Par François Rastier
Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire (2003), Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos[1], invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». L’islamisme serait alors de gauche et Judith Butler, référence mondiale de la théorie du genre, expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale[2] ». Ils feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, selon Michael Hardt et Toni Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euroaméricaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique. » (Empire, 2000, p. 149).
Cette révolution antimoderne rappelle fort la « révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar. Par cette formule euphémique, Armin Moehler désignait le mouvement de pensée qui a préparé l’instauration d’un État total justifié par une obscure théologie politique[3] et radicalement opposé aux valeurs de la modernité que sont la démocratie, les droits de l’homme, l’autonomie des citoyens, l’égalité entre hommes et femmes, l’État de droit.
Aujourd’hui, l’Iran khomeiniste aurait montré la voie de cette révolution, selon Hardt et Negri : « Dans la mesure où la révolution iranienne a exprimé un profond rejet du marché mondial, elle pourrait être considérée comme la première révolution postmoderne ».Outre que l’Iran fait partie du marché mondial et ne cesse de dénoncer les restrictions d’accès, rappelons que l’Iran Times célèbre chaque jour les accords commerciaux internationaux de l’Iran.
Peu importe, on a compris que la révolution postmoderne qui est ici donnée en exemple paradigmatique est l’instauration d’une théocratie, qu’elle soit chiite ou sunnite, comme le califat selon Daech. Dans cette métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates, des journalistes indépendants ou des défenseurs des droits de l’homme illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de vérité a été reconnu par Michel Foucault, soutien de Khomeiny, dès l’instauration sanglante de la République islamique : l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous[4] ». L’état d’exception crée sa propre vérité, c’était déjà le thème de penseurs nazis comme Martin Heidegger et Carl Schmitt.Il reste que, dans ce régime de vérité, les démocrates et les laïques sont impitoyablement réprimés : rappelons les trente mille prisonniers politiques massacrés en 1988 sur l’injonction d’une fatwa de Khomeiny et la conférence négationniste internationale organisée en 2006 par Ahmadinejad. Depuis, en Syrie, les groupes djihadistes de différentes obédiences n’ont rien de plus pressé que de combattre les résistants laïques ou simplement démocrates.
Une telle orientation « révolutionnaire » a trouvé en France divers échos, notamment après les premiers attentats de 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, qui visaient tout à la fois la laïcité et le judaïsme. Il faudrait revenir sur l’ouvrage d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, qui traite du catholicisme « zombie » (sic), non de l’islamisme… Pour sa part, Alain Badiou, dans le racinien Notre mal vient de plus loin, penser les tueries du 13 novembre, crédite les criminels d’un « héroïsme sacrificiel ». Moins chanceux, Jean-Marc Rouillan, ancien leader d’Action directe, qui avait simplement évoqué le « courage » des terroristes, fut condamné à huit mois de prison pour apologie du crime. Le « courage » des meurtriers était déjà vanté par la philosophe Susan Sontag dans sa contribution au numéro spécial du NewYorker sur l’attentat du 11 septembre 2001.
Badiou justifia aussi le nihilisme, « subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme mondialisé », puisque « c’est la fascisation qui islamise et non l’islam qui fascise ». Passons enfin sur Onfray, dont des entretiens ont été repris dans des vidéos de Daech, comme cette déclaration au Point du 15 novembre 2015, soit deux jours après les attentats du 13 novembre, sous le titre « La France doit cesser sa politique islamophobe » : « Si nous continuons à mener cette politique agressive à l’endroit des pays musulmans, ils continueront à riposter comme ils le font. La France devrait cesser cette politique islamophobe alignée sur les États-Unis[5]. »
À propos de ces penseurs, Boualem Sansal a parlé d’« idiots utiles », mais, pour fondée qu’elle paraisse, cette formule de tradition léniniste néglige que leurs propos sont parfaitement concertés et même adroits si l’on en juge par leur diffusion. De fait, nos penseurs radicaux partagent avec les islamistes les mêmes ennemis, l’Occident fantasmé, la démocratie, les droits de l’homme, la justice internationale, la rationalité. Tous redoutent que l’État de droit ne désarme et ne dissipe leurs théologies politiques, qu’elles s’appuient sur Sayyid Qutb ou Hassan Al Banna, Martin Heidegger ou Carl Schmitt.
Un bon nombre de philosophes radicaux, de Nancy à Vattimo, Agamben, Žižek, Badiou récusent l’État de droit en invoquant Heidegger – qui, avant même la publication de ses écrits les plus antisémites et ouvertement hitlériens, s’attira le suffrage de divers islamistes, de Abdul Rahman Al Badawi à Ibrahim Vadillo. Ahmad Fardid en Iran s’en revendiqua pour créer une école de pensée dont est issu Mahmoud Ahmadinejad.
