La Science et la Médecine sous l’Emprise des Idéologies Identitaires

La Science et la Médecine sous l’Emprise des Idéologies Identitaires

Table des matières

La Science et la Médecine sous l’Emprise des Idéologies Identitaires

[par Andreas Bikfalvi]

L’article publié dans le Tribune le 27 mai 2021https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/la-science-et-la-medecine-sous-l-emprise-des-ideologies-identitaires-885475.html 

L’idéologie identitaire ne touche pas seulement la société sur le plan de la politique, de la culture, de l’éducation mais a aussi des effets délétères sur les activités les plus rigoureuses de l’esprit humain, la science et ses divers domaines d’application comme la technologie et la médecine. Nous avons vu ses effets dévastateurs dans l’idéologie identitaire nazie qui a mis les sciences exactes et la médecine sous camisole identitaire. Les physiciens Johannes Stark et Philippe Lenard, tous deux prix Nobel, voyaient dans la théorie de la relativité et la mécanique quantique une science juive étrangère à l’esprit allemand. Les « Hygiene Institute » avaient promu l’hygiène raciale et le corps médical collaborait activement à la pureté raciale. Dans le camp communiste, ce furent les aberrations d’un Lyssenko, qui voyait dans la génétique mendélienne une excroissance de l’esprit bourgeois incompatible avec le constructivisme social communiste. En dehors du destin tragique du généticien Vavilov, cela avait causé des famines et des milliers de morts.

On croyait ces temps révolus, mais déjà en 2016 des signes avant-coureurs alarmants se profilaient à l’horizon et signalaient la tentation d’une nouvelle emprise idéologique sur les sciences. La notion de « décolonisation de la science » avait fait surface, exemplifiée par le mouvement « Science must fall » venant d’Afrique du Sud et promu par des étudiants de l’université de Cape Town 1. Une vidéo assez insensée était apparue sur les réseaux sociaux qui prônait la destruction totale des acquis de la science désignée comme science blanche. Cela a été repris dans un article qui affirmait notamment que « L’image coloniale de la science comme domaine de l’homme blanc continue même de façonner la pratique scientifique contemporaine dans les pays développés » puis « Le racisme scientifique flagrant du XIXe siècle a maintenant cédé la place à l’idée de l’excellence en science et en technologie qui est un euphémisme pour l’obtention de financement, l’obtention des infrastructures et le développement économique. » 2.

On pourrait voir ces prises de positions comme l’émanation d’esprits endoctrinés, mais cela n’a pas empêché la publication d’un commentaire dans le journal prestigieux Nature sous la plume d’une certaine Linda Nordling pour justifier le mouvement décolonisateur de la science 3. Si l’auteur n’est pas d’accord pour détruire toute la science, comme œuvre de l’homme blanc, elle est néanmoins en faveur d’une décolonisation, selon elle, plus subtile. Selon les mots de l’auteur de cette tribune « La décolonisation est un mouvement visant à éliminer, ou du moins à atténuer, l’héritage disproportionné de la pensée et de la culture européennes blanches dans l’éducation. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter le nombre de scientifiques noirs, bien que cette « transformation » raciale soit une partie importante du processus. C’est aussi démanteler l’hégémonie des valeurs européennes et faire place à la philosophie et aux traditions locales que les colons avaient écartées » et « Dans les sciences naturelles, cela se complique, car le sens de la décolonisation n’est pas bien défini et sa pertinence est contestée. La décolonisation de la science signifie-t-elle rejeter Isaac Newton, Charles Darwin et Gregor Mendel et repartir à zéro avec les connaissances autochtones ? Seule une minorité de scientifiques a des opinions aussi radicales. Pour la plupart, la décolonisation de la science nécessite quelque chose de plus complexe et subtil. « La décolonisation va se faire dans l’esprit », déclare Siyanda Makaula, une ancienne chargée de cours en cardiologie qui travaille désormais dans la gouvernance universitaire ». 

Il est étrange qu’un magazine prestigieux comme Nature publie, en 2018, ce type d’article rempli de postures idéologiques dans ces colonnes, alors que ce même journal avait publié en 1987 « Where Science has Gone Wrong », écrit par deux physiciens qui défendaient la raison et les valeurs des Lumières et critiquaient les postures irrationnelles venant de certaines branches de la philosophie 4.

