Plusieurs antiracismes coexistent, voire se contredisent et s’opposent. Pour les universalistes, 1 tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ; ils dénoncent et combattent les individus, les organisations, les États qui discriminent les humains sur la base de critères de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion, d’origine, de fortune, de naissance…. Pour les antiracistes décoloniaux, c’est tout le système des Blancs qu’il faut combattre. Les Blancs (notés ici avec B majuscule) ont commis la colonisation et l’esclavage de peuples non-Blancs. Même après la décolonisation et l’abolition de l’esclavage, ce racisme et cette exploitation perdurent. Les Blancs d’Europe et d’Amérique du Nord ont construit leur bien-être sur l’exploitation des non-Blancs, et sont donc tous coupables, du PDG au SDF. Les non-Blancs sont les victimes, des racisées.2
Dans le détail, ça se complique. Une partie des Arabo-musulmans ont été colonisés, ce qui fait d’eux des racisés. Mais ils sont souvent blancs, et ont développé de grands empires au nom du jihad, imposant les lois racistes de la dhimmitude aux non-musulmans.3 Ils devraient donc être classés parmi les oppresseurs, c’est-à-dire les Blancs. Par ailleurs, de nombreux peuples blancs de peau ont été exploités et massacrés (parfois par des pays musulmans) et sont donc à ce titre des racisés….
Ces incertitudes sont propices à une prolifération de narratifs. La situation est encore compliquée par les incitations à réécrire l’Histoire déjà écrite par les Occidentaux.4 Enrique Dussel, philosophe mexicain, est l’un des penseurs influents du mouvement décolonial. Pour lui, tout s’est joué en 1492. Cette année-là, les barbares chrétiens, comme il les nomme,5 ont liquidé le royaume de Grenade, chassant les musulmans d’Espagne. La même année, ils se sont lancés à l’assaut du monde, entraînant l’extermination ou l’esclavage de millions d’Amérindiens et d’Africains. Dussel dénonce l’eurocentrisme,6 ce sentiment écrasant de supériorité, “summum d’une idéologie raciste”.7 Il remplace la philosophie eurocentriste, faussement universelle par son discours ‘pluriversel’, authentique ‘dialogue des cultures’8.
Dussel aurait pu intégrer dans sa vision pluriverselle les autres grands drames de l’humanité. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Dans un texte de 1996, Dussel faisait une étrange analyse du nazisme et de la shoah. Le nazisme serait un simple corollaire de l’eurocentrisme. La shoah, elle, serait le fruit d’un conflit entre capitalistes : l’assassinat systématique de six millions de Juifs a été effectué “avec la complicité du capitalisme nationaliste de l’Allemagne bourgeoise… qui a vu disparaître un concurrent : le capital juif transnational.”9 Dussel emploie là un incroyable argument antijuif, au point qu’il faut ici rappeler que les masses juives assassinées étaient pour la plupart misérables, vivant dans une pauvreté extrême.10
D’autres aspects sont décevants dans ce texte de Dussel. Il passe sous silence les génocides des Arméniens, des Grecs, des Assyriens, des Congolais, des Namibiens… Il n’évoque jamais les cultures et civilisations préislamiques, comme si l’islam s’était installé dans un vacuum en Europe, en Asie et en Afrique. Et il n’a pas un mot non plus sur la dhimmitude et le jihad ! Pourquoi une telle sélectivité d’indignation de la part de celui qui prétend refonder l’universalisme ? Pire, entraîné par son antieuropéisme radical, Dussel accuse l’Europe d’avoir fait disparaître la “grande civilisation musulmane”11,12,13 d’Andalousie, “région la plus civilisée de la Méditerranée”. Il critique le mépris occidental envers l’islam et le Califat de Cordoue, qui aurait été à l’origine des Lumières. Et Dussel de s’étendre sur cette ‘grande civilisation’, avec moult contradictions et anachronismes14.
La réalité était différente : comme tous les États musulmans, l’Andalus se fondait sur la guerre, le jihad et le trafic d’esclaves. En outre, « Les grands philosophes de l’Islam étaient des amateurs et faisaient de la philosophie pendant leurs heures de loisir : Farabi était musicien, Avicenne médecin et vizir, Averroès juge. Avicenne faisait de la philosophie la nuit, entouré de ses disciples. » 15 Pire, ils ont parfois été accusés d’hérésie. En revanche, dans les Universités européennes qui se créaient depuis le XIIe siècle, « la philosophie est devenue une matière universitaire, dont on pouvait vivre. Elle est aussi le fait d’une masse de sans-grade, de profs de philo ».
Dussel va jusqu’à reprendre des narratifs islamistes amalgamant “le racisme de l’Apartheid en Afrique du Sud, les discriminations des Noirs aux États-Unis, des Turcs en Allemagne, des Palestiniens en Israël, des Indiens en Amérique latine en général.”16 ? Il a même participé à des événements avec les Indigènes de la République, qui mêlent revendications politiques et antijudaïsme.17 Grosfoguel, cadet de Dussel, affirme que l’islamophobie a été le moteur de la Reconquista espagnole, puis du développement du capitalisme des Blancs.18 Sans surprise, Grosfoguel, est, lui aussi aux côtés des Indigènes et de Tariq Ramadan,19 qu’il qualifie de “réformateur musulman progressiste”.
En 2022, Illana Weizman publiait son livre Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme. Elle plaide courageusement pour une convergence de tous les antiracismes. Mais la bonne question ne serait-elle pas de savoir si les Juifs sont des racisés comme les autres ? Et avec eux, tous les peuples, blancs ou non blancs, opprimés et persécutés par le jihad au nom des lois de la dhimmitude ? Pour d’obscures raisons, Dussel a passé l’éponge sur les systèmes de domination et d’oppression liés au jihad. Lui qui ambitionnait un nouvel universalisme, il n’a pas décollé au-delà d’un régionalisme. Hélas, il influence fortement une génération de personnes bien intentionnées, mais mal informées.