par Pierre-André Taguieff
Les transformations de l’islamo-gauchisme
Dans l’histoire de l’islamo-gauchisme, je distingue deux moments : le premier marqué par la confluence de l’altermondialisme, de l’antisionisme et de l’islamisme (2000-2005), le second marqué par une emprise décoloniale croissante exercée sur les mouvances d’extrême gauche, pour la plupart converties au culte victimaire islamophile et se réclamant de l’« antiracisme politique ». Au cours des années 2005-2015, la figure de la victime va être progressivement occupée par le Musulman, sur la base d’un slogan : l’islam serait une religion « dominée », il serait la religion d’une minorité opprimée, la religion des « dominés », des exclus, des « racisés ». Et les populations issues des immigrations de culture musulmane seraient les héritières des peuples colonisés, donc « opprimés », « discriminés » et « racisés ». Le victimisme pro-palestinien s’est élargi ainsi en victimisme pro-islamique. C’est là le second moment de l’islamo-gauchisme, centré sur l’image du musulman victime du racisme, qui s’illustrera par des appels à « lutter contre l’islamophobie », lesquels se multiplieront à partir du milieu des années 2000.
La dénonciation d’un « racisme systémique » et d’un « racisme d’État » parfaitement imaginaires, empruntée au discours décolonialiste, s’est traduite par la dénonciation d’une « islamophobie d’État » non moins imaginaire. Depuis, dans les tribunes publiées comme dans les manifestations « contre l’islamophobie », les militants d’extrême gauche se mobilisent aux côtés des activistes islamistes, qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes. L’islamo-gauchisme a pris la figure d’un islamo-décolonialisme. L’islamo-gauchisme des années 1990-2005 était avant tout anticapitaliste et anti-impérialiste, dans la tradition tiers-mondiste ; l’islamo-décolonialisme est avant tout anti-occidental et anti-Blancs, son prétendu « antiracisme » se réduisant à un racisme anti-Blancs.
Le sens du terme « islamo-gauchisme » s’est en effet transformé avec l’évolution de l’extrême gauche, qui, à partir du milieu des années 2000, a basculé progressivement dans le décolonialisme, l’intersectionnalisme, un féminisme radical misandre (c’est-à-dire le « second sexisme » qui, alimenté par la prétendue « théorie du genre », incite à la haine du « mâle blanc hétéro ») et, pour finir, la « théorie critique de la race », que j’ai analysé comme une forme pseudo-antiraciste de racialisme militant, ou, plus exactement, de néo-racisme masquant un racisme anti-Blancs.
En France, c’est le Parti des Indigènes de la République (PIR) qui est la plus claire expression de ce pseudo-antiracisme racialiste. Mais dont on en trouve aussi des échos au sein du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) et, plus tard, dans la direction de La France Insoumise (LFI), notamment chez Jean-Luc Mélenchon, Éric Coquerel, Clémentine Autain et Danièle Obono (proche de Houria Bouteldja, qui fut longtemps l’égérie des Indigènes de la République). Aujourd’hui, il faudrait parler d’islamo-décolonialisme ou d’islamo-racialisme.
La Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, réunissant notamment la CGT, l’UNEF, le PCF, l’UCL (Union communiste libertaire), EELV, Lutte ouvrière, Jean-Luc Mélenchon (et d’autres leaders de LFI), Benoît Hamon et le NPA aux côtés d’activistes et d’associations islamistes (tendance Frères musulmans) ainsi que des indigénistes, s’est déroulée conformément à ce modèle. L’opportunisme et le clientélisme de LFI ne fait ici aucun doute : l’engagement du parti mélenchonien dans l’anti-islamophobie vise à séduire l’électorat musulman qui vote majoritairement à gauche.
C’est dans cette nouvelle configuration idéologique que se développent aujourd’hui, en France et en Grande-Bretagne sur le modèle des États-Unis et du Canada, l’activisme « woke » (impliquant d’être « en éveil » permanent face aux « paroles offensantes ») et la « cancel culture » (la culture de l’annulation ou du bannissement visant les personnalités ou les œuvres jugées politiquement non correctes). Ces activistes banalisent un hyper-moralisme et un puritanisme pseudo-antiraciste qui travaillent à la destruction de notre histoire et de notre haute culture, ainsi qu’à la disparition des libertés académiques et de la liberté d’expression dans les universités, et plus largement dans le champ intellectuel.