Faisons maintenant un saut en 2020. L’affaire George Floyd a enflammé la question raciale et l’a mise au premier plan dans la société américaine (puis par mimétisme dans le reste du monde occidental) et dans la science et le domaine biomédical.

Ceci a entrainé la racialisation exacerbée des discours, un phénomène qui s’est rapidement propagé aux autres pays occidentaux à partir des États-Unis, et qui a métastasé de plus en plus vers la science, la technologie, l’ingénierie, les mathématiques (STEM) et la médecine. Le processus s’était manifesté dans de nombreuses institutions et revues scientifiques, notamment la National Academy of Sciences 5, la National Academy of Engineering 6 et la National Academy of Medicine 7. Dans le magazine Science, le chimiste Holden Thorp a déclaré que «les preuves du racisme systémique dans la science imprègnent cette nation [les États-Unis] » 8. Dans un éditorial non signé, les éditeurs de Nature se sont engagés à « mettre fin aux pratiques anti-noires dans la recherche » 9. Ils ont également déclaré qu’ils dirigeaient « l’une des institutions blanches qui est responsable des préjugés dans la recherche et dans l’université », et que « l’entreprise de la science a été – et demeure – complice du racisme systémique, et elle doit s’efforcer davantage de corriger ces injustices, et d’amplifier les voix marginalisées ». Dans une nouvelle tribune du 19 mai 2021 de Nature, il est écrit: « Nous publierons un numéro spécial qui examinera le racisme systémique dans la recherche »; puis «le racisme en science est endémique parce que les systèmes qui produisent et enseignent le savoir scientifiques ont, pendant des siècles, déformé, marginalisé et maltraité les personnes de couleur et les communautés sous-représentées » ; et « le système de recherche a justifié le racisme » mais « des centaines d’organisations individuelles ont promis des actions pour lutter contre le racisme » et « un changement essentiel que toutes les institutions peuvent apporter aujourd’hui est de mettre en place les bonnes mesures. Ils doivent veiller à ce que la lutte contre le racisme soit ancrée dans les objectifs de leur organisation et qu’un tel travail soit reconnu et promu ». et « trop souvent, les mesures conventionnelles – citations, publications, subventions – récompensent ceux qui occupent des postes de pouvoir, plutôt que d’aider à modifier les rapports de pouvoirs » 10. Diverses sociétés savantes qui, par ailleurs, éditent un grand nombre de journaux comme the American Chemical Society (ACS), publient des tribunes à l’unisson se déclarant coupables de racisme systémique et sont prêtes à prendre des dispositions pour y remédier (voir la tribune de ACS qui est très instructive et qui a été signée par tous les éditeurs associés (73) même hors Amérique du Nord) 11. Une tribune similaire a été publiée par la Société Royale de Chimie (RCS) 12

Un autre indicateur, indirect, de l’intrusion idéologique dans les sciences est la cinétique d’augmentation du nombre d’articles (dans le domaine biomédical) qui font référence au racisme, à l’intersectionnalité et à la théorie critique de la race (base de données NCBI pubMed à la date du 22 mai 2021). Pour « Racisme », en 2010 il y avait 107 entrées, puis en 2020, 1389. En 2021 pour la seule période des 4,5 premiers mois on constate 928 entrées. Pour « racisme systémique » il y avait 1 entrée en 2015, En 2021, il y a déjà au bout de 4,5 mois 168 entrées. Pour « intersectionnalité » Il y a un total de 1220 entrées. En 2010, il y avait 13 entrées puis en 2020, 298 entrées. En 2021 au bout de 4,5 mois, il y a déjà 207 entrées. Ce qui compte ce ne sont pas les chiffres absolus, mais la croissance rapide dans les dernières années du nombre d’articles contenant ces termes. Ces articles sont publiés non seulement dans des journaux à faible facteur impact (IF) comme Breastfeed Med (IF 1,761), mais aussi dans des journaux les plus réputés au monde comme Science (IF 41,8), Nature (IF 42,8), New England Journal of Medicine (IF 74,7) et the Lancet (IF 60,4). Concernant ces derniers, les articles sont, dans la majorité des cas, écrits par des auteurs de santé publique souvent associés à des universitaires venant des sciences sociales (postcolonial studies, gender studies etc…). 

