De la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU de 1948, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en passant par la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, toutes décrivent la liberté de pensée, de conscience, et de religion comme un droit fondamental des êtres humains. L’ordre dans lequel ces droits sont cités va du plus large au plus étroit : tout le monde a une pensée et une conscience, pas forcément une religion. Malgré le caractère bien établi de ces droits, un glissement sémantique s’est opéré au fil du temps vers une formulation différente qui aboutit à les entraver ou à les ignorer. La formulation américaine « liberté de religion et de conviction », censée recouvrir le même contenu, s’est imposée dans sa formulation originale : «freedom of religion or belief», en particulier dans l’Union européenne, en lieu et place de la précédente. Mais recouvre-t-elle réellement les mêmes concepts ?
Une traduction qui n’est pas fidèle au sens premier
Il faut bien constater si l’on traduit littéralement l’expression anglaise, cela donne : liberté de religion et de croyance et non pas de conviction. La différence est importante : une croyance s’éprouve et n’a pas besoin de démonstration, tandis qu’une conviction est le fruit d’un raisonnement. L’une appartient au domaine de l’irrationnel, l’autre à celui de la raison. Si la traduction officielle en français paraît plus satisfaisante en introduisant le mot conviction, elle n’enlève pas à la formulation anglaise son caractère partiel. Car la liberté de religion et de croyance est un droit qui ne concerne que ceux qui ont une religion et une croyance. Les athées, agnostiques ou indifférents aux religions ne sont en réalité pas concernés par la liberté de religion et de croyance. On pourrait en rester là et se contenter de constater cette différence sémantique, mais le problème est qu’elle n’a rien d’anodin et qu’elle entraîne une série d’attitudes, de comportements et d’actions politiques dont on peut déplorer le caractère incomplet.
Des conséquences pratiques visibles
La formulation anglaise, prétend prendre en compte toutes les religions et les croyances implique en creux que tout être humain a au moins une religion ou une croyance. Or nous savons que c’est faux pour les trois catégories citées plus haut. L’utilisation de cette formule induit au mieux une non-prise en considération des droits de ces groupes sociaux, au pire une dévalorisation intrinsèque de ce qu’ils sont au motif qu’il leur manquerait une caractéristique « naturelle » qui serait la religion ou la croyance. Il est impossible de ne pas faire un lien avec la situation des athées aux États-Unis qui se plaignent d’être mal considérés.
En effet dans le monde anglo-saxon, la philosophie de la tolérance de Locke reste très présente et l’on sait bien qu’elle n’était prônée qu’entre personnes ayant une religion. Les athées n’étaient pas compris car réputés non fiables précisément parce qu’ils sont non-croyants1. Il est ainsi logique que la devise « in God we trust » figure sur les dollars américains et que le président fraîchement élu prête serment sur la Bible. La même logique pourrait naturellement conduire à imposer des cours de religion obligatoires dans les programmes scolaires, en permettant toutefois à chacun de choisir sa religion afin de ne « léser personne ».
Et pourtant, paradoxalement, l’association américaine American Atheists écrit sur son site : « nous nous battons pour une véritable liberté religieuse » 2, en reconnaissant qu’ils n’en bénéficient pas, mais ils continuent d’utiliser une formulation qui omet la liberté qu’ils réclament. D’ailleurs, ils restent dans une logique bien américaine et disent soutenir « la séparation de la religion du gouvernement » (et non pas la séparation des religions et de l’État ) 3. Autrement dit, ils considèrent que les religions doivent être protégées des agissements abusifs de l’État, alors qu’en France, les républicains de 1905 cherchaient à protéger la République des débordements du clergé catholique.
Citons une conséquence très concrète de l’usage de la liberté religieuse en lieu et place de la liberté de conscience. La Commission européenne a créé en 2016 le poste d’un envoyé spécial pour la liberté de religion et de conviction à l’extérieur de l’Union européenne et l’a confié au Slovaque Jan Figel. À l’origine il s’agissait de plaider pour que cessent les discriminations qui touchaient les minorités religieuses et les chrétiens d’Orient en particulier.
S’il paraissait légitime que l’Union européenne intervienne au Proche-Orient, ou en Afrique pour protéger ces populations, il était beaucoup moins justifiable qu’elle restreigne son action aux croyants. Et c’est pourtant ce qui s’est produit puisque Jan Figel a surtout agi pour encourager le dialogue entre les cultes en multipliant les rencontres avec les responsables religieux, mais il ne s’est jamais prononcé par exemple, contre le projet de loi en discussion au Parlement égyptien en 2018 qui visait à pénaliser l’athéisme. L’un d’entre eux, Ahmed Harkan, ancien salafiste devenu athée, était empêché de quitter le pays et menacé de mort en sa qualité d’apostat de l’islam. Il avait entamé une grève de la fin en 2019 pour réclamer sa liberté.
À la fin de ce mandat, très controversé en particulier au sein du Parlement européen, Jan Figel n’a pas été reconduit et le poste est resté vacant plusieurs années. Il a été renouvelé en 2022 et c’est Frans van Daele, un ancien diplomate belge, à la fois reconnu et respecté dans son pays qui a été nommé.
Les associations laïques avaient demandé à la Commission de modifier le nom de cet envoyé spécial en « envoyé spécial pour la liberté de conscience et de religion », ce qui aurait levé toute équivoque sur le contenu de sa mission. Elles n’ont pas été suivies sur ce point, mais la lettre de mission de l’envoyé précise l’étendue de sa mission aux non-croyants et il faut reconnaître que Monsieur van Daele semble avoir compris la nécessité de rester vigilant sur la question de la liberté de conscience des personnes qui n’ont pas de religion. Il s’y est formellement engagé et se tient à la dispositions des associations laïques pour en rendre compte. On voit bien cependant que cette situation ne peut être satisfaisante car on risque toujours qu’à l’avenir, lorsqu’un nouvel envoyé spécial sera désigné, on oublie de nouveau les libertés des athées, agnostiques et indifférents aux religions.
Il reste cette question pendante : pourquoi refuser d’adopter systématiquement la formulation inscrite dans nos déclarations ? Pourquoi refuser d’y revenir quand on s’en est écarté ? Est-ce la force de l’habitude ? La conséquence des pressions américaines en la matière ? La conséquence de l’action de lobbies religieux qui redoutent par-dessus tout la sécularisation de la société ? La crainte des politiques d’avoir à affronter une réaction négative de la part des responsables religieux ? Nous n’avons pas la réponse et peut-être tous ces facteurs contribuent-ils au maintien de l’usage actuel.
Le recul croissant de l’adhésion comme de la pratique religieuse enregistré dans l’Union européenne, année après année par les différentes études internationales, rend la thèse de la religion comme composante naturelle de l’être humain de plus en plus indéfendable. Dans plusieurs pays de l’Union, ceux qui se disent sans religion sont maintenant majoritaires.
Bizarrement, nombreux sont ceux qui prédisent un retour des religions en Europe, alors qu’aucune statistique solide ne peut étayer une telle affirmation. On peut tout juste avancer que la religiosité de ceux qui sont attachés à une religion semble accrue. Mais cela concerne une infime minorité et ne saurait justifier qu’on continue d’ignorer la liberté de conscience de tous au profit de la liberté de religion de quelques-uns.