[par François Vazeilles 1]
Science, pseudosciences … et mauvaise science … « officielle »
Les pseudosciences ont du succès dans des revues grand public dédiées à des phénomènes qualifiés d’extraordinaires et non expliqués, semble-t-il, par la Science, et même via les grands médias qui ne savent pas discriminer Science et pseudosciences en raison, d’une part, du petit nombre de journalistes scientifiques qualifiés et, d’autre part, de l’attrait du sensationnel ou de ce qui est identifié comme tel. L’argument d’autorité jouant un rôle essentiel, le grand public a du mal à identifier les ″vrais″ scientifiques des ″savants autoproclamés″ qui mettent en avant des CV bidons ou largement gonflés, ou encore des ″savants″ accrédités uniquement par les médias, le ″vu à la télé″ ayant autant voire plus de valeur que la reconnaissance réelle par les pairs ignorée par le grand public.
Mais qu’en est-il des propres acteurs de la Science ? Ceux-ci pourraient-ils non seulement malmener la Science et sa bonne pratique, mais aussi en présenter des visions déformées aux personnes curieuses de s’informer ?
La difficulté apparait dès que l’on veut définir ce que sont la Science et la démarche scientifique. Pas du tout parce que ce serait impossible, mais parce qu’il ne faudrait pas le faire d’après certains! Il en résulte que ce refus de définition conduit à de la mauvaise science, voire à des dérives. C’est ce que j’explique dans ma publication intitulée ″Science et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? ″ [2]. Comme il n’est évidemment pas possible de retranscrire, ici, les 58 pages de ce document, avec une bibliographie comptabilisant plus de 100 références, je ne donnerai que quelques exemples, invitant le lecteur à prendre un peu de temps pour consulter les analyses détaillées citées dans [2] et dans mes autres textes qui seront présentés par la suite.
Les critères essentiels que sont la raison, l’objectivité, l’universalité, le recours à l’expérience et à la nature, la réfutabilité (Popper), l’économie en hypothèses (rasoir d’Ockham), l’avis des pairs, le consensus, la causalité, et les deux piliers étroitement imbriqués que sont les approches théoriques et les approches expérimentales, s’opposent à la pensée postmoderne qui prône, en particulier, le relativisme, rejette plus ou moins explicitement la raison et l’objectivité, et n’est pas étrangère à certaines évolutions de la société allant de l’écologisme radical au ″wokisme″. Mais le postmodernisme n’a pas l’exclusivité des rejets, avoués ou non, de ces critères, l’ignorance en est souvent les vecteurs.
L’application de ces invariants propres à la Science serait-elle un frein à la recherche ? Il n’en est rien, bien au contraire ; c’est ce qui se passe dans nos laboratoires et dans toutes les disciplines, y compris les sciences humaines et sociales. Cette Science n’interdit pas le doute, l’échec, reconnait l’erreur; mais nous savons que si la bonne pratique est respectée, l’échec permet d’avancer et l’erreur sera découverte par les auteurs ou d’autres chercheurs. Il serait bien inconcevable que des acteurs patentés de la Science puissent renier ces critères… Et pourtant, des acteurs des organismes nationaux de l’enseignement et de la recherche rejettent la raison, ou encore l’objectivité, l’universalisme des connaissances, l’avis des pairs, le consensus ; se méprennent sur ce que signifient les approches théoriques et les modèles ; réfutent la sanction expérimentale par le recours à la nature. Nous allons découvrir un échantillon représentatif de la diversité de ces intellectuels: philosophes, sociologues, écrivains, microbiologiste, physiciens, ingénieurs, médecins…
Science et pseudosciences
Vouloir définir la Science et la démarche rigoureuse qui permet de la qualifier comme telle (avec une majuscule !) est considéré un acte violent selon Aurélien Barrau (Professeur de physique à l’université Grenoble-Alpes). Or la quasi-totalité des chercheurs applique, sans souffrir, les critères qui s’imposent à toute la communauté scientifique, gage de cette approche universelle de la Science.