En guise d’exemple, voilà un échantillon de cette production, pour l’essentiel du domaine biomédical :

– Adoption d’un cadre de lecture intersectionnel pour appréhender le pouvoir et l’équité en médecine (« Adopting an Intersectionality Framework to Address Power and Equity in Medicine ») 13.

Cet article décrit en détail l’intérêt d’adopter la théorie critique de la race (CRT) et l’intersectionnalité en médecine, en prônant le démantèlement des structures de « blanchéité » afin de décoloniser la médecine (cet article constitue un cas d’école de la pensée identitaire et a été discuté in extenso dans 14).

– Promouvoir l’équité en santé par une implémentation critique de la science (c‘est-à -dire la théorie critique de la race, CRT) (« Advancing health equity through a theoretically critical implementation science ») 15

Les auteurs constatent que la plupart des théories des sciences ne traitent pas des problèmes de pouvoir et d’inégalité. Pour y remédier les auteurs proposent l’utilisation des théories postcoloniales, les théories traitant de la violence structurelle et du concept d’intersectionnalité ainsi que les théories qui examinent les forces sociales et politiques.

– Etude de l’expérience d’allaitement de mères afro-américaines à travers la théorie critique de la race (« Exploring the Breastfeeding Experiences of African American Mothers Through a Critical Race Theory Lens ») 16.

Dans cet article, la théorie critique de la race (CRT) a été utilisée pour explorer les expériences vécues des femmes afro-américaines et du personnel soignant des communautés afro-américaines à travers l’analyse des séances en petits groupes. Parmi les thèmes émergeants, étaient identifiées les stéréotypes et micro-agressions. 

– Racisme et santé en pathologie rénale (“Racism and Kidney Health: Turning Equity Into a Reality” 17). 

Ici des exemples sont donnés sur la façon d’améliorer l’équité en pathologie rénale en utilisant une conscience raciale basée sur l’équité et en centrant les recherches autour des besoins des plus marginalisés. A cette fin, tous les établissements médicaux doivent intégrer l’antiracisme et l’équité dans leurs démarches.

– Utilisation de la théorie Critique de la Race (CRT) pour comprendre la participation à des essais cliniques de la population noire avec Lupus érythémateux disséminé. (“Using Critical Race Theory to Understand Trial Participation Among Black Individuals with Systemic Lupus Erythematosus”) 18

Ici les connaissances sur les essais cliniques de participants à ces études sont interrogées pour identifier les facteurs qui pourraient motiver ou entraver la participation aux essais notamment en ce qui concerne la race et les expériences de racisme et comment cela pourrait affecter la participation aux essais cliniques (Les réponses collectées sont dérivées de l’expérience personnelle vécue (« lived experience ») sur un faible échantillon de personnes). 

– Intersectionnalité et analyse de traumatisme en bio-archéologie (« intersectionality and trauma analysis in bio-archaeology ») 19.

Ici la justice sociale est introduite en bio-archéologie par le concept d’intersectionnalité, qui est utilisé dans deux cas pour découvrir des injustices du passé et pour demander réparation. 

– Trois leçons d’équité du genre dans le domaine de la conservation de la biodiversité (« Three lessons for gender equity in biodiversity conservation ») 20.

Ici l’auteur défend l’idée que, pour diverses raisons, les programmes de conservation de la biodiversité adoptent souvent une vision simpliste du genre comme synonyme d’un dualisme femme/homme. Cette vision simpliste, selon les auteurs, risque de promouvoir l’iniquité et l’inefficacité. Les théories féministes et l’écologie politique féministe en particulier pourraient aider à faire progresser l’approche de la conservation de la biodiversité à propos notamment la façon dont le genre y est intégré. L’intersectionnalité semble un outil essentiel dans ce contexte.

Certains des auteurs publiant ce genre d’articles semblent de bonne foi mais manquent probablement d’informations à propos du corpus théorique sur lequel est basé l’activisme social identitaire. Pourtant, ces textes existent et peuvent être lus par tout le monde ! (Voir par exemple : Critical Race Theory, an introduction de R. Delgando et J. Stefancic 21 ; Mapping the Margins, de K. Crenshaw 22). D’autres sont réellement convaincus de leur mission “salvatrice” et adhèrent corps et âme à ce projet de transformation non seulement de la société mais aussi des esprits. Cependant, essayer d’appliquer ces « concepts » dans un travail de recherche scientifique et biomédicale semble totalement inepte et reflète soit une mauvaise compréhension du sens de ces « concepts », soit une utilisation intentionnelle par effet de mode, soit encore le mimétisme et le signalement de sa vertu ou l’endoctrinement idéologique. 