À quelques exceptions près, les mouvances gauchistes, mais aussi une partie de la gauche, sont passées, face à l’islam politique, de l’indulgence à la complaisance, et de celle-ci à la connivence, voire à la complicité à travers diverses alliances. Après le lancement de la seconde Intifada et le 11-Septembre, la rupture entre la gauche républicaine anti-islamiste et la gauche radicale antisioniste (et anti-système) s’est manifestée de diverses manières dans le champ politique. Au cours des années 2010, elle a tourné à l’affrontement à la suite des attentats jihadistes sur le sol français, illustrés par les attaques meurtrières de Mohammed Merah en mars 2012 et le massacre commis en janvier 2015 dans la rédaction de Charlie Hebdo.
Les effets meurtriers de l’accusation d’islamophobie : ce que révèle l’affaire de Grenoble
La chasse aux sorcières lancée contre de prétendus « islamophobes » à Sciences Po Grenoble, entre novembre 2020 et mars 2021, est une nouvelle preuve que l’islamo-gauchisme existe et fait des ravages dans l’enseignement supérieur. Elle témoigne du fait que des étudiants et des enseignants, engagés à gauche, se sont ralliés à la stratégie rhétorique des islamistes, ce qui relève de l’islamo-gauchisme. Car plus l’islamisme tue, et plus on dénonce l’islamophobie. Telle est la règle d’action des stratèges idéologiques et des propagandistes islamistes. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, on constate que les appels à « lutter contre l’islamophobie » se multiplient, comme si le danger n’était pas l’islamisme mais l’islamophobie.
C’est ainsi que, dans son Rapport 2017, après avoir mentionné les attaques terroristes de 2015 et de 2016 (sans les qualifier d’« islamistes » ou de « jihadistes »), le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) dénonçait une « islamophobie sécuritaire » qui « s’exprime au nom de l’anti-terrorisme et de la lutte contre la radicalisation, en utilisant les moyens de l’État pour perquisitionner, assigner à résidence, ficher, surveiller et punir des personnes dont l’islamité constitue désormais un risque subjectif, en l’absence de criminalité objective ».
Le 4 mars 2021, sur un mur de l’Institut d’études politiques de Grenoble, un collage portait cette inscription accusatoire : « Des fascistes dans nos amphis. Tournier et Kinzler démission. L’islamophobie tue. » L’Unef a aussitôt reproduit sur son compte Twitter l’inscription accusatoire, mettant en danger les deux enseignants, Vincent Tournier et Klaus Kinzler, et les exposant à des menaces et des insultes sur les réseaux sociaux. Par ce geste, le syndicat étudiant a confirmé involontairement ses dérives islamo-gauchistes, observables depuis plusieurs années. Il témoigne aussi du fait inquiétant que, dans certains lieux universitaires, le terrorisme intellectuel règne, expression de la tyrannie des minorités, sous couvert de « féminisme » ou d’« antiracisme politique », et au nom de l’antifascisme et de l’anti-islamophobie.
Critiquer la notion d’islamophobie ou simplement s’interroger sur sa consistance ou sa validité, comme l’ont fait ces deux enseignants, caractérisés par l’un de leurs collègues comme « deux hommes blancs non musulmans » – donc suspects –, c’est, pour les « wokistes » et les nouveaux censeurs, être islamophobe. De la même manière, critiquer l’islam, voire l’islamisme, c’est être islamophobe. Et, paraît-il, « l’islamophobie tue ».
Mais quels sont donc les massacres de musulmans commis en France par des islamophobes ou leurs bras armés ? En vérité, l’islamophobie n’a tué personne en France. Rappelons la dure réalité qui semble insupportable aux anti-islamophobes paranoïaques : en France, nous n’avons assisté qu’à des massacres commis par des islamistes. Depuis 2012, en France, l’islamisme a fait 293 victimes. Des jihadistes ont commis de nombreux massacres de Juifs en tant que juifs. Ce qui justifierait qu’on puisse dire qu’en France l’antisémitisme tue. Ou encore, que l’accusation d’islamophobie tue. Il est donc faux de dire que l’islamophobie tue. Quant à l’accusation d’islamo-gauchisme, elle n’a tué personne. Le reste est fantasme ou délire.
