On n’arrête pas le progrès dans l’invention de nouvelles causes wokes, destinées à réveiller à nouveau les troupes un peu trop endormies. Parce que c’est vrai, à force de nous gaver de « genre » (environ la moitié des thèmes recensés dans les quelque 250 items de notre Rapport 2023), « racisation », « islamophobie », « homophobie », « transphobie », « grossophobie » et toutes les phobies imaginables (sauf celle des souris et des reptiles, les seules pourtant que je doive hélas confesser), on finit par trouver le feuilleton un peu répétitif… Ainsi le morne troupeau des « moutons de la pensée » s’échine périodiquement à renouveler le cheptel des malheureuses victimes de la Domination (maudit soit ton nom trop prononcé !). Et la dernière trouvaille en date, ce sont les enfants. Chiche ?
Déjà, début septembre la collection « Tracts » des éditions Gallimard a publié « Pour le droit de vote dès la naissance ». Dû à Clémentine Beauvais, « enseignante-chercheuse en sociologie et philosophie de l’enfance », il présente ce droit comme une « réforme juste et nécessaire de la démocratie », s’indignant que « le fait que l’on interdise aux bébés, aux enfants et aux adolescents de voter n’est choquant pour quasiment personne ». Et puis, en octobre était organisé à l’université de Limoges un colloque intitulé « Misopédie : la domination adulte dans les discours contemporains» : notre collègue Jean Ferrette y a consacré le 31 octobre un édito sur notre site, « Non à l’adultisme misopède ! ». « Il est plus que temps de rendre visible cette culture de la misopédie par le hashtag #touchepastongosse ! », ironisait-il dans un bel élan de solidarité avec ces pauvres mômes horriblement discriminés par les adultes. Mais comme le ridicule ne tue que ceux qui y sont sensibles (or l’humour n’est pas le fort des wokes), cela n’a pas suffi, hélas, à enrayer le mouvement : voilà que le site TheConversation (lauréat, rappelons-le, d’un de nos derniers « woke d’or ») publie le 14 novembre un article signé par six (pas moins) enseignants-chercheurs (anthropologues, sociologues, philosophes), intitulé « Adulte-enfant : la domination oubliée ».
Ah oui, c’est vrai, on avait failli l’oublier, celle-là…
L’article annonce la tenue à Paris, le 16 novembre, d’une manifestation destinée à « dénoncer les violences faites aux enfants et aux adolescents » : violences qui ne sont, est-il affirmé, que « la face émergée d’une domination structurelle analysée par Tal Piterbraut-Merx dans La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant », qui « analyse les logiques juridiques, familiales et scolaires qui maintiennent les mineurs dans le statut d’être politique inachevé ». Inachevés donc, les ados, les enfants, les bébés ? Mais quelle insulte à l’égalité !
L’article nous informe que « les relations adulte-enfant sont de plus en plus fréquemment envisagées comme des rapports de domination » (mais ne précise pas quels sont au juste les domaines qui ne sont pas encore envisagés sous cet angle stupéfiant d’originalité). Ainsi l’infériorité des enfants est « construite » (encore un concept d’une décoiffante nouveauté) et leur vulnérabilité est « naturalisée » (vite, un bon coup de déconstruction pour nettoyer tout ça !), car « produite par leur statut juridique de mineurs ». Avec ce résultat scandaleux : « L’enfant est non seulement privé de toute autonomie économique et psychique, mais aussi ne peut choisir son lieu de vie, ni quitter le domicile familial sans autorisation, ni même se constituer partie civile dans un procès » (vite, mettons les enfants à la rue pour qu’ils ne soient plus privés de liberté – et s’ils ne sont pas contents, envoyons-les se plaindre au tribunal !) Et le pire est encore l’école : étant gratuite et obligatoire, elle « correspond à une incorporation forcée et non rémunérée des normes sociales et politiques capitalistes », de façon à rendre les enfants « employables et productifs » – quel scandale !
L’écriture inclusive, bien sûr, n’est pas oubliée : « Tous·tes les enfants deviennent adultes, et tous·tes les adultes sont d’ancien·ne·s enfants » (il faut quand même donner des gages à la bien-pensance). Ainsi, « Elles et ils passent donc, au cours du temps, du statut de dominé au statut de dominant. » Mais que voilà une proposition puissante : le monde serait divisé une fois pour toutes en « statut de dominé » et « statut de dominant », de sorte que si l’on est dans l’un, on ne peut pas être dans l’autre. Seulement, dans quelle case mettre les femmes, dominées par les hommes mais dominantes envers les enfants ? Et Mohammed Merah, pauvre victime du racisme néocolonial mais qui n’en a pas moins assassiné trois enfants parce qu’ils étaient juifs ? (des enfants sans doute « dominants » parce que « sionistes », comme on dirait aujourd’hui ?). Bref, que faire de la réalité, qui a le mauvais goût de ne pas entrer dans le prêt-à-penser bas-du-front de nos nouveaux penseurs révolutionnaires ?
Normalement, sur un site universitaire un compte rendu d’ouvrage, même très favorable, signale au moins quelques réserves, quelques interrogations. Rien de tel ici : sans être rhétoriquement apologétique, l’article restitue avec le plus grand sérieux des propositions qui, à l’évidence, ne le sont pas – au point qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’un canular. Si c’est le cas, que la rédaction de TheConversation veuille bien nous le signaler, et qu’on me pardonne de m’être laissée prendre au piège. Mais tout porte à craindre, hélas, qu’il s’agisse d’un article sérieux…
Notre collègue Pierre-Henri Tavoillot explique dans son dernier livre (Voulons-nous encore vivre ensemble ?, chez Odile Jacob) que l’enfant n’appartient ni à lui-même, ni à ses parents, ni à la société, mais à l’adulte qu’il sera un jour, et que ses parents et la société ont le devoir d’aider à advenir. Et notre autre collègue Jacques Robert a récemment publié un billet allant dans ce sens : « Les devoirs des parents vis-à-vis des enfants sont tout aussi primordiaux que les droits des enfants : nos enfants nous sont temporairement confiés par l’adulte qu’ils seront un jour. » Mais pour entendre cette sagesse, encore faut-il ne pas avoir sombré dans le présentisme (tout, tout de suite !), dans l’individualisme absolu (j’ai tous les droits !) et dans l’aveuglement idéologique, qui empêche de voir les réalités les plus évidentes, et notamment celle-ci : qu’un enfant est un enfant, ce qui signifie qu’il n’a pas toutes les capacités des adultes et que, par conséquent, ceux-ci ont le devoir de le protéger.
C’est ce que stipule d’ailleurs la Convention de Genève sur les droits de l’enfant, rappelée sur le site de TheConversation dans un article d’Yves Denéchère le 15 novembre (article qui, lui illustre parfaitement ce que doit être un travail analytique dénué de parti pris idéologique) : « L’Enfant qui a faim doit être nourri, l’enfant malade doit être soigné, l’enfant arriéré doit être encouragé, l’enfant dévoyé doit être ramené, l’orphelin et l’abandonné doivent être recueillis et secourus. » Nos vaillants contempteurs de la « domination » des adultes sur les enfants vont-ils donc exiger l’annulation de cette protection internationale ?
Et c’est ainsi que la passion de la victimisation se retourne contre ceux-là mêmes qu’elle est censée défendre…