Seule compterait la rhétorique d’après Pascal Bruckner 2 et Alain Finkielkraut 3, la caution du réel devenant facultative. Exclure la caution du réel revient à renoncer à la rationalité. Quant à exiger uniquement la rhétorique, Jacques Bouveresse 4 précise que la littéralité n’est pas un critère des écrits scientifiques. Cela ne signifie pas, bien entendu, que la qualité de la langue, en l’occurrence le Français, doit être sacrifiée. En outre, dans de nombreuses disciplines – dont la mienne, la physique des particules aux hautes énergies – les publications sont rédigées en anglais. Ce « tout anglais » pourrait être critiquable ; ce thème a été l’objet d’un colloque ISCC 5 organisé par Michaël Oustinoff 6 et Dominique Wolton 7 et intitulé « Communication et Mondialisation – La remise en cause du tout-anglais » [3]. Invité à ce colloque par Michaël Oustinoff pour expliquer pourquoi la langue anglaise est « l’outil obligatoire » dans nos collaborations à l’échelle mondiale au CERN et dans la diffusion des résultats, mon exposé reçut un accueil favorable de Claude Hagège 8, linguiste et philosophe qu’il est inutile de présenter ici, qui combat le « tout anglais » et intervenait également à ce colloque.
Cette qualité du Français, lorsqu’il est employé, est au service du thème étudié, qu’il s’agisse d’un problème scientifique précis ou d’une discussion plus générale sur la Science. Il est inutile de s’inspirer de certains penseurs postmodernes aux textes absconds ou pompeux (Derrida, Lacan, …) ou faisant appel à des analogies malvenues (Deleuze, …), ce qui est aussi le cas d’Alain Badiou qui se présente, modestement, comme étant « le philosophe français vivant le plus demandé, commenté et traduit dans le monde », et qui agrémente ses écrits philosophiques de notions mathématiques, assimilées ou non, bien étrangères à ses lecteurs philosophes, à moins que ces derniers comprennent vraiment ce qu’un physicien ne comprend pas.
Définir la Science et sa bonne pratique, établir des normes ne sont pas du goût d’autres scientifiques, par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond 9. Pour Bruno Latour 10, le recours à la nature n’est pas la bonne issue pour résoudre une controverse scientifique. C’était également la position de Michel Foucault, qui inspira fortement l’approche postmoderne.
D’autres auteurs, comme l’essayiste Jean Staune ou l’ingénieur de recherche hors classe au CNRS Philippe Guillemant ont une vision spiritualiste de la science, ce qui va à l’encontre du matérialisme méthodologique de la science. Blaise Pascal – mon illustre concitoyen – connaissait bien les mathématiques … et considérait que la religion et la science sont deux mondes parallèles. Ce sujet est aussi très bien traité par le sociologue Yves Gingras : « L’impossible dialogue. Sciences et religions » [4].
La rationalité est mise en cause par le médiatique Aurélien Barrau dans l’un de ses ouvrages intitulés « De la vérité dans les sciences » et par le non moins médiatique Didier Raoult dans son livre « De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne », paru bien avant la pandémie Covid19. J’invite le lecteur à consulter mes recensions de ces deux ouvrages [5, 6]. Pour Jean-Michel Besnier 11 [7] : « les phénomènes complexes auxquels nous sommes confrontés nous ont obligés à en rabattre sur nos prétentions à être rationnels ». Il ajoute : « Bachelard disait, en 1937, qu’il faut promouvoir « une épistémologie non-cartésienne », on mesure combien il avait raison ».
Curieusement, Aurélien Barrau et Didier Raoult rejettent également, ou ne veulent pas comprendre, le critère d’économie en hypothèses. Ils sont également favorables à la communication de résultats au grand public ou à la presse avant leurs présentations aux experts du domaine, le jugement préliminaire des pairs étant donc écarté.
Le consensus est rejeté par Didier Raoult au bénéfice du « sachant ». Mais qui décide qu’une personne sait ? La réponse est l’argument d’autorité cher au postmodernisme.
