[Nous reprenons ici le texte paru dans le Figaro, édition papier, du 15 janvier 2023]
Les faits
Premier acte d’un drame : au sein de l’Université privée (méthodiste) Hamline de saint Paul (Minnesota), pendant son cours en ligne consacré à « l’art islamique » (Islamic art), l’assistante de Mark Berkson – doyen du département d’anthropologie religieuse – a présenté aux étudiants une image d’un calendrier islamique du XIVe siècle représentant l’annonce de Gabriel à Mahomet. Le professeur avait auparavant pris soin de s’excuser du caractère offensant de l’image (« the professor gives a content warning » ) et de respecter un temps pour que les étudiants concernés puissent éteindre la vidéo du cours. Le but poursuivi était de dénoncer l’idée selon laquelle il n’existerait qu’un seul bloc islamique s’accordant unanimement sur la condamnation des représentations prophétiques :
There is this common thinking that Islam completely forbids, outright, any figurative depictions or any depictions […] I would like to remind you there is no one, monothetic Islamic culture.
digitalcommons.hamline.edu
Deuxième acte: nonobstant les figures de prétérition et les mesures précautionneuses, une étudiante du cours, Aram Wedatalla, par ailleurs Président de l’Association musulmane étudiante locale (la MSA, Muslim Student Association), a aussitôt dénoncé l’enseignante à son administration, s’estimant « offensée » par cet « incident islamophobe »; en réalité par le blasphème.
Troisième et dernier acte: le doyen, malgré les excuses présentées par l’enseignante1, a condamné « l’intolérance » du cours et exclu l’enseignante de la « communauté universitaire ».
Tout est donc affaire de représentation: c’est en voulant apporter de la nuance que le Professeur s’est retrouvé coupable aux yeux des communautaristes de mal les représenter. C’est en voulant lutter contre des représentations du Prophète que des croyants ont érigé comme un droit absolu celui de représenter leur communauté islamique. C’est enfin parce que la représentation de l’institution ne fonctionne pas qu’elle en vient à qualifier d’islamophobe un cours d’anthropologie religieuse. Cette affaire illustre parfaitement la manière dont l’idéologie oeuvre sournoisement au sein des institutions pour museler la science à son avantage dans un but de conquête culturelle.
Démocratie et représentations communautaristes
Dans une démocratie républicaine qui connaît la laïcité et dont la constitution est fondée sur les droits de l’Homme, la représentation est fondée sur ce qui rassemble les citoyens au sein d’une seule communauté. L’indifférence aux questions de genre, de race ou de religions n’est pas une privation: elle est au contraire la garantie de l’exercice de cette liberté dans le respect des droits de chacun.
Dans la démocratie communautaire, la représentation ne porte que sur les différences qui opposent distinctement les communautés entre elles. Cette prime à la différence est une double négation: de l’individu, sommé d’intégrer la communauté qui le représente; et des autres communautés concurrentes.
Le communautarisme craint en réalité l’ambivalence : il lui préfère les contours nets et bien dessinés, les frontières infranchissables et les affirmations péremptoires qui permettent de représenter clairement une identité distincte et clairement identifiable par des logos, des drapeaux à l’image d’une marque.
Dans l’affaire du Mahomet de Hamline, on assiste à une surenchère radicale de l’étudiante qui impose sa foi contre la science de l’universitaire: elle oppose son droit coutumier à la science, et emporte le débat. Fort logiquement dirais-je, puisque l’Institution ne représente qu’elle-même, quand la jeune étudiante représente légitimement sa communauté.
Le christianisme médiéval avait déjà affronté la question de l’iconoclasme: le conciliabule d’Hiéréia avait consacré la notion, aussitôt contredit par Nicée II. Le Mahomet aux enfers de la basilique de Bologne inspiré de Dante est aujourd’hui menacé d’attentats. C’est l’honneur de la République italienne de le protéger. Que lui arriverait-il si le doyen de l’Université de Hamline était au pouvoir ? L’iconoclasme de certaines sectes islamiques en France peut en effet être combattu au nom de la protection des citoyens contre tout discours séparatiste, tandis que le séparatisme est le fondement même de l’entreprise communautariste. Mais aujourd’hui, la terreur inspirée par le fanatisme en arrive à imposer sa rhétorique dans les classes, les amphithéâtres des Universités et les médias eux-mêmes…
Il y a un an éclatait ainsi en France l’affaire de l’IEP de Grenoble. Deux professeurs, Vincent Tournier et Klaus Kinzler, étaient accusés « d’islamophobie » par des étudiants. Même si la justice aujourd’hui rétablit les deux collègues dans leur dignité, de son côté la collègue américaine n’a rien à attendre de l’Institution qui l’a condamnée.
Les principes
la République retourne contre elle-même ses principes. Une partie de ses territoires symboliques est conquise à son tour par une idéologie communautariste: on le voit dans l’imposition par exemple dans le débat politique d’un outil rhétorique comme « l’islamophobie », instrumentalisé pour réintroduire le délit de blasphème supprimé en France depuis 1791 et ce alors même que des représentants musulmans comme Chems Eddine Hafiz se refusent à l’utiliser. Mais on le remarque également par l’introduction dans la loi d’une notion comme le « discours de haine », alors que cela n’a rien de juridique mais entre en concurrence avec d’autres expressions plus légitimes comme la lutte contre les « discours racistes et antisémites ».
Comme l’a montré l’historien Pierre Vermeren, des images de calendriers musulmans montrant Mahomet circulent librement jusqu’au milieu du 20e siècle dans le Maghreb et encore aujourd’hui dans les pays chiites, preuve s’il en était qu’il n’existe pas « un seul bloc islamique »: la science donne évidemment raison au Professeur de Hamline. Mais qui s’en soucie encore ? Alors que s’expriment sans cesse, y compris au sein même de l’Université française, les passions des communautés contre la science, il est important d’insister sur ce qui nous rassemble au sein de la même citoyenneté. À l’heure où les universités iraniennes s’enflamment pour défendre la liberté d’étudier en même temps que les pires obscurantistes se parent du nom de « taliban », ce qui dans leur langue ne l’oublions pas signifie les « étudiants », nous assistons en occident à une régression sans précédent de l’universalisme du savoir dont l’Université devrait être le temple.
Epilogue
L’université a reconnu avoir fait une erreur. Le mal est fait: c’était le but recherché. On voit qu’il est assez facile de pousser les institutions à la faute.