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L’Occident déboussolé de Jean-Loup Bonnamy : compte-rendu

L’Occident déboussolé de Jean-Loup Bonnamy : compte-rendu

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, normalien et agrégé d'histoire, est un spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères.

Note de lecture de L’Occident déboussolé de Jean-Loup Bonnamy, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2024 (21 E.).

Normalien, agrégé et docteur en philosophie, Jean-Loup Bonnamy est surtout professeur dans un lycée du grand bassin parisien, à Château-Thierry. Il est en outre marqué par ses origines et sa jeunesse franc-comtoises. Natif, « donc », de la France périphérique où il travaille et réside, Bonnamy est aussi un bon connaisseur des milieux académique et médiatique parisiens. Le premier pour y avoir fait une grande partie de ses études, notamment à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm -dont la crise terminale sera achevée quand cette école du professorat ne formera plus aucun professeur (ndlr)–, et le second pour avoir fait une incursion d’un an dans diverses émissions de Cnews, puis d’une nouvelle année comme « Grande gueule » intermittente dans l’émission de RMC.

Bonnamy est un observateur affuté et critique du monde contemporain -il s’est spécialisé dans la géopolitique mondiale-, et de notre société en crise, dont il connaît plusieurs institutions emblématiques de ses bouleversements. Ce grand lecteur atypique détonne parmi les trentenaires, trop souvent amateurs de séries et épris d’eux-mêmes : il demande du sens et des comptes au monde dans lequel il est advenu. A l’inverse des quinquagénaires et sexagénaires, qui avons vu notre monde s’affaisser, et notre société se déconstruire avec un zèle enthousiaste -illustrant la prédiction qu’Albert Camus ne put conjurer : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse »-, Jean-Loup Bonnamy est advenu dans un monde défait. L’ayant compris, il est un des premiers écrivains de sa génération à évoquer ce monde disparu à partir des reliefs de sa décomposition, qu’en lecteur éclectique et assidu, il appréhende avec finesse.

Son dernier essai, L’Occident déboussolé -qui se lit avec grande facilité car très bien écrit- est une brillante psycho-archéologie de notre société occidentale -française en particulier- malade. L’archéologie du savoir se mue ici en archéologie de la déconstruction. L’Occident déboussolé n’est pas malade ni victime d’agressions extérieures, mais de sa propre décomposition. L’expliquer ne consiste ni à faire des procès de sorcellerie (contre l’immigration, Poutine, les Chinois ou l’Islam), ni à engager une grande réflexion théorique ou philosophique sur l’effondrement des civilisations, mais à analyser de manière factuelle, au moyen d’illustrations bienvenues, d’anecdotes vécues qui illustrent les têtes de chapitres, ce curieux abandon de leur civilisation par les Français et par les Occidentaux. Ce processus a été engagé depuis les années soixante sous la direction de véritables prescripteurs de l’effondrement. La clé explicative se trouve dans une haine inextinguible de soi, de sa langue, des générations antérieures -et de leurs classes dirigeantes en particulier- et du tissu (chaîne et trame confondues) qui forge notre civilisation. « Il n’y a pas de civilisation française » (ni de culture d’ailleurs) a pu dire un président de la République non-française -si l’on comprend bien.

Ce qui frappe Bonnamy, c’est la centralité, la primauté et l’exception occidentales que conservent et protègent envers et contre tout nos déconstructeurs. Bien qu’ils réfutent absolument et sans aucune concession la domination occidentale sur le monde des siècles passés -qu’ils vouent de ce fait aux gémonies-, ceux-ci ont conservé le même biais explicatif que leurs ancêtres « civilisateurs » : après que l’Europe a voulu transformer et « civiliser » le monde, celle-ci serait devenue la source et la cause principale de ses malheurs (guerre, pauvreté, émigration, crise écologique etc.). Aveugles à l’effondrement démographique et politique de l’Occident, à l’avènement d’un « sud global » en cartel des dictatures, ainsi qu’au surgissement d’un monde réellement multipolaire, les nouveaux dévots d’un occidentalisme inversé continuent de croire en la permanence de la domination occidentale : ils ne s’intéressent aux meurtres de personnes de couleur que s’ils sont commis par des « blancs », et de même à la crise écologique dès si elle est imputable à l’Occident ; dès lors qu’un génocide est commis sur la planète, ils s’empressent d’en endosser la paternité (ou maternité) ; et quand des non-caucasiens commettent des crimes aux États-Unis ou en Europe, ils s’empressent d’occulter les faits et d’euphémiser la responsabilité desdits criminels. Ainsi se transmet en s’inversant la « folie de l’homme blanc », expression d’André Malraux heureusement débusquée par Bonnamy, qui érige l’Occident en cœur battant du système-monde.

La marche vers l’abîme décrite par l’auteur a peu à voir avec un choc des civilisations, qui opposerait un Occident affaibli à ses adversaires les plus déterminés (Islam, Russie, Chine…). Il s’agit plutôt, nous dit Bonnamy, d’un choc des incultures qui se déroule sur notre propre sol. Celle-ci met aux prises de jeunes Français et Américains dé-racinés et déculturés par leurs aînés, avec les jeunes immigrés venus du sud, auxquels les mêmes ont interdit de « s’intégrer » à une civilisation qui a perdu son logos, son espérance et la conscience même de son existence. On a compris comment Bonnamy nous conduit sur le chemin du wokisme, -cet « enfant monstrueux des Lumières », qui retourne l’échec de la promesse universaliste du XVIIIe siècle -l’avènement d’une humanité nouvelle, égalitaire et heureuse- contre ses concepteurs, au nom du différencialisme culturel et racial.

Le radicalisme religieux des Américains, en mutation vers un « protestantisme zombie » (expression « empruntée » à E. Todd), s’est emparé de ces idées folles dont il a forgé la nouvelle doxa des campus américains et de la jeunesse bourgeoise étudiante occidentale. Derrière cette idéologie courent vieux idéologues d’extrême-gauche, capitalistes, communicants et ennemis de l’Occident. Un brouet dont Bonnamy nous invite à sortir au plus vite pour le bien de tous, dans le respect mutuel des cultures, de leurs particularismes et de leurs richesses.

On ne saurait trop recommander la lecture de ce riche essai décomplexé, intelligent et cultivé.

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