Le corpus théorique de la théorie critique de la race (CRT) constitue un cas d’école à cet égard. Rien ne semble plus éloigné des sciences exactes et biomédicales que la CRT. Pour en convaincre le lecteur, je citerai de larges passages du livre « Critical Race Theory, an introduction » de R. Delgado et J. Stefancic : « Le mouvement de la théorie critique de la race (CRT) inclut un ensemble d’activistes et d’universitaires intéressés par l’étude et la transformation de la relation entre la race, le racisme et le pouvoir. Le mouvement considère bon nombre des mêmes problèmes que les discours conventionnels sur les droits civiques et les études ethniques, mais les place dans une perspective plus large ». « Contrairement aux mouvements des droits civiques traditionnels, qui englobent l’amélioration progressive des conditions, la théorie critique de la race remet en question les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et les principes neutres du droit constitutionnel ». Et puis « Contrairement à certaines disciplines universitaires, la théorie critique des races contient une dimension activiste. Elle essaie non seulement de comprendre notre situation sociale, mais de la changer ; elle vise non seulement à vérifier comment la société s’organise selon des lignes raciales et ses hiérarchies, mais à la transformer pour le mieux ». Puis «la théorie critique de la race (CRT) s’appuie sur les perspectives de deux mouvements antérieurs, les études critiques venant du droit et le féminisme radical, envers lesquels elle a une dette importante ». « Elle s’inspire également de certains philosophes et théoriciens européens, comme Antonio Gramsci et Jacques Derrida, ainsi que de la tradition radicale américaine. Elle s’est également appuyée sur le savoir du féminisme (ici le féminisme radical est désigné, note de l’auteur) concernant la relation entre le pouvoir et la construction des rôles sociaux, ainsi que sur les modèles et les habitudes concernant le patriarcat et d’autres types de domination ». 

Les auteurs décrivent ensuite certaines propriétés de la CRT : 

« Premièrement, le racisme est ordinaire, et non aberrant, c’est l’état normal de la société, c’est l’expérience quotidienne commune de la plupart des gens de couleur dans ce pays. La deuxième caractéristique, parfois appelée « convergence des intérêts » (« converging interest ») ou déterminisme structurel, ajoute une dimension supplémentaire. Parce que le racisme fait progresser les intérêts à la fois des élites blanches (matériellement) et des gens de la classe ouvrière (psychiquement), de larges segments de la société sont peu incités à l’éradiquer. 

Une troisième caractéristique est la thèse de la construction sociale, selon laquelle la race et les races sont les produits de la pensée et des relations sociales. Non objectifs, inhérents ou fixes, ils ne correspondent à aucune réalité biologique ou génétique ; les races sont plutôt des catégories que la société invente, manipule ou évite selon les cas. Un autre développement, un peu plus récent, concerne la racialisation différentielle et ses nombreuses conséquences. Des universitaires venant du droit ou des sciences sociales ont attiré l’attention sur les façons dont la société dominante racialise différents groupes minoritaires à différents moments, en réponse à des besoins changeants tels que ceux du marché du travail. La notion d’intersectionnalité et d’anti-essentialisme est étroitement liée à la racialisation différentielle – suivant l’idée que chaque race a ses propres origines et son histoire en constante évolution. Aucune personne n’a une identité unitaire unique et facile à définir. Tout le monde a des identités, des loyautés et des allégeances potentiellement conflictuelles et qui se chevauchent. Un dernier élément concerne la notion d’une voix unique de « couleur » coexistant dans une tension quelque peu inquiétante avec l’anti-essentialisme. Le statut de minorité, en d’autres termes, accorde le droit pour parler de race et de racisme »( donc à certains et non à tous, note de l’auteur). 

