur le vieux modèle du «la fin justifie les moyens»; refus de l’autonomie de la science, n’empêchant pas d’ailleurs la défense opportuniste de la liberté académique dès qu’un doute est émis sur la place de ces productions à l’université; médiocrité intellectuelle, encouragée par une division en «studies» mono-centrées en place des disciplines organisant la distribution des compétences épistémiques; glissement vers un radicalisme propre à fasciner les esprits faibles.
Des moyens douteux au service de causes légitimes
Pour peu que l’on mette en cause la rigueur intellectuelle de leurs publications et de leurs enseignements, les nouveaux «académo-militants» (encore un néologisme que l’on aimerait ne pas avoir eu à inventer) se drapent derrière l’incontestable bien-fondé des causes qu’ils défendent: la lutte contre les «dominations» de toutes sortes et, plus précisément, contre les discriminations basées sur le sexe, la sexualité, la couleur de peau ou la religion. Il n’y a d’ailleurs là rien de nouveau sur le soleil, puisque de telles discriminations sont prohibées par la loi – mais leur interdiction légale n’empêche malheureusement pas leur existence factuelle, et nul ne peut s’offusquer qu’on tente d’y mettre fin. Le problème est de savoir de quelle façon.
Or, les moyens que prétendent imposer les défenseurs de ces causes dans le monde académique sont illégitimes dans le contexte où ils exercent leur activité professionnelle, et c’est précisément ce qu’ils cherchent à dissimuler derrière l’invocation de la justesse de leurs causes. Ils commettent en effet ce que les sociologues nomment une «confusion des arènes» entre celle, scientifique ou épistémique, de la production et de la transmission du savoir (tâche pour laquelle sont payés les universitaires, à l’exclusion de toute autre) et celle, politique ou civique, de la transformation du monde social.
Car ce n’est pas, bien sûr, le militantisme en tant que tel qui est critiquable, mais seulement sa pratique dans des lieux qui ne sont pas faits pour lui. Et par «lieux» il ne faut pas entendre la réalité topographique des établissements d’enseignement supérieur: le militantisme syndical voire politique est parfaitement admissible dans les espaces d’accueil et les couloirs des universités. Mais une fois franchi le seuil des salles de classes ou des amphithéâtres, une fois soumis à une revue scientifique à expertise par les pairs, un enseignement ou un article devrait s’affranchir de toute visée politique ou morale, au profit de la seule visée épistémique.
Le mépris de l’autonomie du savoir
C’est en cela que réside la revendication de l’autonomie du savoir ou de la science: une autonomie lentement conquise au cours des siècles contre les tentatives d’enrégimentement par la religion ou par le pouvoir politique. Et le principal moyen de cette autonomie a été édicté il y a exactement un siècle par l’un des fondateurs de la sociologie, Max Weber, dans les célèbres pages qu’il a consacrées à la «neutralité axiologique», autrement dit l’obligation pour l’enseignant-chercheur de suspendre l’expression de tout jugement de valeur morale ou politique dans le cadre de l’exercice de sa mission professionnelle2.
Mais les praticiens de ce que, naguère, le sociologue Didier Lapeyronnie fustigea brillamment sous le terme d’«académisme radical»3 ont-ils jamais lu Weber? On ne dirait pas, à en croire les contre-sens qui prolifèrent dès qu’il est question de neutralité axiologique. Car celle-ci ne consiste nullement, comme croient ou feignent de le croire certains, à ne jamais exprimer son opinion personnelle: elle consiste uniquement à ne le faire que dans l’espace public ou dans l’espace privé – mais pas dans l’enceinte et dans le cadre de l’enseignement et de la recherche. Et la neutralité ne consiste pas non plus à n’exprimer aucune opinion dans ce cadre dédié au savoir: elle consiste à s’abstenir de jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques – ce qui autorise bien sûr l’expression de jugements proprement épistémiques sur les concepts, les méthodes, les travaux de nos prédécesseurs ou de nos pairs (et notamment sur le respect ou le non-respect de l’impératif de neutralité axiologique, et sur la qualité scientifique des productions de nos collègues). En d’autres termes, c’est la nature et du contexte d’expression, et de l’objet sur lequel on s’exprime, qui doit commander l’abstention du jugement de valeur par l’enseignant-chercheur. Est-ce si difficile à comprendre?
