Par Yana Grinshpun
Les révolutionnaires inclusivistes considèrent la langue comme un artefact fabriqué par les hommes afin de léser les femmes. Les grammairiens auraient fomenté un complot pour « masculiniser » la langue. Les usages et les experts auraient conjoint leurs efforts pour priver les femmes de la « visibilité ». La langue serait mal faite, car faites par les mâles. Mais on peut aller plus loin dans ce raisonnement complotiste. Dans cette perspective, que dire de la structure impersonnelle en français. Il est venu trois personnes ? Qu’elle dépersonnalise des humains qui sont arrivés et que c’est donc une structure grammaticale dont on pourrait dire « déshumanisante », car elle rend les personnes impersonnelles et met à la place du sujet un pronom vide qui ne renvoie à rien ? On n’en est pas loin. Si on se donne la peine de lire les textes fondateurs des Sciences du langage, en français, on ne trouvera pas de raisonnement d’ordre moral, non pas parce que les auteurs n’en ont pas, mais parce que ce n’est pas l’affaire de la science de donner des leçons de morale au monde aussi imparfait soit-il. Citons, par exemple, cette linguiste angliciste qui en appelle à la «bonne» pensée pour avoir une langue non-discriminante en montrant ainsi une étrange proximité avec les propos des personnages orwelliens :
« C’est en réalité en “pensant directement” de manière non discriminante que les formulations les plus appropriées se font jour. C’est lorsque les représentations des référents dont on veut parler incluent naturellement hommes et femmes que le discours, les prenant en compte, est naturellement non discriminant »
(Gardelle 2018 :181)
Impossible de savoir à quoi réfère ce « pensant directement de manière non-discriminante », il faut pour cela avoir des notions de morale assez précises. Il n’y a que Geoffroy de Lagasnery qui peut s’en targuer. De surcroît, le raisonnement se mord la queue. Car si on pense de manière non-discriminante, on le fait avec la langue, or la langue étant, selon ces moralisateurs, discriminante, la pensée le sera aussi. On assiste au phénomène étrange, où les « scientifiques » deviennent les directeurs de conscience de la communauté parlante, tels prêtres ou gourous.
On apprend aussi que la grammaire est une véritable arme massive de destruction des femmes:
« Comment ne pas penser que cette règle [le masculin l’emporte sur le féminin NDLR] distille dans les esprits l’idée que l’homme l’emporte sur la femme ? Comment ne pas lier l’acceptation de cette règle avec celle des phénomènes bien matériels comme inégalité de salaire ? La langue et la société ont un rapport dialectique, nous façonnons la langue et la langue nous façonne, dans un va et vient perpétuel.
(Candea, Véron 2019 :119)
Le problème est que « nous » ne façonnons pas la langue comme nous façonnons des brioches. La langue n’est pas façonnable au gré des caprices de quelque idéologues délirants, sa structure ne change pas d’un jour au lendemain et surtout pas par le créationnisme « émancipateur ». Mêmes les soviets n’ont pas réussi à changer la langue, ils ont tout juste réussi à créer des types de discours en langue de bois, qui se sont progressivement effondrés avec la chute de la dictature communiste.
L’idée qu’une règle grammaticale fonctionne comme un poison idéologique qui se distille dans les cerveaux des locuteurs relève du charlatanisme et d’une aberration de raisonnement, ce qui va souvent ensemble : si la langue « nous » façonne, comment se fait-il que nous ne sommes pas tous identiques, que nous ne pensons pas de façons identique et que nous ne parlons pas de façon identique ? Qu’une règle de grammaire soit liée d’une quelconque manière à une réalité économique relève du même procédé que d’accuser les prépositions du sexisme. Si la réalité économique était dépendante d’une réalité grammaticale, cela se saurait depuis très longtemps et on aurait tous le salaire de notre grammaire. Le même! On aimerait bien savoir comment ces analystes expliquent l’inégalité des salaires dans les langues sans genre grammatical, par exemple en Angleterre ou aux États-Unis.