La mise au point de théories et la formulation d’hypothèses peuvent interpréter des résultats expérimentaux, mais elles peuvent aussi, dans d’autres cas, précéder des expériences à venir. C’est un aspect que ne comprend pas, encore, Didier Raoult qui privilégie la sérendipité – un autre anglicisme -, croyance tenace qui correspond rarement à la réalité de la recherche expérimentale … mais valorise le « découvreur » qui sait voir ce qui n’est pas prévu. Les découvertes récentes dans les sciences dures confirment la solidité des deux piliers théories et expériences : la mise en évidence expérimentale de la particule « boson de Higgs » 48 ans après sa formulation théorique, les mises en évidence expérimentales, indirectes puis directes, des ondes gravitationnelles et des Trous noirs, un siècle après leurs prévisions découlant de la relativité générale.
Il y a aussi l’incompréhension de l’approche expérimentale, voire son rejet. Nous avons déjà cité Bruno Latour, mais c’est un trait commun à la plupart des intellectuels postmodernes et des précurseurs ou inspirateurs de cette école de pensée. Frédéric Nietzsche considérait « [qu’il] n’est pas vrai que l’essence des choses apparaisse dans le monde empirique », et cette attitude persista avec Edouard Le Roy, Oswald Spengler…
Aujourd’hui, le physicien théoricien Jean-Marc Lévy-Leblond avoue, lors de ses conférences, qu’il comprend mal l’approche expérimentale – pourquoi pas, ce n’est pas honteux -, mais alors pourquoi éprouve-t-il le besoin de porter sur elle des jugements aussi peu flatteurs que « la méthode expérimentale se limite à un plat accord avec la théorie… » ; ou encore pourquoi critiquer les travaux des expérimentateurs travaillant dans le domaine de la physique des particules, au CERN, en déplorant, à tort et à propos de la norme de reproductibilité : « pour découvrir le boson de Higgs … jamais personne ne refera exactement la même expérience », alors que deux expériences indépendantes et concurrentes sont en cours – Atlas et CMS – depuis l’année 2009 et vont fonctionner encore pendant au moins 25 ans après la découverte en 2012. De plus, il accuse même ces expérimentateurs de ne pas toujours comprendre la physique qu’ils étudient. Ailleurs, rapporté par le philosophe Jean-Michel Besnier [7], il va même plus loin lorsqu’il affirme que « … depuis la relativité et la mécanique quantique, en gros depuis les années 1930, la science n’a rien produit de significatif. Elle est devenue science appliquée, seulement soucieuse de produire des effets et résignée de plus en plus à délaisser la recherche des causes ultimes des phénomènes naturels ». Il occulte l’importance des concrétisations expérimentales des prévisions théoriques que nous avons déjà signalées, et aussi les travaux théoriques visant à unifier ces deux grandes théories générales que sont la mécanique quantique et la relativité générale, en particulier les travaux sur les super-cordes et la gravité quantique à boucles.
Cette attitude illustre parfaitement la notion de « dénialisme », néologisme issu du mot anglais « denialism » [8], « le refus systématique, buté et doctrinaire, de faits avérés ou de théories faisant consensus ». Ce « dénialisme » conduit, très souvent, au dénigrement et même à la calomnie. Les commentaires des philosophes Jean-Michel Besnier et Yves Michaud[7], professeurs d’université, appuient ceux de Jean-Marc Lévy-Leblond, le premier découvrant que la recherche fondamentale puisse se faire en équipe, ce qui serait le signe de l’affaiblissement du QI des chercheurs (sic), le second regrettant l’oubli du recours aux hypothèses (contrairement à Didier Raoult qui récuse les hypothèses) au profit de la sérendipité.