Mais le problème est sans doute moins celui de la compréhension que celui de la difficulté à s’interdire à soi-même cette petite jouissance qu’est l’expression de sa propre opinion, surtout lorsqu’aucune distance critique, aucune réflexivité ne vient contrecarrer la tendance si humaine à considérer qu’on a forcément raison de penser ce qu’on pense. Voilà une ascèse que nos collègues imbibés de militantisme académique semblent avoir bien du mal à s’imposer.
Certains invoquent parfois la difficulté à faire le partage entre le savoir et l’opinion, ou la connaissance scientifique et l’idéologie. Certes, il existe des points de contact entre ces deux domaines, qui rendent par moments peu lisible la frontière entre les deux. Mais faut-il nier l’existence d’une différence entre deux entités au motif que leur frontière serait par endroits poreuse? Ce serait commettre ce que j’ai nommé le «sophisme des frontières»4. Ceux qui s’entêtent à nier la différence entre la science («2 + 2 = 4») et l’idéologie («La terre est plate») ont-ils vraiment leur place à l’université? Et ceux qui, étant payés par l’État pour produire et transmettre le savoir, utilisent ce privilège pour endoctriner les étudiants et diffuser slogans et lieux communs, ne commettent-ils pas un abus de pouvoir envers les étudiants, doublé d’un détournement de fonds publics au détriment de la collectivité?
Le militantisme à l’université ne met pas la barre intellectuelle très haut
En dépit des grands airs conceptuels qu’aiment se donner les adeptes des «studies», à coups de pseudo-concepts tape-à-l’œil («intersectionnalité», «blanchité», «racialisation»), le résultat est souvent peu concluant, voire consternant, comme en témoignent quelques dérives grotesques.
Ainsi, que l’université de Leicester, en Grande-Bretagne, prévoie de remplacer les Contes de Canterbury, au programme des textes classiques du Moyen Age, par des «modules sur la race et la diversité», ne devrait pas nous rassurer sur l’avenir de cette université. Et qu’un séminaire à l’université de Montpellier se donne pour objectif de «Démasculiniser les sciences humaines et sociales» incite à craindre que, outre les questionnements légitimes sur le point de vue androcentré des chercheurs, on ne glisse rapidement, comme cela se passe dans certains départements de littérature, à l’éradication des auteurs hommes du corpus bibliographiques – et que restera-t-il alors une fois éliminés les noms de Weber, Durkheim, Bourdieu, Elias, Goffman et autres Lévi-Strauss, honnis pour cause de «suprématisme mâle»?
Ne pas mettre la barre bien haut, c’est aussi ne pas même percevoir ses propres contradictions: telle cette universitaire se présentant comme «chercheuse féministe» tout en protestant qu’on disqualifie son enseignement en tant que militant… Telle également cette néo-féministe qui pourchasse dans son enseignement «l’homme blanc hétérosexuel», sans même réaliser quel bel exemple elle donne là de sexisme, de racisme et de discrimination basée sur l’orientation sexuelle, légitimés au nom de la lutte contre le sexisme, le racisme et l’homophobie!
Enfin, la barre ne s’élève décidément pas quand les adeptes des «studies», persuadés de l’originalité de leurs recherches par rapport aux disciplines traditionnelles, ne voient pas ce qu’elles trahissent de suivisme et de monotone répétition des mêmes problématiques, répandues comme la dernière mode sur tout le territoire universitaire. Certes, elles ne cessent de se décliner en de subtiles variations, thématiques ou géographiques: telle «les pratiques lesbiennes sur les plages bretonnes» étudiées par une post-doctorante à l’Université de Rennes 2, ou cette communication au colloque «Dynamique de genre, sexualité et racialisation dans les Amériques» organisé à Marne-la-Vallée, intitulée «Quelle intersectionnalité pour les fat studies et la lutte contre la grossophobie?». Il semble qu’il n’y en ait plus que pour ces «grievance studies», comme on dit outre-Atlantique (terme que l’on traduirait volontiers par «études geignardes»), mettant en avant les victimes de discriminations de tous ordres. Une «activiste et militante queer», comme elle se présente elle-même, vient d’être recrutée pour enseigner à la Sorbonne (oui, vous avez bien lu: à la Sorbonne): mais que vient faire une lutte politique à l’université? Il y a des partis et des associations pour ça!
