La tyrannie de la majorité ? Vraiment ?

La tyrannie de la majorité ? Vraiment ?

Notre thème engage diverses problématiques ou l’on est conduit à utiliser les termes « culture », « minorité », « majorité » et « droit ». Chaque terme doit être défini à nouveaux frais tant règne l’imprécision des mots dans les médias, la vie politique et dans notre institution universitaire, cette dernière notamment contaminée par la mouvance wokiste actuelle.

Table des matières

La tyrannie de la majorité ? Vraiment ?

Notre thème engage diverses problématiques ou l’on est conduit à utiliser les termes « culture », « minorité », « majorité » et « droit ». Chaque terme doit être défini à nouveaux frais tant règne l’imprécision des mots dans les médias, la vie politique et dans notre institution universitaire, cette dernière notamment contaminée par la mouvance wokiste actuelle. La lecture du chapitre VII de la seconde partie du premier tome de De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville pourrait bien nous aider dans cette tâche1. Ce penseur nous permet de formuler et de problématiser ce que ces termes ont actuellement de confus et d’imprécis, notamment dans l’expression « droits des minorités ». On est même en droit de redouter la mise en place d’une véritable « tyrannie des minorités » qui ne reculerait ni devant la provocation ni devant l’intimidation.

Avant d’étudier les analyses de Tocqueville, il nous faut partir de l’extrême confusion régnant autour du terme « culture ». Puis nous reviendrons sur les enjeux juridiques et éthiques de cette problématique d’ensemble, qui nous semble d’une grande actualité.

Partons d’une hypothèse de travail : l’expression « minorité » glisse trop souvent de son sens électoral initial à un sens peu clair, d’ordre communautariste voire ethniciste, quand les démocraties ne voient plus qu’elles passent de la force à la « tyrannie de la majorité » (expression de Tocqueville).

Mais quand les démocraties entretiennent cette confusion, le conformisme de la majorité pousse les minorités à se replier sur elles-mêmes en revendiquant une appartenance communautaire et « culturelle », n’hésitant pas à parler de « droits des minorités ». En ce sens, la découverte de la diversité des cultures par l’ethnologie moderne fut strictement contemporaine de la prise de conscience des ravages de l’ethnocentrisme, de l’idéologie colonialiste et impérialiste, fondée sur la « tyrannie de la majorité » dénoncée par Tocqueville2. Mais cette confrontation entre l’ethnocentrisme et le repli identitaire des minorités, ne risque-t-elle pas de nous faire perdre de vue le respect que l’on doit aux individus au sein même des groupes dits « minoritaires », respect que le droit pourrait garantir ?

Pour répondre à cette question opérons deux détours philosophiques :

  1. rendre compte de la confusion dans les usages du terme « culture » ;
  2. lire de près les pages ou Tocqueville éclaire la genèse de la « tyrannie de la majorité ».

La confusion actuelle du terme « culture »

En 1924, l’anthropologue Edward Sapir dans son recueil Anthropologie (Éd. Points), propose une triple définition du mot « culture ».

Le premier sens, d’ordre socio-ethnologique, désigne « les éléments de la vie humaine qui sont transmis par la société, qu’ils soient matériels ou spirituels ». Cette première acception, actuellement prédominante, correspond à l’adjectif « culturel ». Ce sens est privilégié par les ethno-sociologues en réaction aux visions du monde ethnocentristes, pour affirmer l’égale dignité des groupes culturels, dont ceux opprimés par les colonisateurs et les impérialistes3. Retenons ce fait car il nous aidera à mieux apprécier les analyses de Tocqueville, dans notre seconde partie.

La seconde acception du terme « culture » est d’ordre académique, la culture correspond à un « idéal académique de raffinement individuel élaboré à partir d’un petit nombre de connaissances et d’expériences assimilées, mais fait surtout d’un ensemble de réactions particulières sanctionnées par une classe et une longue tradition » (op. cit.). Cette exigence se retrouve dans le découpage des savoirs académiques et scientifiques en disciplines scolaires et universitaires.

L’adjectif qui correspond à cette seconde acception est « cultivé » ; l’homme cultivé juge son groupe culturel, il le remarque et peut s’en démarquer ; c’est une activité critique individuelle. Enfin, troisième acception, la culture est l’interaction des deux premiers sens, l’auteur préfère parler ici de civilisation. Une culture devient civilisation quand les individus au sein de leur groupe initial (sens 1) reprennent et redéfinissent librement les éléments de leur héritage culturel collectif (mots, concepts, valeurs, œuvres, institutions, etc. sens 2).

Une civilisation peut ainsi faire dialoguer des individus libres de critiquer et de s’exprimer, d’où la nécessité de garantir conjointement la liberté d’expression et la liberté absolue de conscience. Dans une civilisation, à travers les individus, plusieurs cultures peuvent dialoguer et s’enrichir, dans la quête de l’universel. Il y aura donc confusion quand ces trois sens ne sont pas hiérarchisés et pensés ensemble, sur un mode dynamique.