Le philosophe Dominique Lecourt, professeur d’université et épistémologue réputé, soutenait Raymond Piccoli (directeur d’un laboratoire non académique sur la foudre, présenté généralement comme astrophysicien, information inexacte), lorsque celui-ci écrivait dans une note de l’Institut Diderot que la recherche française est dans un état lamentable, proche de la nécrose, lié à son organisation et aux pratiques frauduleuses de ses chercheurs (voir ma recension [9]), y compris dans les sciences dures, L’auteur affirme sans hésitation que « cette hard science est depuis longtemps décriée pour son inefficacité et se fait de plus en rare… manipulation de données, voire l’invention ». Comment pourrions-nous en douter quand Edouard Husson (historien, professeur à l’université de Cergy-Pontoise) évoque la fraude croissante dans les publications dans les sciences dures [10]. Ces trois auteurs n’étayent leurs dénonciations par aucune source : quid des organismes officiels de recherche qui n’éprouvent nullement le besoin de rectifier des propos à peine … calomnieux ?
L’aspect universel de la recherche ne convient pas à tout le monde. Citée par pascal Engel [11], la philosophe, directrice de recherche au CNRS, Barbara Cassin, récipiendaire de la médaille d’Or du CNRS, la plus haute récompense attribuée par cet organisme, défend un « relativisme raisonnable… L’universel est une stratégie plutôt qu’une valeur… Il est relatif ». Pascal Engel conclut qu’un « universel relatif… semble bien ne pas être un universel du tout ». Nous pouvons remarquer qu’elle a collaboré, durant son parcours qui l’a conduit jusqu’à l’Académie française, avec de nombreux philosophes et intellectuels, ce qui est normal, mais parmi eux nous trouvons, sans être vraiment étonnés, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jacques Derrida, et même Alain Badiou. Pascal Engel cite également le philosophe David Rabouin (Chargé de recherche au CNRS dans un laboratoire de l’Université Paris-Diderot) lorsqu’il « évoque un universalisme local » ; Engel conclut que « l’universalité semble devenue un croquemitaine de la pensée ». Effectivement, un « universel relatif » et un « universel local » sont des concepts qui défient la logique scientifique !
Un autre exemple révélateur du rejet des critères de la Science ne sera pas sans lien avec le développement qui va suivre ; il concerne le rejet de l’objectivité selon le philosophe Florian Cova (Professeur Assistant au Département de Philosophie de l’Université de Genève): « La fin du culte de l’objectivité… cela n’a pas de sens de demander aux scientifiques d’être objectifs… la science ne requiert pas du scientifique qu’il soit objectif… », ce que je conteste évidemment [12]. Ce rejet au profit de la subjectivité signifierait que la Science perd son aspect universel, puisqu’il deviendrait impossible de comparer des recherches sur un même thème. Je préfère évidemment les propos de Pascal Engel évoquant « l’objectivisme cognitif » [11] en ces termes: « nous pouvons avoir une connaissance d’une réalité objective indépendante de notre esprit ».
Mais la position la plus extravagante est celle défendue par un agronome de l’INRAE, appuyée par d’autres chercheurs appartenant à AgroParisTech, VetAgro Sup et l’Université, et faisant référence à d’autres chercheurs du CNRS et de l’Université, dont le sociologue Jean Foyer [13].
Une mauvaise science … officielle ?
Cet agronome de l’INRAE ne se contente pas de mettre en doute quelques-uns de ses critères, il rejette résolument la Science dite « normale » au profit d’une « science extraordinaire » … et forcément d’avenir, où se confondent subjectivité et objectivité. Sa « démonstration » associe deux domaines effectivement absents de la « science normale » : la biodynamie et la sociologie … « quantique » (eh oui !). Cela valait la peine d’en donner une analyse détaillée et sourcée, en choisissant un titre associant, sous une forme concise et interrogative, ces deux domaines: « La biodynamie crédibilisée par la sociologie quantique … et réciproquement ? ». Il va sans dire que cette forme interrogative vise à traduire la surprise la plus totale et certainement pas le doute ! Mon analyse se présente sous deux formes [16]: une version courte publiée sur le site « La Menace Théoriste » et une version plus complète hébergée sur le site du CERN.
Quelques extraits permettent d’illustrer, ici, que les auteurs (agronomes et sociologues) ne se contentent pas de fournir une analyse sociologique de la pratique de la biodynamie – un thème intéressant – mais prennent parti en faveur de cette pseudoscience et de cette sociologie quantique qui n’est « certainement » partagée par tous les sociologues. Dans tous ces extraits, les références ont été enlevées mais sont données dans mon analyse [16].