Ce regard paranoïaque est celui du prétendu « antiracisme politique » des islamo-gauchistes indigénistes et décoloniaux. L’appel islamiste à la « lutte contre l’islamophobie » est ainsi devenu le thème le plus mobilisateur dans les milieux islamo-gauchistes, pour entrer en synthèse avec le propalestinisme victimaire toujours attractif, présupposant que le sionisme est « une forme de racisme ».
La « lutte contre l’islamophobie », présentée par les stratèges culturels islamistes comme la principale forme de la lutte antiraciste aujourd’hui, a joué le rôle d’un cheval de Troie pour conquérir la gauche et surtout l’extrême gauche. Les islamistes ont réussi d’abord à imposer le mot « islamophobie » qui permet de criminaliser toute critique de l’islam politique, ensuite à diffuser la vision victimaire du musulman discriminé et « racisé », enfin à convaincre une grande partie de la gauche que la société française était intrinsèquement raciste (infectée par un « racisme d’État » et un « racisme systémique ») et que le prétendu « racisme anti-musulman » était le racisme à combattre prioritairement. Cette partie de la gauche, supposée laïque, s’est ainsi trahie elle-même, au point de ne plus être choquée, lors des manifestations islamo-gauchistes qui se sont multipliées en France depuis l’automne 2000, par les « Allahou akbar », les « sionistes assassins ! » et les « mort aux Juifs ! ».
Il faut souligner les effets de la convergence du discours islamiste intellectualisé de style frériste et du discours décolonial – nouveau catéchisme révolutionnaire de l’extrême gauche –, qui fabriquent du ressentiment dans les populations issues de l’immigration par la dénonciation hyperbolique des « crimes du colonialisme ». Accuser en permanence la France de « crimes contre l’humanité » et de « racisme », c’est produire de la conflictualité ethnicisée et de la volonté de revanche ou de vengeance chez ceux, en particuliers les citoyens de religion musulmane (dits « racisés »), qu’on arrive à convaincre qu’ils sont les éternels « indigènes de la République », en ce qu’ils seraient toujours opprimés et colonisés. C’est du même geste entreprendre de culpabiliser les Français dits « de souche », « blancs », « mécréants » ou « racistes ».
Néo-féminisme misandre et néo-antiracisme identitaire
Le néo-féminisme misandre (dont la vitrine universitaire est constituée par les « études de genre ») et le néo-antiracisme identitaire sont des orthodoxies para-religieuses, des religions séculières ou des gnoses politiques qui partagent les mêmes formes de raisonnement, ont des objectifs qui convergent et incitent à des mobilisations communes, d’orientation révolutionnaire. Ces deux gnoses politiques postulent que le monde est mauvais et qu’il faut en conséquence le détruire pour construire un monde nouveau, peuplé d’une humanité nouvelle. Les idéologues néo-féministes et néo-antiracistes dénoncent l’universalisme, et plus particulièrement l’universalisme républicain à la française, comme une imposture, un masque trompeur de l’impérialisme, du sexisme et du racisme. Ils récusent à la fois l’universalisme et l’égalitarisme, et font la promotion des identités particulières (identités raciales, de genre, etc.) et des différences (d’où le culte de « la diversité »), mais aussi, plus récemment, du « trans ».
Cet anti-universalisme radical est inséparable d’un manichéisme sommaire, fondé sur les oppositions « Blancs vs. non-Blancs », « hommes (cisgenres, hétéros) vs. femmes » et « Blancs (cisgenres, hétéros) vs. LGBTQI ». Les néo-féministes misandres se disent « antiracistes » et adeptes de la « théorie critique de la race », tandis que les néo-antiracistes se disent partisans de l’« intersectionnalité ». C’est ainsi que ces idéologues construisent en commun des ennemis absolus, qu’ils vouent à la mort sociale au nom du « wokisme » et de la cancel culture, qui s’adapte aux spécificités nationales.