Ainsi, quand les individus n’exercent pas leur esprit critique au sein de leur culture (au sens 1). Ils ne contestent pas leur héritage, dans ce cas, l’auteur déplore une « interaction des médiocrités » (ib., p. 349). La culture devient simple folklore (on « vit ensemble », mais on ne sait où l’on va), mais aussi idéologie, comme dans le cas des mouvances décoloniale et wokiste.

Ainsi, une civilisation ou règnerait une seule vision au détriment de la richesse des individus se ferait ethnocentriste et se nuirait à elle-même. Ainsi encore des individus refusant tout cadre culturel commun et hérité seraient sans repères et exposé à tous les fanatismes manipulateurs. Il convient donc d’équilibrer et d’harmoniser ces trois niveaux pour éviter d’entretenir la confusion, sinon le « culturel » deviendrait une machine de guerre contre la civilisation4 . Pour conjurer ce risque, la lecture de Tocqueville pourrait s’avérer indispensable.

Les leçons de Tocqueville : la notion de « tyrannie de la majorité »

Tocqueville part d’un constat initial et paradoxal : le vœu majoritaire est à respecter dans le jeu démocratique mais il a des effets pervers redoutables qui se retournent contre la démocratie elle-même. Il parle même de « tyrannie de la majorité » (éd. cit., p. 348 à 351). On ne peut que respecter l’avis majoritaire, car il exprime l’intérêt général, « l’empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit » (éd. cit., p. 345). Mais, en même temps, cette force peut se retourner contre elle-même : « il est de l’essence même des gouvernements démocratiques que l’empire de la majorité y soit absolu » (éd. cit., p. 343). Mais « L’omnipotence de la démocratie » peut se dégrader en « tyrannie de la majorité », du fait de la dérive conformiste qui menace les membres de la majorité. Les membres qui appartiennent à la minorité, au sens électoral, se sentiront vite évincés.

Cette contradiction produit deux effets négatifs :

  1. Le conformisme au sein de la majorité.
  2. La marginalisation des minoritaires au sein de la nation, voire de la société.

Ces deux dangers se résument dans ces lignes de 1835 tirées de l’ouvrage De la Démocratie en Amérique, chapitre VII, 2e partie, premier tome (éd. cit., p. 353-355) :

« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée […] le plus léger reproche la blesse […] et il faut qu’on loue depuis les formes de son langage jusqu’à ses plus solides vertus […] la majorité vit dans une perpétuelle adoration d’elle-même ».

Quand cette majorité, de puissante devient tyrannique, les minoritaires seront tentés par le recours à la violence : « Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s’en prendre à l’omnipotence de la majorité qui aura porté les minorités au désespoir et les aura forcés de faire appel à la force matérielle » (éd. cit., p. 359). Songeons au sort des Indiens ou encore des esclaves noirs dans l’Amérique, décrit par Tocqueville.

Dès lors, deux questions surgissent : comment respecter la force légitime de la majorité et prévenir sa dérive en « tyrannie de la majorité » ? Comment préserver la richesse, voire l’existence des minoritaires au sein du conformisme majoritaire ?

On connaît les solutions proprement politiques apportées par Tocqueville5[/ref] ; il est ici intéressant de rapprocher ce concept de « tyrannie de la majorité » des conclusions de notre première partie. En effet, ne font-il pas considérer que la revendication « culturelle » et communautariste des minorités est l’effet du passage subreptice de « l’omnipotence » à la « tyrannie de la majorité » ? Mais comment parvenir à empêcher la minorité de verser dans le communautarisme, voire l’entrisme intégriste ? En effet, un risque nouveau surgit puisqu’au sein de son groupe minoritaire, lui-même victime de la majorité hégémonique, un individu pourrait fort bien se retrouver doublement opprimé :

  1. par la majorité de son groupe minoritaire, au sein d’une société démocratique et multi-culturelle.
  2. par la majorité qui opprime son groupe minoritaire6. Comment éviter ces contradictions liées à la « tyrannie de la majorité », dans les sociétés multiculturelles ?

Trois perspectives de réponses

En un premier temps, il s’agira de rendre possible à la fois le respect des traditions héritées par chaque groupe et l’expression libre de chaque individu. Cette première perspective confirme l’importance du principe constitutionnel de laïcité : ce principe protège les individus contre l’emprise des religions, notamment au sein des familles, de l’espace public ou encore des institutions.

Autre perspective de réponse et de recherche : chaque groupe organisé autour de ses codes symboliques propres cherchera à mieux se traduire dans les codes des autres groupes proches ou lointains. C’est ce principe de traduction généralisée qui fonde l’humanisme universaliste qui nourrit l’institution universitaire républicaine. Cet universalisme est donc à la fois scientifique, non dogmatique et libre. C’est tout l’intérêt du concept de « civilisation », proposé par Edward Sapir dans notre première partie.