Ce texte de R. Delgado et J. Stefancic réunit tous les éléments caractéristiques de la CRT : antirationalisme ; anti-Lumières ; rejet de l’égalité au sens classique, du libéralisme (aux Etats Unis cela est plutôt vu comme une valeur de gauche socio-démocrate) et de la neutralité du droit ; obsession de la construction sociale ; référence aux penseurs du marxisme culturel (Gramsci) et aux penseurs post-modernes (Derrida) ; racisme comme état normal de la société ; déterminisme structurel ; convergence d’intérêt ; expériences vécues (« lived expérience ») et subjectivisme comme base de la connaissance (et non l’analyse rationnelle) et intersectionnalité. La CRT propose, aux dires de ses promoteurs, une vision cohérente du monde basée sur la théorie du conflit où les groupes en conflit sont divisés selon les lignes raciales et engagés dans des relations de pouvoir. Cette vision est proche du cauchemar hobbesien : un monde en guerre permanent, qui trouverait sa résolution dans une utopie confuse irréalisable et irréaliste. Un autre aspect est l’essentialisation de la race, en dépit du pseudo-anti-essentialisme proclamé en raison du concept fourre-tout d’intersectionnalité. La race est la ligne de démarcation entre les différents groupes : elle marque l’individu dès sa naissance et elle est permanente et infranchissable. Ce livre date déjà de quelques années, mais sa diffusion dans le grand public est récente (voir le succès des livres de Robin diAngelo 23 et I.X. Kendi 24, deux militants vulgarisateurs de la CRT) ainsi que l’implémentation sociétale de cette « théorie » dans tous les domaines de la société. Ce phénomène touche maintenant les sciences exactes et la biomédecine qu’on croyait non-perméable à cette idéologie. 

Comment les sciences exactes et la bio-médecine ont-elles pu se laisser contaminer par ces théories ? C’est une question que toute personne dotée de raison doit se poser car la CRT n’a aucunement le statut d’une théorie scientifique. Elle suit ce qu’on peut appeler « l’erreur d’affirmer le conséquent » (« fallacy of affirming the conséquent » 25) : des théories et énoncés sont seulement présentés comme valables sans avoir réellement été testés et mises à l’épreuve ; la CRT et ses propositions ne peuvent jamais être réfutées, elles sont infalsifiables. C’est une véritable négation de tous les principes de la méthode scientifique. Karl Popper dans « la Misère de l’Historicisme » remarque que le défaut de tout ensemble théorique post-hégélien (marxisme etc.) se réclamant de la science n’a en rien le statut de « science » car hors du champ de testabilité 26. Ceci est bien le cas de la théorie critique de la race. Que dirait-on si l’article du Lancet (13) aurait été intitulé « Adoption d’un cadre de lecture marxiste ou post-moderne pour appréhender le pouvoir et l’équité en médecine » ? 

La CRT est le catéchisme d’une nouvelle religiosité anti-Lumière, venant cette fois-ci de personnes se réclamant d’une gauche progressiste dans une sorte d’inversion nietzschéenne, les anti-Lumières ayant été, dans le passé, le pain béni de courants réactionnaires. Un autre aspect est que la CRT avance sous couvert du triptyque « Diversité, Inclusion et ‘Equité » (soutenu par les institutions) qui, au premier abord, semble tout à fait louable mais dont la signification a été complétement travestie par l’idéologie.

Tout cela n’a aucunement empêché deux médecins activistes du domaine de santé publique (Bram Wispelwey, Michelle Morse) d’écrire un article qui a été publié récemment et qui est intitulé « Un agenda anti-raciste pour la médecine » (« An Antiracist Agenda for Medicine ») et qui révèle l’infiltration des idées identitaires en médecine 27. Voici un court extrait : « Les solutions de faire abstraction de la couleur de la peau n’ont pas réussi à atteindre l’équité raciale dans le domaine de la santé. Cette prise de conscience, nous a emmenés hors de notre discipline – à la théorie critique des races (CRT) en particulier ». Le traitement de la crise du COVID (avec toute la problématique de la mauvaise gestion de l’administration Trump) a été qualifié par les auteurs comme « une histoire d’un génocide progressif, qui s’inscrit honteusement, quoique discrètement, dans un héritage séculaire de racisme structurel, scientifique et médical ». Ceci est le langage de quasi possession idéologique et non de l’analyse scientifique. C’est terrible ! Cette situation est préoccupante et doit nous inciter à la vigilance pour démasquer des efforts d’activistes identitaires voulant infuser ce poison au sein de nos institutions les plus vénérables. L’Europe est sensible aux chimères de l’idéologie identitaire comme certaines informations et directives de la Commission européenne l’indiquent en faisant explicitement référence au concept d’intersectionnalité de K. Crenshaw 28

Le lecteur pourrait se dire que la situation décrite ici est essentiellement anglo-saxonne et ne concerne pas pour l’instant la France. Mais la France est déjà touchée par l’idéologie au niveau des sciences sociales, et l’extension à d’autres sciences n’est qu’une question de temps. Par ailleurs, l’activité scientifique est une activité internationale, et les académies auxquelles nous appartenons et les revues dans lesquels nous publions sont essentiellement anglo-saxons. 