Quel sens cela a-t-il de voir fleurir sur tout le territoire les mêmes «études de genre», alors que l’activité de recherche est censée découvrir ce qu’on ignorait plutôt que rabâcher ce qui est devenu un topos, et se donner comme objectif l’accumulation de connaissances et non pas la transformation du monde – celle-ci ayant bien sûr sa légitimité mais dans ses arènes dédiées que sont les associations, les syndicats, les partis, le Parlement?
Quant à «l’esprit critique» que se proposent de développer chez les étudiants ceux qui récusent l’impératif de neutralité axiologique, on aimerait savoir ce qu’il faut entendre exactement par là. Est-ce l’esprit critique qui permet de réfléchir sur les notions de sens commun et de les soumettre à l’examen rationnel ? Dans ce cas, il a pleinement sa place à l’université. Mais n’est-ce pas plutôt, dans l’esprit des académo-militants, celui qui incite à critiquer l’état du monde? Et dans ce cas, n’ont-ils pas remarqué que les réseaux sociaux en sont pleins, de cet esprit critique-là – et même jusqu’au complotisme, qui pratique l’esprit critique jusqu’à l’absurde? Pourquoi prétendre offrir aux étudiants ce qu’ils ont en quantité dès qu’ils se connectent à leurs réseaux sociaux préférés – des opinions, des convictions, des obsessions?
Certes, le militantisme procure de l’énergie, et c’est en soi une excellente chose. Mais il s’agit de cette énergie essentiellement émotionnelle qu’a problématisée le sociologue américain Randall Collins5; or c’est une tout autre énergie que requiert le travail de recherche, en l’occurrence l’énergie intellectuelle, dont Norbert Elias a bien montré dans ses travaux sur la science qu’elle repose avant tout sur le détachement, la distance prise avec les émotions et les affects – soit tout le contraire de l’engagement militant6. C’est dire que, comme le suggèrent les quelques exemples ci-dessus, la pulsion militante va plutôt dans le sens de l’abaissement du niveau d’exigence intellectuelle. Nous allons à présent l’observer à travers quatre défauts majeurs des travaux universitaires imprégnés de militantisme : l’art de découvrir la lune, l’ignorance du contexte, la tendance à la monomanie, et la culture des confusions.
Le militantisme découvre la lune
« La race est socialement construite » (ou le « genre », ou la sexualité, etc.), nous répètent inlassablement les adeptes des études décoloniales. A quoi il est tentant de répondre : mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment l’expérience humaine, quels qu’en soient les aspects, pourrait-elle ne pas être « socialement construite », puisqu’elle est faite de représentations plus ou moins partagées au moins autant que de réalités biologiques ou physiques ? Il faut un sérieux déficit d’acculturation aux sciences humaines et sociales pour qu’une telle assertion puisse être autre chose qu’une découverte de la lune. Le pire est qu’elle est présentée par ces ingénus comme une sérieuse leçon qu’ils auraient pour mission de délivrer au monde.
Par ailleurs il semble bien que la couleur de peau, dès lors qu’elle est invoquée comme une cause de « discrimination », échappe à cette entreprise de « déconstruction » par le « socialement construit ». Il y a donc deux poids, deux mesures : on « déconstruit socialement » d’une main ce qui vous dérange (la « race »), tandis qu’on essentialise de l’autre ce qui vous arrange (la couleur de peau)… La barre est décidément placée bien bas.
Un autre mantra du courant à la fois décolonial et néo-féministe (au sens du féminisme exclusivement et radicalement différentialiste, volontiers mâtiné d’androphobie lorsqu’il fustige le « mâle blanc dominant ») est l’« intersectionnalité », concept importé là encore des campus américains, où il va de soi qu’un individu se définit par sa communauté d’appartenance, qui lui confère des droits spécifiques. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie qu’une fois un individu réduit à son identité de femme, ou à son identité de personne de couleur, il faut bien fabriquer une nouvelle identité qui permette de croiser ces deux dimensions, et de réaliser qu’être une femme de couleur expose à être moins avantagée socialement qu’être un homme blanc… Ah la belle lune ! Sans compter que la victimisation qui sous-tend plus ou moins explicitement ce concept induit une étrange complaisance envers des « victimes » qui peuvent se révéler de sinistres bourreaux : telle la mère de Mohammed Merah, triplement « dominée » en tant que femme, en tant qu’arabe et en tant que musulmane, mais qui n’en est pas moins une épouvantable harpie antisémite.