C’est aussi le rôle de la culture générale au sein des institutions de formation et d’enseignement : promouvoir l’aspiration à l’universel dans la connaissance et la transmission des œuvres et des chefs-d’œuvre7.

Enfin, pour que les « droits des minorités » ne deviennent pas, paradoxalement, un moyen d’opprimer la majorité (au sens électoral) il faut sans doute tenir compte de l’apport d’Avishai Margalit, notamment dans son livre La Société décente (trad., Éditions Climats, 1996). L’auteur en appelle à compléter la distinction classique des trois citoyennetés identifiées par Thomas Humphrey Marshall8. Aux citoyennetés légale, politique et sociale, Avishai Margalit propose d’ajouter la citoyenneté symbolique (voir le chapitre sur la citoyenneté, éd. cit., p. 153 et suiv.).

Cette citoyenneté symbolique devient la condition de l’institution d’une société décente où les institutions veilleraient à ne jamais permettre l’humiliation des individus en bâtissant un monde commun, dont la théorie poppérienne du Monde 3, héritière de la République des Lettres serait le cadre civilisationnel. Cette citoyenneté symbolique ne permettra-elle pas de profiter de la force de la démocratie sans pour autant pousser les minorités à revendiquer un « droit des minorités » puisque la société toute entière respecterait les individus ? Dans une société décente fondée sur une citoyenneté soucieuse de bâtir un monde commun, chaque individu et chaque groupe pourrait échapper à l’oppression de la majorité, rendant ainsi possible la production par chacun de son propre style. Se trouverait évitée la dérive communautariste au sein des démocraties ; on sait que c’est aussi le modèle régulateur de l’intégration républicaine et laïque. Dans ce cas l’expression minoritaire ne serait pas pour autant victime du conformisme majoritaire dénoncé par Tocqueville. De plus l’aspiration à bâtir un monde commun (citoyenneté symbolique) prévient la possible instrumentalisation du concept de culture et sa réduction au seul « culturel ». Pour cela, il faut accepter l’idée que la quête de l’universel et le respect de la dignité humaine, inspirent tout homme de bonne volonté, éclairé par une instruction publique digne de ce nom.

On échapperait ainsi au prétendu « droit à la différence » redoutable quand il ne s’accompagne pas d’un devoir à se rassembler dans une humanité commune, comme le suppose l’idée même d’université. Cette idée d’unité curieuse, tournée vers l’universel, est dramatiquement ignorée par les tenants du wokisme et de la cancel culture, comme le dénoncent toutes les contributions de l’Observatoire du décolonialisme.

Ce jeu de l’altérité et de l’unité au sein de la citoyenneté symbolique ne permet-il pas cependant à la fois de protéger la richesse culturelle d’une société tout en respectant les libertés individuelles ? Dans ces cas, l’humiliation des minoritaires et l’arrogance des majoritaires peuvent être évitées. 

Conclusion

Tocqueville, en insistant sur les contradictions du vœu majoritaire au sein des démocraties, indique un programme d’action et de mobilisation capable de nous aider à réinstituer l’institution universitaire, voire de la République9.

Il nous indique une triple tâche : veiller à respecter à la fois l’avis majoritaire sans céder au conformisme ; respecter l’avis minoritaire tout en prévenant la dérive communautariste et différencialiste (par la réduction de la culture universelle au « culturel ») ; et enfin, respecter chaque individu, dépositaire de la dignité de toute l’humanité, récapitulant ainsi la richesse du mot « culture », au-delà des très confus « droits des minorités ».

Auteur

Notes de Bas de page

  1.  Nous nous référons à l’édition établie par François Furet, Garnier-Flammarion, 1981.

  2.  Voir les travaux de Claude Lévi-Strauss et de Michel Leiris. Actuellement, la dénonciation initiale et justifiée de l’ethnocentrisme et du colonialisme est supplantée par une exacerbation des différences au détriment de l’unité de l’humanité.

  3.  Rappelons que la tradition humaniste des Lumières défend un anticolonialisme argumenté et assumé, comme c’est le cas chez Diderot, Condorcet et Kant.

  4.  Pour mieux saisir l’instrumentalisation du « culturel », notamment par les forces intégristes actuelles, on pourra lire l’article de Marc Fumaroli « Culture contre Éducation », revue Le Débat no 135, p. 80-88.

  5.  Voir notre intervention sur « l’esprit légiste » chez Tocqueville, actes du colloque de 2003, Faculté de droit de Douai, Centre Éthique et Procédures, APU, décembre 2005 ; Tocqueville valorise la liberté de la presse, les jurys populaires et les associations.10 Voir, de Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux. L’enquête, Odile Jacob, 2023.

  6.  Se souvenir du sort du personnage féminin du film Witness.

  7.  Voir les Actes du colloque Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies, sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, Éd. Odile Jacob, 2023.

  8.  Voir “Class, Citizenship and Social Development”, New York, Anchor, 1965.

  9.  C’est le sens des Universités maçonniques que le Grand Orient de France tient à travers toute la France.

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