Irving Langmuir a formulé le concept de science pathologique dans l’une de ses conférences 29. Langmuir se référait à des travaux dont le contenu se voulait scientifique (les rayons N par exemple) et qui étaient basés sur des fausses croyances et biais cognitifs. Je pense qu’il faut étendre maintenant le concept de « science pathologique » ou « science malade » et y inclure « la science et la médecine sous l’emprise d’idéologie identitaire » où certaines idées nées hors du champ des sciences et de la médecine exercent une influence néfaste sur l’activité scientifique et médicale, et la corrompent.

En guise de conclusion, je cède la parole à Bertrand Russell qui écrivait le paragraphe suivant dans l’un de ses articles : « La doctrine caractéristique des irrationalistes modernes, comme nous l’avons vu, est : l’accent mis sur la volonté par opposition à la pensée et au sentiment ; la glorification du pouvoir, la croyance en l’intuition dans la formulation de propositions par opposition à l’observation testable et au raisonnement inductif. » 30

Savants, scientifiques, universitaires et intellectuels de tout bord seraient avisés de bien retenir ces paroles ! 

Note : L’auteur s’exprime ici à titre personnel et non au nom des institutions auxquelles il est affilié (Université de Bordeaux et INSERM). Certains passages de cet article sont inspirés des écrits antérieurs de l’auteur.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Linda Nordling L. « How decolonization could reshape South African science ». Nature, 554, 159-162 (2018).

  2. Theocharis T & Psimopoulos M. « Where science has gone wrong ». Nature, volume 329, pages 595–598 (1987).

  3. Déclaration du « President of the National Academy of Sciences », 11 juin 2020.

  4. Déclaration du Président sur l’engagement de la NAE en faveur de la Diversité, Équité et Inclusion, 2020.

  5. Déclaration du Président du MAN sur l’Équité raciale et les effets néfastes du racisme, 3 juin 2020.

  6. « Confronting Racism in Chemistry Journals, ACS Appl. Mater ». Interfaces 2020, 12, 28925−28927.

  7. Richard Delgado etJean Stefancic, Critical Race Theory. An Introduction. NEW YORK UNIVERSITY PRESS New York et Londres, 2001 New York University ISBN 0-8147-1930-9 (cloth) — ISBN 0-8147-1931-7 (pbk.)

  8. Crenshaw K. Mapping the Margins: « Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color ». Stanford Law Review, Vol. 43, No. 6 (Jul., 1991), pp. 1241-1299.

  9. DiAngelo R. Fragilité blanche. Les Arènes (1 juillet 2020), 245 pages, ISBN-13 : 979-1037500717

  10. Kendi IX. Comment devenir antiraciste. ALISIO (9 septembre 2020) , 413 pages ISBN-10 : 2379351104. 

  11. Hempel Carl. Philosophy of the natural sciences. Prentice Hall upper Saddler River, New Jersey 1966, ISBN: 0-13-663823-6.

  12. Popper K. La misère de l’historicisme. Presses-Pocket (1991), ISBN-10 : 2266043781.

  13. Wispelwey B, Morse M, « An Antiracist Agenda for Medicine ». Boston Review, 17 mars 2021 https://bostonreview.net/science-nature-race/bram-wispelwey-michelle-morse-antiracist-agenda-medicine

  14. Langmuir I. « Pathological Science ». Colloquium at The Knolls Research Laboratory, 18 décembre 1953) Transcription et édition de R. N. Hall. http://galileo.phys.virginia.edu/~rjh2j/misc/Langmuir.pdf

  15. Bertrand Russell, The ancestry of fascism. In praise of idleness and other essays. Londres: George Allen & Unwin 1936, 225 p.). 

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