Le militantisme ignore le contexte
Quels que soient les contextes, les militants anti-discriminations réduisent les individus à leur sexe, ou leur orientation sexuelle, ou leur couleur de peau, ou leur religion, etc. Cela les conduit inévitablement à essentialiser les identités, même s’ils s’en défendent au nom du « socialement construit » – un mantra qui ne fait que dissimuler, nous venons de le voir, l’imposition d’une politique identitariste, consistant à ramener autoritairement les êtres à une identité fondamentale, en toutes circonstances.
Or l’identité est un jeu contextuel, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs7. Par exemple, une personne de sexe féminin pourra se présenter, et attendre d’être considérée, non pas comme une femme mais comme le détenteur d’un savoir-faire ou d’une fonction dans un cadre professionnel, alors que dans un cadre privé elle mettra en avant sa féminité ; dans le premier cas elle vivra comme insultante sa réduction à son sexe, alors que dans le second elle vivra comme humiliante l’indifférence à son sexe. Mais de ces jeux subtils avec les contextes, que savent si bien mettre en œuvre les acteurs, qu’ont à faire les partisans d’une féminisation systématique des noms de professions et de fonctions ou, pire, de l’écriture inclusive, qui prétendent les imposer partout et à tout le monde, y compris à celles qui aspirent au « repos du neutre » et ne supportent pas l’assignation obligatoire à une lecture « genrée » du monde. ?
Or la prise en compte du contexte est un acquis fondamental des sciences sociales : il suffit de penser au concept de « configuration » proposé par Norbert Elias, ou à celui de « champ » selon Pierre Bourdieu, ou encore aux acquis plus récents de la sociologie pragmatique. C’est dire que les militants qui rigidifient et systématisent la cause qu’ils défendent, sans tenir compte des variations contextuelles, trahissent une profonde inculture intellectuelle. Ainsi s’interdisent-ils de comprendre les ambivalences, les incertitudes, les capacités d’invention des acteurs, ainsi que la faculté de la « domination » ou du « pouvoir » à se muer, selon, en influence, en autorité, en admiration, en charisme, voire en interdépendance.
Le militantisme est monomaniaque
En s’érigeant comme le défenseur d’une cause, le militant tend à lire le monde en fonction de cette unique grille de lecture – et c’est ce qui fait une bonne part de l’efficacité du militantisme. Mais dans le contexte universitaire, cette force devient une évidente faiblesse, par l’ignorance de la pluralité des paramètres et des causalités, ainsi que des ambiguïtés et ambivalences qui font toute la complexité du monde vécu, et de la plasticité adaptative qui constitue une bonne part de la compétence aux interactions.
Il en va ainsi de la lecture unilatérale des relations en termes de dominants/dominés, héritage dévoyé d’une sociologie bourdieusienne réduite à l’os, qui a fait de la « domination » non plus un concept à analyser, comme chez Weber, mais une réalité omniprésente à dénoncer (et là, bien mal venu serait celui qui oserait la qualifier de « socialement construite », n’est-ce pas !). L’obsession de la « domination » vire à la monomanie dans la sociologie française, comme celle du « pouvoir » (version foucaldienne) dans les « studies » américaines : adieu donc les interactions et les interdépendances, les jeux de langage et les règles de civilité, les situations d’anomie et les stratégies d’appartenance, la pluralité des valeurs et les structures de la parenté, les différentes espèces de capital et la transmission inter-générationnelle, l’intériorisation de la contrainte et le contrôle de la violence – adieu donc la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la démographie etc., et leurs formidables apports conceptuels. Le monde, enfin, est devenu simple : il n’est plus que pouvoir et domination. Mais vivons-nous vraiment dans un tel monde ? Et d’ailleurs, pourrions-nous seulement y survivre ?
Réduire une grille interprétative à un seul paramètre, ou même à deux ou à trois (le genre, la race, la classe…), c’est se condamner à ne voir dans la réalité observée que ce qu’on y a injecté d’entrée de jeu : soit l’inverse de la démarche scientifique, qui peut reposer, certes, sur des hypothèses, mais doit aussi laisser advenir le doute sur leur validité et la possibilité d’autres hypothèses, d’autres paramètres analytiques que ceux supposés au départ. C’est ce qu’on appelle l’esprit de découverte… La sociologie est un exemple bien connu de discipline basée sur la pluralité des paramètres explicatifs : n’importe quel sondage d’opinion met en jeu une batterie de paramètres socio-démographiques (âge, sexe, profession, origine sociale etc.), en se donnant pour objectif de découvrir leur degré de pertinence explicative – ce qui interdit bien sûr de décréter par avance que tel ou tel paramètre serait à privilégier. Soit, une fois de plus, l’inverse de la démarche militante.
