Ce texte est précédemment paru dans la Revue des deux mondes, novembre 2022, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/le-role-de-la-violence-dans-lhistoire-du-wokisme/
Pour qualifier une action de « violente », il faut qu’un individu doué de raison, possédant la faculté de juger, exerce la force. Le code civil la définit ainsi: « Il y a violence, lorsqu’elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu’elle peut lui inspirer la crainte d’exposer sa fortune ou sa personne à un mal considérable » (art. 1112). C’est donc par métonymie, par figure de glissement sémantique, que l’on parle de violence dans la nature: une tempête ni un ours ne sont violents dès lors que n’étant pas doués de raison, ils n’exercent une force contraignante qu’au regard de l’observateur humain. La tempête n’est l’expression d’aucune volonté dominante punissant les hommes; l’ours obéit à son instinct. La violence est dans le regard de l’homme qui la juge.Machiavel1 propose une distinction entre deux formes de jugements sur la violence: la violence restauratrice d’une part, c’est-à-dire la violence que l’on prétend exercer légitimement pour le bien d’autrui (pour l’éduquer, l’instruire, le corriger) ou de soi-même (l’héroïsme guerrier, le sacrifice de soi); et la violence destructrice, dont nous estimons qu’autrui se rend coupable lorsqu’il manifeste ouvertement par la force le désir d’enfreindre les lois. La violence est un acte de force qui oppose deux volontés: le bourreau et le coupable, par exemple.
Son remède, ou son antithèse, est la parole – c’est-à-dire le langage qui substitue à l’action directe la médiation du raisonnement. C’est donc encore un abus de langue qui pousse nos contemporains à vouloir trouver de la violence dans les discours. Il n’est évidemment pas question de nier l’idée que des pulsions violentes et de mort, comme la haine, peuvent être portées par les discours et entraîner chez leurs destinataires le sentiment de l’offense et de l’effroi. Mais un discours de violence ne saurait être confondu avec la violence elle-même, car tant que l’on menace quelqu’un de mort – paradoxalement – on ne le tue pas. Et les tribunaux ne peuvent jusqu’à présent qualifier les menaces que moins gravement que les actes. En un mot: menacer de mort est condamnable, mais moins que tuer. Mais c’est parfois une stratégie rhétorique commode de renforcer la métonymie qui fait du discours violent une violence dès lors que toute contradiction peut être perçue comme une offense, c’est-à-dire une atteinte, donc une contrainte: et in fine un acte de violence. Voilà un jeu de « marabout-bout de ficelle » qui fonctionne à plein régime dans le discours des sophistes et politiques qui ne s’embarrassent pas de nuances. « Actes de langage » au sens d’Austin et « acte » au sens juridique en viennent à se confondre: c’est une pente dangereuse dans laquelle il convient de ne pas s’engager. Elle amènerait à condamner pour des crimes de pensées. On retrouve ce mécanisme dans le processus d’anathématisation politique entonné contre les divergences minoritaires politiques qui font des « extrêmes » le lieu du bannissement rhétorique et du calcul punitif au nom de la condamnation des « violences rhétoriques2 », des « discours de haine »3 et des « prêches révolutionnaires »4.
Il existe certes un lien entre le discours prônant la violence et l’action terroriste; mais la recherche de la cause première et de son éradication reste un jeu difficile car à la fin, la justice ne peut trancher qu’en recherchant les motivations dans le coeur de l’assassin et non dans celui de son père, ni de son grand-père. Quant à comprendre pourquoi celui qui tient un discours de haine ne passe pas à l’acte; et pourquoi celui qui l’entend agit – c’est là un mystère pour l’intelligence des hommes depuis Aristote. Le crime de pensée, ou crime d’opinion, n’est pas reconnu en droit continental.En parlant de sophistes, on en arrive à questionner l’irruption sur la scène politique du mouvement subversif, en phase avec les théologies de la libération, du « wokisme » dont le caractère mystique emprunte au communisme marxiste la prétention de vouloir résoudre l’histoire. Agrégeant différentes radicalités issues des mouvements contestataires – notamment français – des années 70 qui souhaitaient l’avénement d’un nouveau monde (écologie radicale, néo-féminisme, racialisme), ces courants de pensées en rupture avec le passé immédiat protestent leur engagement éclairé. Ils rejouent ad nauseam la scène de la Renaissance se débarrassant enfin du Moyen Âge obscur pour entrer de plain pied dans la Modernité: celle des guerres de religion, de la technologie au service de la folie meurtrière des états et des guerres tribales de possession.Empruntant de manière dégradée au discours marxiste quelques leitmotivs rarement sourcés, la pensée de la « violence » est omniprésente dans le paradigme de la recherche des décoloniaux. Mais si la violence, telle que théorisée par Engels, occupait légitimement une place centrale dans le catéchisme révolutionnaire des communistes du XXe siècle, il est dans le discours décolonial teinté de morale réprobatrice. En un mot, le wokisme réhabilite le discours de Dürhing qui s’accordait avec la morale protestante pour condamner la violence, là où Engels en faisait une dynamique essentielle. Même lorsqu’ils évoquent Fanon5, qui fut pourtant un activiste révolutionnaire, c’est pour le dédouaner: on parle « d’émancipation décoloniale » par opposition à « la violence pure » ou « fasciste » de l’occident colonial6.