Structurés par une vision manichéenne du monde, les discours néo-féministes et néo-antiracistes se caractérisent par une passion négative dominante, la haine, accompagnée de ressentiment et de volonté de vengeance. Le discours néo-féministe misandre, dont la matrice passionnelle est la haine du mâle blanc hétérosexuel (type répulsif par excellence), postule que tous les hommes, mais surtout les Blancs (le cas des non-Blancs est généralement passé sous silence), sont des dominateurs, des exploiteurs et des violeurs réels ou potentiels. Le discours néo-antiraciste identitaire, quant à lui, postule que tous les Blancs sont des dominateurs et des exploiteurs bénéficiant du « privilège blanc » impliqué par l’existence du « racisme systémique » (chimère conceptuelle devenue un objet de croyance). Ce pseudo-antiracisme est en réalité un néo-racisme anti-Blancs.
À travers le néo-féminisme, qui est un pseudo-féminisme, un second sexisme s’est frayé un chemin : le sexisme misandre ou androphobe, qui incite à la chasse aux hommes blancs sélectionnés sur la base de leur célébrité ou de leur notoriété, afin d’alimenter la jalousie sociale et le ressentiment contre les élites blanches/masculines. Parallèlement, à travers le néo-antiracisme identitaire s’est constitué un nouveau racisme : un néo-racisme leucophobe ou anti-Blancs. Les « mâles blancs » sont tous des coupables potentiels et, en attendant leur châtiment, des indésirables qu’il s’agit d’humilier, de marginaliser et de faire taire. Il faut souligner le paradoxe : la dénonciation des discriminations « systémiques » de race et de genre se radicalise alors même que des résultats d’enquêtes convergents montrent que ces discriminations ne cessent de diminuer depuis deux décennies.
La multiplication des réunions « en non-mixité » (de race ou de genre) témoigne de la banalisation, dans les milieux de l’extrême gauche en France, de ce sectarisme identitaire. L’horizon révolutionnaire de ces activistes, à la fois culturel et politique, peut se résumer par quelques verbes d’action : déconstruire, décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser ou désoccidentaliser, voire « déblanchir ». Telles sont les tâches que se donne le nouveau terrorisme intellectuel dit « progressiste », porté par le goût de l’intolérance et de la délation. La volonté de salir, d’abaisser et d’exclure se pare désormais de motifs nobles. Comme souvent dans le passé, les campagnes de diabolisation et de criminalisation se présentent comme de louables entreprises de purification. C’’est ainsi que s’accomplit sous nos yeux la corruption idéologique de l’antiracisme et du féminisme, happés par les bateleurs décoloniaux, qui fatalisent le racisme et le sexisme, afin de rendre attractive leur offre idéologique. Mais il est simplement faux d’affirmer que les « mâles blancs », partout et toujours, seraient intrinsèquement racistes et sexistes.
Il est probable que, par ses excès et ses délires, ce mouvement politico-culturel extrémiste se disqualifiera lui-même et disparaîtra comme ses prédécesseurs. Le lacano-maoïsme, qui triomphait à la fin des années 1960 et au début des années 1970, a disparu dans les poubelles de l’Histoire. Les modes politico-intellectuelles ne sont pas faites pour durer. Mais il est sûr que la séduction de l’extrémisme ne disparaîtra pas.
De mauvaises querelles sur l’expression « islamo-gauchisme »
La première interprétation abusive du terme « islamo-gauchisme » est d’ordre polémique, et se rencontre chez ceux qui veulent illégitimer la notion sans l’analyser. Elle consiste à croire ou à faire semblant de croire que, dans le mot composé, le segment « islamo- » signifie jihadisme ou terrorisme islamiste. Il n’en est rien, du moins dans ma perspective, même s’il est vrai que des partisans ou des défenseurs du jihadisme peuvent se glisser dans les groupes militants qui, se réclamant d’une forme politique de l’islam (Frères musulmans ou salafistes), font alliance avec des mouvances ou des partis gauchistes, à travers des pétitions ou des manifestations, au nom de la cause palestinienne, de la « lutte contre l’islamophobie » ou du combat contre « l’impérialisme » ou le « néo-libéralisme ».