Le militantisme cultive les confusions
Nous avons vu que la militantisation de la recherche repose sur une confusion des arènes, entre celle dévolue à la connaissance et celle dévolue à l’action politique. Cette confusion est patente lorsque des militants sont systématiquement invités dans des séminaires universitaires : telle Houria Bouteldja, porte-parole du PIR (dont les propos antisémites ont fait scandale, et qui a récemment déclaré sur Mediapart que « On ne peut pas être israélien impunément »), ou la comédienne Océane-Rose-Marie qui, dans une tribune publiée en 2016, avait pris la défense de Bouteldja au motif que « elle interroge l’extermination des Juifs d’Europe et son instrumentalisation par le projet sioniste depuis le monde colonisé ». En 2017, un séminaire sous égide de l’EHESS et de Paris-8, intitulé « Performances culturelles du genre », mettait à son programme plusieurs membres de l’association « Décoloniser les arts », sans qu’aucun point de vue divergent ne soit prévu.
Mais la confusion est aussi, plus subtilement, conceptuelle. Il en va ainsi par exemple avec l’affirmation qu’il existerait un « racisme d’État » ou un « racisme systémique », confondant les conduites racistes de certains agents de l’État (illégales et sanctionnables, sinon toujours dûment sanctionnées) avec une politique systématique et légalisée de discrimination raciale – comme si la France vivait sous un régime d’apartheid ou sous les lois anti-juives de Vichy. Certains enseignants-chercheurs spécialisés dans cette chimère appuient en outre leurs enquêtes sur l’auto-déclaration (le sentiment d’une discrimination en réponse à une question sur le sujet), au mépris des règles minimales censées gouvernées les méthodes d’enquêtes d’opinion. Ils s’inscrivent, ce faisant, en droite ligne de la brèche ouverte par Pierre Bourdieu avec La Misère du monde, qui avait systématisé et légitimé ouvertement l’inflexion militante de la sociologie, au prix d’entorses flagrantes avec les règles qu’il avait lui-même édictées vingt ans auparavant dans Le Métier de sociologue8.
Les études relevant de ce qu’on nomme parfois le « néo-féminisme » ne lésinent pas non plus sur les confusions, telle celle entre différence et discrimination : la différence des sexes serait ainsi forcément synonyme d’inégalité (comme si la différence entre deux entités ne pouvait se penser qu’en termes hiérarchiques, quels que soient les contextes), ce qui incite les militantes anti-discrimination à exiger l’effacement de cette différence pour atteindre l’égalité – ce qui n’empêche d’ailleurs pas les mêmes d’exiger l’affirmation de la spécificité féminine à travers l’imposition de l’écriture inclusive… C’est dire que la confusion n’exclut malheureusement pas l’auto-contradiction.
Il en va de même avec la notion si discutée d’« islamophobie ». Un livre qui lui a été consacré par deux chercheurs se propose de faire une « description rigoureuse des discours et actes islamophobes, en les inscrivant dans l’histoire longue du racisme colonial »9. Ainsis’opère la confusion entre religion (islam) et race (« racisme colonial »), par leur association présentée comme évidente dans une même phrase. Or, de la race on ne peut pas changer, alors que d’une religion on est libre de changer, ou de l’abandonner – du moins en France et dans les nombreux pays qui ne sont pas régis par l’interdiction de l’apostasie : ce qui fait quand même une différence majeure entre ces deux réalités présentées comme équivalentes. D’autre part le racisme est interdit par la loi, alors que la détestation des religions est légale et même légitime pour peu qu’on soit attaché à la liberté de conscience. C’est dire que ce terme d’« islamophobie » procède d’une confusion pour le moins problématique entre une identité assignée et une identité choisie, ainsi que d’une confusion non moins problématique entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas : n’est-ce pas un peu problématique lorsqu’on est payé pour enseigner les sciences sociales ?
Il faut ajouter que ce concept a été largement utilisé pour disqualifier toute critique de l’islamisme en tant qu’elle relèverait de « l’islamophobie » – et c’est précisément ce type d’opérations intellectuelles que l’on a pu qualifier d’islamogauchisme, même si certains prétendent que ce terme ne désignerait « aucune réalité ». C’est dire que la confusion conceptuelle se double ici d’un projet politique bien identifiable, consistant à déligitimer toute approche critique des conséquences sociales de l’islam traditionnel (notamment en ce qui concerne le statut des femmes) et des effets de l’islamisme radical, en Europe comme dans les mondes musulmans. Le concept d’ « islamophobie » est donc non seulement inepte scientifiquement, mais dangereux politiquement.