Réactualisant la définition machiavélique de la « violence légitime », et donc innocente, le discours décolonial accable ses adversaires en lui imposant la condamnation morale, voire chrétienne, de « violence ». Ce piège rhétorique, vieux comme le monde, fonctionne pourtant à merveille. Le mot est ainsi répété à l’envi pour justifier des recherches militantes sur la base de la légitimité que lui confère l’indignation citoyenne. Ne prenons qu’un exemple: dans la thèse Vers une conscience radicale de libération : récits palestiniens et israéliens de trans/formation décoloniale7 l’auteur présente le champ de son ouvrage:« Cette recherche ambitionne de comprendre les voies biographiques qui conduisent les participant.e.s à opérer des performances contre-hégémoniques dans leur vie quotidienne ». On est bien en peine ici de comprendre dans quel contexte scientifique se pose la question de la « voie biographique » en tant qu’objet de recherche. S’agit-il de « récits biographiques » ? De « récits de vie » ? En quoi est-ce un matériau de recherche ? On ne le saura pas, mais la « violence » justifie tout:
« La conscience coloniale […] est liée à une position hégémonique de pouvoir, de violence et d’arrogance. Cette recherche montre que le sionisme est défini par tou.te.s les participant.e.s comme un fondement de l’oppression […] il ne détermine pas de la même manière le destin des participant.e.s juif.ve.s israélien.ne.s ashkénazes, juif.ve.s israélien.ne.s mizrahi.e.s et palestinien.ne.s. »
Axée sur la théologie de la libération, ici de l’hégémonie israélienne opposée au « processus de libération décolonial », la « violence » est envisagée comme allant de soi pour décrire la société israélienne. On la mentionne ici comme on mentionnerait le symptôme d’une maladie à soigner rapidement et la métaphore se poursuit aisément en faisant du décolonialisme, le remède; et du chercheur: le médecin. On comprend donc que la dénonciation de la violence comme le fait d’un hégémonisme tyrannique suffit à lui tout seul à justifier le « contre-hégémonisme » qui ne saurait être antisémite en l’espèce puisqu’il est auto-déclaré légitime. Et cette thèse illustre bien le rapport que les décoloniaux entretiennent avec la violence, péché inhérent aux structures oppressives de pouvoir, contre laquelle il est évident que l’on doive se révolter – ce qui dispense de justifier sa recherche, sa méthodologie et son objet. En parlant ici de « péché », nous faisons allusion à un passage de la Théorie de la violence d’Engels qui inspire la réforme décoloniale dans sa lutte « contre les formes politiques périmées » incarnées par les démocraties européennes et leurs Universités :
« Selon M. Dühring, la violence est le mal absolu. Le premier acte de violence est le premier péché. Son livre est une longue lamentation sur le péché originel qui a contaminé toute l’histoire jusqu’à nos jours […] Mais la violence assume aussi une autre fonction dans l’histoire: la fonction révolutionnaire […] Elle est l’outil dont se sert le mouvement social […] pour briser les formes politiques périmées »8.
Ces chercheurs transposent en fait en recherche « l’action directe » de Georges Sorel contre « l’éloquence des tribuns »9 qu’ils méprisent souverainement et font de leur recherche un acte de révolte actif au service de la libération qu’ils estiment décrire, contre la « science objective » contre laquelle il s’insurge10. On voit alors émerger un système clos, ayant déterminé son lexique et ses références, pour asseoir une représentation du monde au service de l’idéologie progressiste qu’elle sert. Dans une thèse de 2019 soutenue à Toulouse consacrée à « l’empowerment socio-environnemental féministe alternatif » – titre où l’on peine à énumérer le nombre de bifurcations lexicales employées – on peut ainsi lire : « L’analyse articulée de la violence de genre et de la violence sur la nature met en lumière les liens renouvelés entre patriarcat et colonialité et montre une politisation sentipensée des militantes ». Là encore, la convocation de la « violence », en emploi imagé à chaque occurrence, construit une pénalisation du propos sur la base d’une métaphore simple: « faire violence à la nature, c’est comme faire violence à une femme »: c’est donc un viol. Une fois la caractérisation du crime établi, on comprend aisément que toute recherche fondée sur ce mécanisme discursif devient un réquisitoire contre le coupable (le patriarcat colonial blanc et hétérosexuel) et un plaidoyer pour tout ce qui est subversif. « Plaidoyer » et « réquisitoire » n’étaient pas des mots du vocabulaire de la recherche en sciences humaines, ni sociales: mais on assiste à un déroutement basé sur un nouveau code de procédures. La Recherche se doit, au nom d’un nouvel ordre moral, d’être au service d’un engagement clairement identifiable restaurant quelque chose qui a été perdu selon la grille de lecture du sociologue11.