Wendt 12 recourt à la conception philosophique du panpsychisme, selon laquelle l’esprit est une propriété présente partout à travers le monde qui se superposerait au monde matériel. Cette affirmation est soutenue par des considérations vitalistes. Cela irait même vers le néo-vitalisme défendu par le sociologue Bruno Latour. Ce concept attribue un rôle d’acteur à notre planète, au même titre que celui assumé par les humains, si bien que l’Univers serait un « big quantum », un monde quantique.
Cyrille Rigolot – l’auteur agronome – se rapporte notamment à la publication des sociologues C. Compagnone et al., où il est écrit que la pensée de Rudolph Steiner – le créateur de l’anthroposophie et de la biodynamie – est un « savoir révélé », que les « méthodes analytiques classiques » échouent à valider le « savoir de la communauté de l’agriculture biodynamique ». Par contre, des techniques non validées par la « science normale », telles que le recours à « l’effet Kirlian » ou à « la cristallisation sensible de Pfeiffer » confirmeraient sans ambiguïté le savoir biodynamique. Le philosophe Michel Foucault est cité, plus loin Bruno Latour…
Cette nouvelle pratique « ne s’appuie pas sur la seule rationalité scientifique mais fait appel aussi à l’intuition et à l’émotion ». L’émotion ? Elle apparait dans la « dimension spirituelle … et affective dans l’activité de l’agriculteur [en biodynamie] … une relation fusionnelle et sensorielle s’établit entre la plante et l’agriculteur… [ce qui lui permet] d’accéder à une conscience des choses ».
Des cornes remplies de bouse de vache et de quartz, enterrées en tenant compte des cycles lunaires et du zodiaque, servent en quelque sorte d’antennes pour le cosmos qui agit « sur les quatre éléments (terre, eau, air/lumière, feu) qui structurent la pensée analogique de la biodynamie ». Les différents éléments chimiques sont associés « à certaines forces et leur attribuent même une certaine subjectivité ». A titre d’exemple : « L’azote est un gaillard très intelligent, il vous renseigne sur ce que font Mercure, Vénus, etc., parce qu’il le sait, parce qu’il le ressent ».
Mais ce n’est toujours pas suffisant, à ces aspects techniques de préparation par le praticien, il convient que celui-ci y ajoute des « rapports « amicaux » de protection, d’assistance et de coexistence sur le temps long… [avec] le végétal … Non seulement les humains entretiennent des relations de communication plus ou moins directes … avec les végétaux, mais ceux-ci sont animés d’esprits avec lesquels il s’agit de s’allier au travers de différents rituels… Il s’agit d’entrer en contact avec les « esprits du lieu » ou les êtres élémentaires … ou êtres des différents éléments (Ondines, Gnomes, Sylphes, Salamandre, etc.) [qui] font partie de la cosmogonie anthroposophe ».
Cependant, la biodynamie s’apprend. Des « formations sont organisées sur les perceptions des forces du vivant … en essayant de prendre conscience des différentes dimensions physiques, éthériques, astral ou spirituel de notre corps… l’objectif est d’entrer en communication avec la plante par méditation, aspiration, ou empathie … [alors] émerge généralement une tendance qui renseigne sur l’état des forces de vie de la plante ». Les participants sont même invités à méditer, en groupe, avec les végétaux, et à échanger « leurs perceptions des dimensions immatérielles et le développement de leur (supra)sensibilité … ». Le « charisme » des formateurs est évoqué.
Le sociologue Jean Foyer rapporte une expérimentation à laquelle il a participé et qui a réuni ″une demi-douzaine d’experts aux spécialités différentes [dont] … la coordinatrice biodynamique de l’expérimentation, un médecin homéopathe, un auteur d’un ouvrage sur la sensibilité de l’eau, une experte en force de vie ″. Ces spécialités ne relèveraient-elles pas des pseudosciences ? Ces apprentissages et ces comportements n’auraient-ils pas les traits d’une démarche sectaire autour d’un gourou ? Georges Fenech, qui a présidé la Mission interministérielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires (MIVILUDES), classe l’anthroposophie parmi ces dérives.