La deuxième interprétation fallacieuse est avancée par ceux qui nient l’existence même du phénomène islamo-gauchiste, y voyant une fiction inventée par « l’extrême droite », entité diabolique qu’ils ne définissent jamais. Cette posture néo-négationniste ou « inexistentialiste » (expression ironique que j’emprunte à Marcel Gauchet) revient à vouloir garder les yeux grands fermés sur des convergences idéologiques, des séductions réciproques et des alliances politiques pourtant observables dans l’espace public. Comment peut-on, par exemple, nier l’existence de cette organisation islamo-gauchiste qu’est le Parti des Indigènes de la République et celle des réseaux décoloniaux internationaux dans lesquels il s’insère ? Comment ne pas voir les indices d’une imprégnation islamiste d’un parti politique comme le NPA ou LFI ? Ou encore d’un syndicat d’étudiants de gauche comme l’Unef, avec sa vice-présidente voilée ? Comment, par exemple, ne pas s’inquiéter de rencontrer les indigénistes Saïd Bouamama et Houria Bouteldja, aux côtés de Tariq Ramadan, participant à la « Journée internationale contre l’islamophobie » organisée le 13 décembre 2014 à l’université Paris 8-Saint-Denis, l’un des temples du gauchisme académique peu à peu rallié à l’islam politique ?
On est en droit de s’inquiéter des multiples tentatives de faire entrer les activistes islamo-gauchistes et pseudo-antiracistes dans les colloques universitaires, sous divers prétextes. Le 14 octobre 2018, l’université Lumière Lyon 2, à l’initiative de la chaire « Égalité, Inégalités et Discriminations » de l’Institut d’Études du Travail de Lyon (IETL), avait prévu d’organiser une journée sur le thème « Lutter contre l’islamophobie, un enjeu d’égalité », en partenariat avec diverses associations militantes. Parmi les représentants de ces dernières, on trouvait des membres de Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), dont le président Abdelaziz Chaambi était fiché S, et du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), accusé depuis, après l’assassinat de Samuel Paty, d’être une « officine islamiste œuvrant contre la République » et dissout à la demande du ministre de l’Intérieur. À la suite d’interventions du Printemps républicain et de la Licra, pointant le caractère « laïcophobe » de la journée du 14 octobre et « l’instrumentalisation politique de l’université » qu’elle impliquait, cette « journée de travail » a été annulée par la présidence de Lyon 2.
La troisième interprétation fallacieuse se rencontre dans le discours de ceux qui font mine de discerner des relents de « complotisme » dans l’expression « islamo-gauchisme », afin de la disqualifier. Des activistes ou des intellectuels pressés, certains stupides, incultes et de bonne foi, d’autres intelligents et de mauvaise foi, rapprochent l’expression descriptive « islamo-gauchisme » d’expressions complotistes classiques comme « judéo-maçonnisme » ou « judéo-bolchevisme ». Ayant consacré de nombreuses études historiques et critiques à ces récits complotistes, je suis bien placé pour dénoncer là un grossier amalgame polémique destiné à nier une réalité idéologico-politique gênante. De telles analogies historiques, fondées sur la similarité formelle de constructions lexicales (le « x-isme »), sont trompeuses. Prenons l’exemple du « judéo-bolchevisme ». Lorsqu’elle s’est diffusée, au début des années 1920, dans certains milieux anticommunistes et antisémites, l’expression « judéo-bolchevisme » signifiait que le bolchevisme était un phénomène juif et que les bolcheviks étaient en fait des Juifs (ou des « enjuivés »). Derrière la révolution bolchevique, il fallait donc voir un complot juif qui avait réussi, donc une prise du pouvoir en Russie par les Juifs. Le « complot judéo-bolchevique » était un complot juif, et la révolution bolchevique une opération juive sous fausse bannière. C’est la thèse d’Alfred Rosenberg et de Dietrich Eckart dès 1919, reprise par Hitler à partir du printemps 1920.
Il n’en va pas de même avec l’expression « islamo-gauchisme », qui ne signifie pas que le gauchisme est un phénomène musulman ni que les gauchistes sont en fait des islamistes. L’expression « islamo-gauchisme » ne fait qu’enregistrer un ensemble de phénomènes observables, qui autorisent à rapprocher gauchistes et islamistes : des alliances stratégiques, des convergences idéologiques, des ennemis communs, des visées révolutionnaires partagées, etc., et ce, sans postuler l’existence d’un complot, puisque les acteurs comme leurs comportements sont socialement visibles et que leurs projets politiques sont connus. En outre, et pour revenir aux faits historiques, alors que les bolcheviks d’origine juive (Zinoviev, Sverdlov, Kamenev, Litvinov, etc.) étaient déjudaïsés et parfois judéophobes, au point d’être dénoncés par les Juifs religieux ou les sionistes comme des « brûleurs de synagogues » – sans compter les « pogroms rouges » commis par l’Armée rouge –, les musulmans alliés aux gauchistes sont au contraire hyper-musulmans et les gauchistes de culture musulmane ou séduits par l’islam politique sont frénétiquement islamocentriques et islamophiles, ce qui explique qu’ils érigent la « lutte contre l’islamophobie » en combat antiraciste principal.