Au demeurant, les idéologues de Daech maîtrisent parfaitement la rhétorique postcoloniale et la mettent à profit pour recruter. S’ils sont évidemment réservés à l’égard de la théorie du genre, ils mettent sur le même plan action humanitaire, croisades et génocides. Ils ne sont pas les premiers : naguère Derrida dressait dans Le Monolinguisme de l’autre la liste des méfaits secondaires de la « pulsion coloniale » en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides » (1996, p. 47).
Sur la chaîne qatarie Al Jazeera, fort proche des Frères musulmans, le philosophe déconstructeur Slavoj Žižek, devint le commentateur attitré des révolutions arabes[6] pour les mettre en garde contre les démocraties occidentales – et la démocratie élective, fort peu appréciée dans le Golfe. Sur le site de cette chaîne, dans un hommage à Derrida, le philosophe postmoderne Santiago Zabala met aussi en garde contre ceux qui « croient encore à des idées nostalgiques et dangereuses comme l’“objectivité”, la “réalité”, la “vérité”, les “valeurs” comme préconditions de la démocratie », car il s’agit de « la recherche d’affirmations fanatiques et absolues[7] ». En effet, le fanatisme absolutiste des démocrates doit être dûment dénoncé dans les médias de la féodalité qatarie.
En quoi cependant nos penseurs radicaux seraient-ils aujourd’hui utiles aux islamistes ? Le but des attentats n’est pas seulement de s’en prendre à des symboles comme Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Musée juif de Bruxelles, la fête du 14 juillet à Nice. Au-delà de la sidération de la violence, il s’agit pour les islamistes de désorienter l’opinion, d’empêcher la réflexion, d’inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, en poursuivant la violence par d’autres moyens, nos idéologues peuvent prétendre ainsi à la mission historique de supplétifs.
Un dernier exemple. Sandra Laugier, philosophe hamoniste fort influente au CNRS, spécialiste du genre et du care, cosignait dans Libération avec Albert Ogien (déjà co-auteur de Antidémocratie), deux mois après la décapitation de Samuel Paty, un article intitulé « Les forcenés de la République ». Ils affirment : « Cette réduction de la République à la laïcité conduit le dernier carré des dévots à monter au front dès qu’il pressent un danger de mise en cause de ce pilier de l’ordre républicain […]. Cela irrite les exaltés de la laïcité, qui ont trouvé un exutoire à leur frustration : la présence musulmane. C’est ainsi qu’ils en viennent à confondre la défense des ’’valeurs de la République’’ avec une croisade contre une minorité, désignée à la vindicte collective » (12 décembre 2020). Faut-il déplorer que les enfants musulmans soient contraints de fréquenter l’école laïque et de subir un « marquage informatique » ? Issue de la complosphère islamiste, l’accusation de « marquage informatique », popularisée par une ministre pakistanaise, avait été dénoncé comme une fake news dès le 22 novembre, trois semaines auparavant.
Qui donc est menacé par « les forcenés de la République » ? Accusé de discriminer les jeunes musulmans, Samuel Paty n’était-il pas un de ces forcenés ?
[1] Ilich Ramírez Sánchez, L’Islam révolutionnaire, Monaco, éd. du Rocher, 2003.
[2] « Judith Butler responds to attack : “I affirm a Judaism that is not associated with state violence” », Mondoweiss <http://mondoweiss.net/2012/08/judith-butler-responds-to-attack-i-affirm-a-judaism-that-is-not-associated-with-state-violence>, août 2012.
[3] Annoncée notamment par Carl Schmitt, Théologie politique (1922), Spengler, Le Déclin de l’Occident (1918-1922), et par Arthur Moeller van den Bruck, Le IIIe Reich [Das Dritte Reich] (1923). Heidegger en a repris les thèmes principaux, du Discours de rectorat jusqu’aux Cahiers noirs qui paraissent à présent.
[4] In Janet Afary et Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution : Gender and the Seductions of Islamism, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 125. Voir aussi la synthèse de Michael Walzer, « Islamism and the Left », Dissent, <https://www.dissentmagazine.org/article/islamism-and-the-left>, hiver 2015.
[5] Traduit en arabe, son entretien avec Jean-Jacques Bourdin en 2013 sur France 24 lui avait valu maints suffrages islamistes, tout à fait justifiés : « On ne va pas faire la loi chez les musulmans. Les musulmans sont chez eux [sic]. Dans ces cas-là, pourquoi on ne va pas faire la loi en Israël… Il faut arrêter de faire la politique coloniale qui est la nôtre, sous prétexte que ce serait les droits de l’Homme qui nous animeraient ! »
[6] Son dernier livre a d’ailleurs été recensé et encensé sur Al Jazeera par Santiago Zabala, figure de l’heideggérianisme hispanophone, collaborateur de Gianni Vattimo et lui aussi coauteur de Deconstructing Zionism (in Vattimo et Marder, 2014, op. cit.).
[7] Voir <www.aljazeera.com/indepth/opinion/2014/03/ten-years-without-derrida-20143291559170321.html>.