Se sentant ainsi légitimes à agir contre la violence symbolique que ces prétendus chercheurs observent partout où le décolonialisme s’immisce, on observe l’action décoloniale s’emparer à son tour des moyens et des discours de la violence légitime. Agissant de la sorte, ils reprennent à leur compte les discours de l’anti-clerc au sens que donne à ce mot Julien Benda lorsqu’il écrit:« Je l’en attaque [le clerc qui adhère aux thèses socialistes, ndlr12] d’autant plus que souvent il exalte ces moyens […] en eux-mêmes, par exemple la suppression de la liberté, le mépris de la vérité ; en quoi il adopte alors un système de valeurs identique à celui de l’anticlerc. »13Rappelons ce qu’est un exemple d’une action décoloniale. Dans le cadre d’un cours en L2 à l’université Paris-8-Saint-Denis le 11 février 2020 consacrée aux représentations de l’Affaire Dreyfus, on devait parler du film J’accuse de Roman Polanski. Lors de la séance suivante, le 11 février, un groupe d’une quinzaine de jeunes est entré. Ils ont annoncé qu’ils étaient là pour empêcher la discussion et qu’ils ne quitteraient la salle que lorsque l’enseignante les aurait assurées qu’elle n’en parlerait pas. Une jeune femme a accusé l’enseignante de complicité et l’ordre a été intimé à l’enseignante de se taire. Intimidée à la fois par la violence verbale et la présence physique de ces gens l’enseignante a essayé de reprendre la parole. Il lui a été dit qu’étant « dominante », elle devait se taire.Suppression de la liberté.Mépris de la vérité.Cette anamnèse caractérise bon nombre des assauts décoloniaux dans les échanges qui se font lors de débats14 quand ce n’est pas lors de réunions à l’Université où les enjeux de confrontation symboliques – argent, salaire, récompenses – sont le fruit de décisions collectives. Rappelons ainsi qu’en octobre 2019, l’essayiste Mohamed Sifaoui, auteur de Taqiyya. Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France (Editions de l’Observatoire), a vu annulée par la Présidence de la Sorbonne la formation qu’il devait y animer intitulée « Prévention de la radicalisation : compréhension d’un phénomène et détection des signaux faibles » au prétexte que le titre était, selon les collègues, « problématique ». Très récemment encore en juin 2022, Leonardo Orlando (Docteur en science politique de Sciences Po Paris et chercheur postdoctoral dans le Département d’études cognitives de l’ENS), et Peggy Sastre (Docteur en philosophie des sciences, essayiste, traductrice et journaliste au Point) ont vu deux cours sur « les approches biologiques, évolutives et cognitives du comportement humain » être abruptement annulés par la direction sous la pression menaçante d’un laboratoire spécialisé en études de genre qui voient dans un tel enseignement de « biologie » une contradiction de l’idéologie ordinairement professée.
Ce principe de ségrégation est-il assimilable à la violence qui est faite à l’enseignante pendant son cours que l’on empêche physiquement de parler ? Oui, évidemment. Car ce qui caractérise dans ces exemples le développement de l’action directe décoloniale, c’est l’assignation au silence – le refus de tout logos, de toute contradiction et l’exercice de la force pour soumettre une volonté infériorisée. Il s’agit donc d’une violence réelle et concrète, qui n’est ni pure ni légitime. Et en ce sens, si l’on peut admettre que pour Popper, le fondement de la société ouverte soit une démocratie guidée par la raison, on comprend ici que le mouvement woke se révèle une imposture grimaçante de la rationalité. La curieuse économie de la pensée décoloniale veut nous faire croire qu’enseigner l’Histoire, c’est « endoctriner » les étudiants. Leur « imposer » une grammaire, ce serait les enfermer car « le français [leur] appartient »15. Le cadre laïque de la sécularisation des espaces partagés est menacé. On promeut la « race » comme une « grille de lecture du monde », selon les mots mêmes du Président du CNRS. En réalité, la violence est bien du côté de la pensée décoloniale qui entend imposer le silence à ceux qui n’entrent pas dans le cadre qu’ils prétendent imposer au nom d’une idéologie qu’ils peinent à nommer. La société ouverte, donnée comme un improbable horizon, n’est qu’un prétexte à légitimer aux yeux de ses zélés promoteurs l’exercice de la force pour l’avénement d’un « avenir ouvert »16. Qui ne voit pas les ferments de la tyrannie dans cette mascarade ?