Résumons-nous. Dans le discours anticommuniste contemporain de la révolution bolchevique, l’expression « judéo-bolchevisme » ne désigne pas une alliance entre « les Juifs » et « les bolcheviks » mais sert à dénoncer le bolchevisme comme un moment de l’entreprise juive de conquête du monde, mythe complotiste s’il en est. L’expression « islamo-gauchisme », quant à elle, désigne une alliance observable et revendiquée entre des islamistes de diverses obédiences et des mouvances gauchistes pour qui le rejet de l’héritage historique européen (dénoncé comme « impérialiste », « raciste », « capitaliste », etc.) est au principe de leur engagement politique. La haine de l’Occident est leur haine commune. Elle va de pair avec la haine de l’État Israël et la volonté de l’éradiquer.
Conclusion
La grande question de l’heure me paraît être celle de la corruption idéologique de l’antiracisme. Ce qui me semble prioritaire, c’est de soumettre à une analyse critique sans complaisance l’islamisation de l’antiracisme afin de déjouer le piège de la « lutte contre l’islamophobie », qui entraîne la gauche de la gauche, mais aussi une partie de la gauche, vers des alliances avec certains milieux islamistes, qui commencent par des attitudes complaisantes et des comportements clientélistes. Les milieux révolutionnaires occidentaux ainsi que les intellectuels de la gauche anti-républicaine (ralliée au multiculturalisme et hostile à la laïcité) se sont laissés séduire par la thématique victimaire exploitée d’abord par la propagande palestinienne, ensuite par la propagande islamiste.
Les islamo-gauchistes sont les supplétifs, pour la plupart non conscients de l’être, des islamistes. S’il convient de ne montrer aucune faiblesse face à l’offensive islamo-gauchiste, il ne faut surtout pas tomber dans le piège tendu par les islamistes, en confondant la lutte contre l’islamisme avec un combat contre l’islam et les musulmans. Ce serait pousser les musulmans à se solidariser avec les islamistes.
Il y a de très nombreux citoyens français, de droite et de gauche, qui considèrent que l’islamisme constitue une grave menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés. Peuvent-ils être déclarés « islamophobes » ? C’est là, à l’évidence, un abus de langage et une confusion entretenue stratégiquement par les islamistes eux-mêmes, suivis par les gauchistes qui ont pris leur parti. Ces citoyens sont en vérité « islamismophobes », et ils ont d’excellentes raisons de l’être, au vu des massacres commis par les jihadistes, du séparatisme prôné par les salafistes et des stratégies de conquête des Frères musulmans. Mais ils n’ont rien contre l’islam en tant que religion, susceptible d’être critiquée au même titre que toute religion.
Résumons-nous, en énonçant cinq thèses.
1° L’islamo-gauchisme existe : il s’agit d’un phénomène idéologico-politique observable, qui a une histoire et une préhistoire, celle d’une extrême gauche en quête d’alliés dans ses stratégies de conquête du pouvoir culturel et politique.
2° La notion d’islamo-gauchisme n’est pas un « concept venant de l’extrême droite » pour « diaboliser la gauche radicale ». Il s’agit d’un terme descriptif dont le sens doit être redéfini en fonction de l’évolution des phénomènes décrits, à savoir les alliances entre mouvances islamistes et groupes d’extrême gauche.
3° L’islamo-gauchisme n’a rien à voir avec les mythes complotistes de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, qu’il s’agisse du judéo-maçonnisme ou du judéo-bolchevisme. Affirmer le contraire, c’est être ignorant, stupide ou de mauvaise foi.
4° S’inquiéter de l’endoctrinement islamo-gauchiste dans les universités n’a rien à voir avec une quelconque « islamophobie » ou un « racisme anti-musulman ». C’est s’inquiéter pour l’avenir de l’enseignement supérieur, en particulier dans le secteur des sciences sociales.