Cet islamo-gauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’ idéologie « décoloniale », qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité « dominée », de la « domination » la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un « racisme d’État », lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien comment les islamofascistes s’emparent de ces pseudo-analyses pour rameuter les faibles d’esprits et armer les plus radicaux.
Le radicalisme fascine
Le succès remporté chez les disciples de Bourdieu par le slogan « La sociologie est un sport de combat » n’a pas pour autant démontré que la sociologie conçue de façon aussi radicale soit entre chose qu’un sport en chambre de combat de coqs… Arme redoutable dans toute « économie de l’attention », le radicalisme – cette forme sophistiquée de la bêtise – exerce forcément une fascination : d’où, probablement, une bonne part du succès de ces formes exacerbées de militantisme qui systématisent, poussent aux extrêmes, et ne prétendent pas seulement orienter les pensées mais aussi dicter les discours, pas seulement discuter mais aussi menacer, pas seulement débattre avec les pairs mais aussi interdire les positions non conformes, selon les pratiques en vogue de la « cancel culture », autrement dit la culture de la censure.
Il ne faut pas négliger, dans ces tentations radicales, le rôle de la jouissance qui s’éprouve à exercer à peu de frais un pouvoir sur autrui, par le chantage à la culpabilité, l’intimidation, la menace. Ainsi, beaucoup d’étudiants et de jeunes chercheurs se disent aujourd’hui terrorisés par certains de leurs collègues, leurs carrières entravées et leurs crédits de recherche coupés s’ils ne se conforment pas au programme dominant. Car les propagandistes des « studies » prétendent mettre en cause « l’ordre dominant », mais ce faisant ils exercent une domination de plus en plus appuyée au sein de l’Université, notamment à travers le fléchage des recrutements et des projets de recherche. C’est dire que la domination n’est pas forcément où l’on croit : les académo-militants seraient-ils vraiment marginaux, comme certains le prétendent, alors qu’ils parviennent à réunir en quelques heures des centaines de signatures dans des pétitions s’opposant à des tribunes qui les mettent en cause, comme ce fut le cas début novembre 2020 et en février 2021 dans Le Monde ?
Peut-on oublier les leçons de l’histoire, qui nous a donné de sinistres exemples de la fascination que peut exercer la radicalité et, notamment, la tentation totalitaire inscrite dans le rêve de subordination de la science à des objectifs idéologiques ? On connaît pourtant les ravages qu’a produit par le passé, dans les régimes totalitaires au XXe siècle, l’enrégimentement de la science par la politique, qu’il s’agisse du stalinisme, du fascisme ou du nazisme : les totalitarismes adorent l’engagement des enseignants et des chercheurs !
Ces tentations totalitaires semblent refaire surface aujourd’hui chez ceux qui prétendent imposer un programme militant à l’université : atteintes à la libertéacadémique par des menaces pour faire annuler conférences ou colloques, cours perturbés parce que l’enseignement ne correspond pas à l’idéologie prônée, chercheur exclu de son laboratoire à l’université de Limoges pour s’être opposé à l’invitation de Houria Bouteldja, voire professeurs attaqués sur les réseaux sociaux parce qu’ils ont eu des propos interprétés comme des attaques contre l’islam (à Aix-Marseille en janvier 2021, à Sciences-Po Lyon en février). Pire : ce sont ceux qui prônent et pratiquent cette « cancel culture » qui accusent leurs victimes de censure lorsqu’elles exigent d’être protégées contre ces pressions.
Voilà donc, rapidement esquissés, les effets de la militantisation de l’Université : grave déficit de curiosité intellectuelle et de rigueur scientifique, radicalisme borné, lâcheté individuelle protégée par la meute, jouissance perverse du pouvoir exercé par la culpabilisation, par la menace ou par la force. Le monde académique que nous dessinent les nouveaux chantres de l’identitarisme et du communautarisme est un monde intellectuellement exsangue, appauvri de toute la richesse de nos ressources conceptuelles ; et le monde social qu’ils tentent de construire est un monde relationnellement invivable, habité par la méchanceté, la hargne et le désir de vengeance.
Nathalie HEINICH
(CNRS-EHESS)