Séduction de la pensée magique
On peut se demander pourquoi ces discours fonctionnent malgré leur évidente absurdité, anti-logisme linguistique et confusionnisme ? L’inclusivisme s’est développé surtout dans les milieux universitaires, au sein des départements de littérature, il s’est très vite répandu dans le milieu de la culture à travers les médias qui s’en sont saisi. Or, ces milieux sont constamment aux prises avec le langage. Il y a d’une part la séduction évidente liée à la puissance de la parole. La séduction est fondée sur la croyance au pouvoir magique de la parole qui « crée la réalité ». Comme le sexe biologique est déclaré nul et non-avenu, la différence de sexe une invention idéologique et non pas un fait biologique fondé sur la description des phénomènes naturels qui ne dépendent pas de la volonté humaine, il est devenu urgent de remplir le vide par une autre réalité. Et comme la réalité est l’effet du discours, il suffit de dire que le genre est un outil de domination ou qu’il est construit par le discours qu’on tient et qui peut changer d’un jour au lendemain en fonction de nos « ressentis ». L’absence de différence entre les êtres n’est que le produit de la parole, c’est cela une vraie révolution ! La séduction siège ainsi dans la facilité avec laquelle on peut créer par la parole une réalité dans laquelle le blanc sera déclaré le noir et vice versa. Et il sera inutile de convoquer les expériences et descriptions faites par Newton, et par Darwin ou par Werner sur les couleurs, on pourra toujours rétorquer que les couleurs n’existent que dans la performativité du langage. Cette performativité ressemble étrangement à l’idéologie de Humpty-Dumpty, fondé sur la raison de celui qui a le pouvoir. Ce que les praticiennes inclusivistes ne cachent même pas
« Se saisir du symbole, c’est se saisir de l’imaginaire. Or, comment peut-on vouloir changer le monde si on ne peut imaginer un autre monde ? Tricher avec la langue, tricher la langue, comme disait Roland Barthes, paraît nécessaire pour pouvoir imaginer et par là penser le changement. Mais toute opération de prise de pouvoir sur le langage doit être pensée en contexte »
(Candea, Véron 2018 :102)
Prendre le pouvoir par la parole, n’est-ce pas un programme séduisant. Le féminin inclusif n’existe pas? Pas grave, il suffit que les militants des causes justes disent qu’il existe et la magie opérera comme par un coup de baguette grammaticale à laquelle croient (car nous sommes dans le domaine des croyances magiques) les néo-féministes radicales et leur porte-cotons d’ores et déjà démasculinisés et lavés du cerveau. Et au diable les fonctionnements linguistiques et sociaux bien connus. Comme dans tous les mouvements révolutionnaires, il faut des slogans, pour celui -là: Inclusivité! Sororité! Débilité! ira très bien.
Progrès, émancipation, libération
Deuxième hypothèse explicative est liée au positionnement idéologique de l’institution universitaire, terrain propice à la poussée de fièvre justicière. Toute époque a son propre système de pensée dominante (celle qui incarne les valeurs collectives positives). Notre époque est celle de la pensée « progressiste », de la déconstruction des formes anthropologiques et sociales, de la critique de l’identité (nationale, sexuelle, culturelle) qui émane surtout des penseurs de la gauche américaine et française. Les universitaires dans leur grande majorité sont positionnés à gauche sur l’échiquier politique aux USA. Une étude intéressante sur le positionnement des universitaires français montre que la situation est équivalente en France (François & Magni-Berton, 2015). Ces chercheurs se sont concentrés sur l’étude des opinions, des valeurs et des croyances des enseignants-chercheurs français. Il ressort de leurs analyses que les universitaires adhèrent aux valeurs perçues comme étant de « gauche » : le libéralisme politique, l’égalitarisme, l’anti-autoritarisme, l’universalisme, la foi au progrès. Or, l’inclusivisme étant annoncé une « forme de progrès », les Universités françaises se sont empressées de l’adopter séduites par cet éthos positif des charlatans « émancipateurs » à peu de frais.
Pour l’idéologie universitaire, si quelque proposition réformiste est de gauche, aussi absurde soit-elle, elle ne peut pas être « mauvaise ». Comme le rappelle Jacques Ellul dans l’étude consacrée aux mythes et croyances sur lesquelles repose la propagande en France, « La gauche est légitime. La droite est obligée de se justifier devant l’idéologie de la gauche (à laquelle participent même les hommes de droite) ; et toute propagande est obligée pour réussir de contenir en elle les éléments principaux de l’idéologie de gauche, et doit les évoquer, sans quoi elle ne sera pas reçue). On n’ose pas imaginer ce qui se serait passé si la proposition de changer la langue venait d’Eric Zemmour !
Bibliographie
Boudon, R.(1986), L’idéologie, Paris : Fayard.
Candea, M., Véron, (2019), Le français est à nous. Petit manuel d’émancipation linguistique. Paris : La découverte.
Ellul, J. (1990/2008), Propagandes, Paris : Economica.
François, A. et Magni-Berton R. (2015), Que pensent les penseurs ? Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble.
Milner, J. C. (1989), Introduction à une science du langage, Paris : Seuil.
Seriot, P. (2010) Les langues ne sont pas des choses. Discours sur la langue et souffrance identitaire en Europe centrale et orientale, Paris : Petra.
Szlamowicz, J. et Salvador X.-L. (2018), Le sexe et la langue. Paris : Intervalles.
Trigano, Sh. (2012) Nouvelle idéologie dominante. Paris :Hermann.