Afin de favoriser les relations des agents avec les éléments naturels, différentes techniques sont utilisées : « pendules, baguettes, méditations, visualisations, élixirs… ou simplement sur la base de leurs ressentis… différentes techniques de rééquilibrage du lieu (géobiologie, acupuncture, hydrolats de fleurs…) ». Les aptitudes des agents sont renforcées si ceux-ci ont d’autres qualités augmentant « la sensibilité aux mondes supra-matériels où l’on peut percevoir des « réalités non ordinaires » … magnétiseurs, sourciers, rebouteux ou guérisseurs… ».
La domination de l’humain sur le végétal est condamnée en termes de « liens entre la domestication des céréales et l’origine de l’Etat, du modèle familial et de la propriété privée ou encore ceux entre plantations coloniales, racisme et rapport de genre ». Mais heureusement, « … il existe d’autres exemples historiques ou contemporains où la relation au végétal est pensée sur un mode de compagnonnage qui peut impliquer des liens affectifs, y compris d’amour… ». Nous voici typiquement dans l’idéologie « new age », les savoirs autochtones, et ailleurs encore la méthodologie féministe, le genre socialement construit, etc.
La conclusion va au-delà de la biodynamie : ″c’est une façon différente de voir le monde, justifiée par une relation fondamentalement nouvelle entre le Sujet et l’Objet″.
Les textes que nous avons analysés [16] font apparaitre un autre aspect des « fondements » de la biodynamie : le recours à des notions qui n’ont plus cours aujourd’hui dans le savoir scientifique ou qui ne sont pas reconnues par la Science, la vraie, ou encore la mise en avant de praticiens de sciences parallèles. Voici un rappel de ce que nous avons trouvé: « les quatre éléments (terre, eau, air/lumière, feu), médiums, guérisseurs, médecins naturopathes, magnétiseur, sourciers, rebouteux, expert en forces du vivant, occultisme, astrologie, puissances telluriques et végétales, forces cosmiques, mémoire de l’eau, force vitale, homéopathie, dimensions spirituelles, pendules, baguettes, méditations, visualisations, élixirs …». Ces auteurs considèrent que tous ces exemples relèvent d’une ″science extraordinaire″.
Sociologie quantique ? Edgar Morin ne prononce jamais cette expression, mais c’est tout comme. Dans ses écrits, il critique la raison chez l’homme et le sujet doit intervenir dans certaines sciences humaines. En outre, il se réfère à la mécanique quantique (dualité), et aussi à la logique (Gödel, …), l’optique (hologrammes), la thermodynamique (entropie). Il vante un retour à la ″noosphère″ chère à Teilhard de Chardin et accepte les ″orixas″ (existence réelle des esprits au Brésil).
La sociologie est une discipline qui compte. C’est vraiment une science, quoi qu’en dise le sociologue postmoderne Michel Maffesoli (professeur émérite à l’université Paris-Descartes) : « Pour moi, la sociologie n’est pas de la science, c’est de la connaissance. J’ai toujours essayé de mettre en place une sociologie compréhensive, pas explicative, ni quantitative ». Il est, au-moins, cohérent sur un point : le postmodernisme n’est, en effet, pas compatible avec la Science.
Il se trouve qu’indépendamment de la parution de mon texte s’étonnant du silence de l’INRAE (et du CNRS et des universités) concernant des propos qui rejettent les fondements de la Science, l’agronome Philippe Stoop (membre de l’Académie de l’Agriculture) publiait peu de temps après, sur European Scientist le texte : « L’agrologie en action : Chercheurs militants et BorderLines selon l’INRAE » [17].