5° Critiquer sans complaisance la configuration islamo-gauchiste/décoloniale, ce n’est pas vouloir exercer une quelconque censure ou « discréditer des recherches novatrices » (sic) telles que le postcolonialisme, le décolonialisme, l’intersectionnalité, la « théorie du genre » ou la « théorie critique de la race », c’est montrer que ces prétendues « recherches » ne relèvent pas de la science, mais d’un activisme politique extrémiste, responsable d’un climat d’intolérance croissant dans les établissements universitaires. Démystifier n’est pas censurer. C’est lutter contre l’obscurantisme.
C’est à George Orwell (« Où meurt la littérature », 1946) que j’emprunterai la définition de mon objectif dans cette querelle de l’islamo-gauchisme :
« Ce qui est réellement en jeu, c’est le droit de rendre compte d’événements contemporains de manière véridique, ou du moins aussi véridique que le permettent l’ignorance, les préjugés et les illusions dont aucun observateur ne peut totalement se défaire. »
Annexe
Sur l’antisionisme
Il faut s’entendre sur le terme « antisionisme », qui est ambigu. Pour clarifier la terminologie qui ne cesse d’être obscurcie par l’effet des polémiques, il convient de se donner une définition de l’antisionisme radical ou absolu dénuée d’ambiguïté. Il importe en effet de le distinguer clairement des formes démocratiquement légitimes de critique de la politique menée par tel ou tel gouvernement israélien. L’équivocité du terme « antisionisme » vient de ce que ses emplois oscillent en permanence entre deux significations : d’une part, la critique de telle ou telle politique de tel ou tel gouvernement israélien – ce qui n’a rien de raciste ni de judéophobe –, et, d’autre part, une entreprise de diabolisation de l’État juif, voué à être éliminé comme tel, ce qui relève du racisme. Or, l’antisionisme radical avance sous le drapeau de l’antiracisme. Il représente l’une des formes du pseudo-antiracisme contemporain, au même titre que le décolonialisme, l’intersectionnalisme ou la « théorie critique de la race ». Voilà pourquoi il faut à tout prix sortir de cette zone d’ambiguïté.
Abordé dans sa dimension idéologico-politique, l’antisionisme radical se reconnaît d’abord à son argumentation, dont la finalité est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polémique d’Israël à un « État raciste » ou d’« apartheid », « colonialiste » et « criminel ». Cinq traits permettent de définir le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux :
1° le caractère systématique de la critique d’Israël, une critique hyperbolique et permanente faite sur le mode de la dénonciation publique et recourant aux techniques de la propagande (sloganisation, stéréotypisation, amalgames, lancement de rumeurs, etc.).
2° La pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, c’est-à-dire le recours au « double standard », qui revient à exiger d’Israël un comportement qu’on n’exige d’aucun autre État-nation démocratique. Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’État juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits. La campagne internationale lancée le 9 juillet 2005 par le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) illustre cette pratique, qui consiste à appliquer des doubles standards.
3° La diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction mythiques : le racisme/nazisme/apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot juif mondial (dit « sioniste »), dont la « tête » se trouverait en Israël.
4° La délégitimation, par tous les moyens, de l’État juif, impliquant la négation de son droit à l’existence, donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain. D’où la volonté d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé.
5° L’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal.
Il ne faut pas se laisser abuser par les masques vertueux arborés par ceux qui, rêvant d’éliminer Israël, prétendent aujourd’hui ne faire que critiquer la politique de Benjamin Netanyahou. En bons stratèges idéologiques, ils savent que c’est là la posture la plus acceptable dans les démocraties occidentales. Mais il faut déchirer le voile des illusions rassurantes : derrière les critiques acerbes de Netanyahou aujourd’hui, comme de Sharon hier, c’est l’existence même d’Israël qui est rejetée comme intolérable. L’État d’Israël est dénoncé comme incarnant l’État en trop, il est le seul État-nation à être traité comme une entité nuisible à extirper. Cet antisionisme éradicateur est désormais très répandu, au-delà du cercle de ceux qui en diffusent ouvertement les thèmes. Certes, tous ceux qui, aujourd’hui dans le monde, se disent « antisionistes » ne sont pas antijuifs (ou « antisémites »), mais beaucoup le sont. Tel est le constat que nous devons avoir à l’esprit toutes les fois que nous entendons un militant politique se présenter comme « antisioniste ».