Il rendait compte d’un débat organisé par la mission Agrobiosciences de l’INRAE, où « le rationaliste de service à l’AFIS » [Association Française pour l’Information Scientifique] était prié de garder pour lui ses arguments ″rationalistes″, tous les autres intervenants se renforçant mutuellement dans cette nouvelle science, celle qui est justement prescrite par l’agronome de l’INRAE défendant la biodynamie. Lorsque Philippe Stoop découvrait mon texte, il écrivait que cette nouvelle « est encore plus ébouriffante que la publication sur le caractère fasciste de l’evidence based medicine, que je citais dans mon article ! »
Conclusion
Il est légitime de rappeler que ces intellectuels français défendant la sociologie quantique et la biodynamie ont des responsabilités. Ils sont supposés être qualifiés pour produire des connaissances robustes, les enseigner, les vulgariser. Ils relèvent d’organismes publics de recherche scientifique et/ou d’enseignement : INRAE, AgroSup, VetAgroSup, CNRS, Universités… Faut-il passer sous silence l’attitude de ces tutelles lorsqu’elles tardent à réagir alors que la science est malmenée, ou parce qu’elles n’ont plus le choix ayant trop tardé… ou ne réagissent pas du tout ? L’exemple récent du sociologue du CNRS Laurent Mucchielli est révélateur d’un malaise certain dans certaines pratiques ″sociologiques″ en France [18], sans omettre, bien entendu, les divagations du wokisme vis à vis de la science et de l’impasse sur la biologie, entre autres champs, dénoncée par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.
S’il est certain que cette science malmenée se disqualifiera elle-même par l’absence de résultats, car elle est incapable de faire progresser les connaissances, qu’il s’agisse de celle défendant la biodynamie, ou des autres exemples de pseudosciences décrits dans [2] et non rappelés ici, il n’en est pas de même dans sa perception lorsque le dénialisme occulte les avancées de la Science à travers le monde et en France, pire encore lorsque, sans preuves, les personnels de la recherche sont accusés de mauvaise conduite dans leurs travaux. Quelle sera la compréhension de ce qu’est la Science par le grand public, les politiques, et les jeunes, du collège à l’Université ? Comment développer la culture scientifique, au même titre que les humanités, si son exposition est malmenée par les acteurs académiques eux-mêmes?
Notes et bibliographie
Comme je l’ai indiqué dans ce billet, toutes les sources sont accessibles dans mes textes référencés ci-dessous. Quelques références supplémentaires sont, cependant, données ici, et aussi les notes répertoriées.
[1] Je suis Directeur de recherche émérite au LPC (Laboratoire de Physique de Clermont-Ferrand), UMR 6533 CNRS-IN2P3/Université Clermont Auvergne. J’appartiens à la collaboration internationale ATLAS au CERN, qui compte, à la date de ce billet, plus de 5500 membres – dont 3000 chercheurs environ – relevant de 181 laboratoires issus de 42 pays. La genèse de cette collaboration remonte au début des années 1990 … à une époque où il y avait beaucoup moins de monde ! J’ai activement participé à sa création et à ses travaux depuis.
Les propos que je tiens dans ce billet, et dans mes textes cités en référence, n’engagent que moi.
[2] François Vazeille, « Science et pseudosciences. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? », BHSA,Tome CXIX/2, N°818-819, pages 5-62, juillet-décembre 2018.
https://cernbox.cern.ch/index.php/s/V0xQlTe5Nphjkoa
Ce texte est édité dans le Bulletin Historique et Scientifique de l’Auvergne, publication de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Clermont-Ferrand, vieille société créée en 1747 et appartenant à la Conférence nationale des académies de province. Il synthétise une conférence intitulée « Sciences et pseudosciences: comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là? » et des informations complémentaires. Cette conférence a été donnée dans les locaux de l’Hôtel de ville, à l’invitation de cette académie. L’ébauche avait fait l’objet d’un séminaire dans mon laboratoire quelques mois plus tôt, et une reprise avait été donnée par la suite à l’ADASTA (Association pour le Développement de l’Animation Scientifique et Technique en Auvergne). Référencé en 2018, sa rédaction m’avait été demandée en 2021. En raison des conditions liées à la crise sanitaire et du nombre limité de Bulletins publiés chaque année, il n’a été édité qu’au mois d’avril 2022, après plusieurs mises à jour.
[3] « Communication et Mondialisation – La remise en cause du tout-anglais », CNRS, Auditorium Marie Curie, 14 Novembre 2012.
[4] Yves Gingras, « L’impossible dialogue. Sciences et religions », puf, février 2016.
[5] François Vazeille, Recension de l’ouvrage « De la vérité dans les sciences », AFIS, 10 avril 2017.
[6] François Vazeille, « De l’épistémologie très personnelle de Didier Raoult à la bonne pratique de la science », Recension de l’ouvrage « De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne », La Menace Théoriste, 10 mai 2021.
[7] François Vazeille, Recension « La réalité sur la pénurie d’idée chez nos chercheurs académiques » de l’interview de Jean-Michel Besnier et Yves Michaud intitulé « Vers une pénurie d’idées nouvelles ? L’étude montre que l’innovation véritable progresse peu malgré un nombre de chercheurs dans le monde toujours grandissant », ATLANTICO, 16 mai 2020.
[8] Pascal Diethel and Martin McKee, « Denialism: What is it and how should scientists respond ? », European Journal of Public Health, Vol. 19, No. 1, 2–4, 2009.
http://eurpub.oxfordjournals.org/content/19/1/2.full.pdf
Normand Baillargeon, « Un nouvel ennemi: le dénialisme. », Québec Science, 23 novembre 2015.
http://www.quebecscience.qc.ca/Normand_Baillargeon/Un nouvel-ennemi-le-denialisme/
[9] François Vazeille, Recension « Le monde de la recherche scientifique se porte mieux que vous ne le pensez » de l’ouvrage « Réflexions sur la recherche française… », Contrepoints, 3 juillet 2019.
[10] Edouard Husson, « Pour un Raoult qui se rebelle combien de Français « déviants » cloués au pilori par la technocratie alors qu’ils peuvent être utiles au pays ? », interview ATLANTICO, 24 juin 2020.
[11] Pascal Engel, « Manuel rationaliste de survie », Collection Banc d’essais, AGONE, octobre 2020.
[12] François Vazeille, « La science et sa bonne pratique », La Menace Théoriste, mai 2021.
[13] A propos de la biodynamie et d’une censure signalée par « [DECOLOBS] Agrigenre censuré », 9 juillet 2022.
Nous apprenions que les Éditions de l’Université Grenoble-Alpes UGA avaient établi un lien vers le site AgriGenre et la recension d’un ouvrage [14].
Agrigenre est le carnet de recherche « Sociologie de l’environnement et du genre » tenu par le sociologue Valéry Rasplus de l’INRAE, visant à rendre compte des pratiques agricoles en tenant compte des rapports de genre. Il est membre du réseau interdisciplinaire de recherche sur le genre ARPEGE (Réseau Genre, société et politique d’égalité), une structure collaborative de recherche associant de nombreux partenaires dont l’INRAE, le CNRS et l’INSERM. L’ouvrage intitulé « Les esprits scientifiques. Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives », sous la direction de Jean Foyer et d’autres personnes, évoquait notamment la biodynamie. Le lien à la recension de Valéry Rasplus avait été retiré deux jours plus tard, à la grande satisfaction des anthroposophes. Une critique acerbe et documentée de cet ouvrage et de la recension est donnée par Richard Monvoisin, zététicien bon teint et membre de la même université [15].
[14] L’équipe des rédacteurs d’Académia, « Censure 2.0 aux éditions de l’Université Grenoble-Alpes », UGA Editions, 8 juillet 2022.
[15] Richard Monvoisin, « Les esprits scientifiques sont dans la vase (et moi dans la merde) », 25 juillet 2022.
[16] François Vazeille, « La biodynamie crédibilisée par la sociologie quantique … et réciproquement ? »
Version courte sur le blog « La Menace Théoriste », octobre 2021.
Version détaillée hébergée au CERN, octobre 2021.
[17] Philippe Stoop, « L’agrologie en action : Chercheurs militants et BorderLines selon l’INRAE », European scientists, 30 décembre 2021.
[18] Acermendax, « Trajectoire vers le complotisme du sociologue Laurent Mucchielli », La Menace Théoriste, aout 2021.