Compte rendu de l’ouvrage de Didier Rykner, Mauvais genre au musée, Les Belles Lettres, 2025.
Bien que le fondateur de « La Tribune de l’Art » ait évité d’appeler son livre Le wokisme au musée, il avoue dès l’introduction que c’est bien son sujet. Fort de son expérience des musées et du marché de l’art, Didier Rykner porte un diagnostic sans concession sur la pénétration des idéologies dans les musées français, qui rivalisent sur ce plan avec leurs homologues américains et européens. Même si l’on peut regretter l’absence d’une perspective d’ensemble sur le phénomène, ainsi que des coquilles malencontreuses (quand il cite à plusieurs reprises Jean-François « Bronstein ») et de menues erreurs linguistiques (« c’est sans compter avec ») et historiques (il n’y aurait pas trace de femmes artistes dans l’Antiquité, alors que Pline l’Ancien en évoque plusieurs), ce livre est précieux parce qu’il fournit et commente avec brio une série d’exemples éloquents.
BANALISATION DU VANDALISME
Aux yeux de Didier Rykner, le wokisme est une négation de l’histoire, une volonté de faire table rase qui se traduit par un vandalisme – rappelons que le terme fut inventé par l’abbé Grégoire, au même titre que le mot vandaliste bientôt abandonné, même si les incidents récurrents sur les Champs-Élysées devraient nous inciter à le réhabiliter. Mais contrairement aux révolutionnaires, qui protestaient contre un pouvoir jugé despotique, les déboulonneurs de statues s’en prennent à l’effigie d’hommes qui n’appartiennent plus à l’actualité, mais à l’histoire et à l’art. Joséphine de Beauharnais, Christophe Colomb ou Gandhi ne menacent personne, à supposer qu’ils aient jamais tenu des propos racistes, et pourtant leurs statues ont été décapitées ou abattues. En 2020, quand la statue de Joséphine à Fort-de-France fut démolie par les manifestants, le préfet avait l’ordre de laisser faire. Même chose pour la statue de Victor Schoelcher, à l’origine de l’abolition de l’esclavage. Personne n’a été inquiété pour ces destructions, que la République considère donc comme légitimes. Le vandalisme est devenu un geste militant comme un autre, au service de causes étrangères à l’art : en 2023, des militants écologistes (du collectif Just Stop Oil) s’attaquèrent au marteau à la Vénus au miroir de Vélasquez, à la National Gallery de Londres, peu soucieux du fait que la déesse n’a jamais été actionnaire de Total ni d’Exxon Mobile.
Pour les wokes, l’histoire s’est figée en un éternel présent et tous les Noirs sont encore dans les champs de coton, peu importe qu’ils soient millionnaires ou égéries de marques de luxe. Une chose est sûre : ils sont aussi insensibles à la mémoire (puisqu’ils l’effacent) qu’à l’art (puisqu’ils le détruisent). Rykner rapporte une anecdote glaçante : Keith Christiansen, historien de l’art mondialement reconnu, conservateur au Metropolitan Museum de New York, traversa une violente tempête pour avoir posté sur Instagram une gravure représentant Alexandre Lenoir défendant les tombes des rois à Saint-Denis contre les révolutionnaires acharnés à les détruire.
Alexandre Lenoir défendant les tombeaux de Saint-Denis, anonyme, Louvre, Département des arts graphiques (domaine public)
Rappelons que Lenoir, libre-penseur et franc-maçon, défendait ces tombes en tant que chefs-d’œuvre de la statuaire médiévale, renaissante et classique, qu’il exposera ensuite dans son Musée des Monuments Français. Le post était ainsi rédigé : « Combien de grandes œuvres d’art ont été sacrifiées au désir de se débarrasser d’un passé qu’on n’approuve pas. Et comme nous sommes reconnaissants aux personnes comme Lenoir qui ont pris conscience que leur valeur – à la fois artistique et historique – allait au-delà d’un moment décisif de bouleversements et de changements sociaux et politiques ». Le conservateur du Met suggérait une analogie implicite avec les destructions de statues qui battaient alors leur plein aux États-Unis. À peine le message publié, les réactions hostiles affluaient, contraignant Christiansen non seulement à supprimer son message et son compte Instagram, mais à se rétracter dans le New York Times : « Ce post n’était pas seulement inapproprié et erroné dans son jugement, il était simplement faux ». Voilà un bel effet de cette merveille idéologie « tolérante » et « inclusive » : avoir contraint un conservateur de musée, qui tenait à son poste et à sa peau, à approuver la destruction d’œuvres d’art.
DES MUSÉES MILITANTS
Aux États-Unis comme en Europe, les partis pris idéologiques caractérisent à la fois la politique d’acquisition et les dispositifs de médiation. Quant au premier point, l’injonction s’est imposée d’acheter en priorité – voire exclusivement – des œuvres créées par des « minorités », femmes ou « racisés ». À Washington, le National Museum of Women in the Arts, inauguré en 1981, n’expose que des œuvres de femmes. Quant à la National Gallery, elle achète principalement des œuvres de femmes depuis 2021 : certaines sont excellentes, mais d’autres sont des croûtes sans intérêt. Un petit tableau de dévotion de Caterina Pierozzi (peintre italienne de la fin du XVIIe), très maladroit, a été achetée à Drouot 7000€ et revendu 700000€ au musée. Le Rikjsmuseum a un « fonds pour les femmes », consacré à l’art féminin. En Angleterre, de nombreux musées consacrent une page de leur site aux femmes artistes dans leurs collections.
Ce biais peut aussi affecter la présentation des œuvres : le Musée des beaux-arts de Gand a programmé, à partir de 2027, une exposition sur « les lectures queer dans l’art des Pays-Bas de 1400 à 1950 », et lancé un appel aux bonnes volontés pour débusquer les œuvres éligibles à ce nouveau prisme.
OBSESSION RACIALE
Les musées sont particulièrement obsédés par l’histoire de l’esclavage : ils cherchent des œuvres représentant des noirs et des esclaves, mais délaissent des esclaves blancs victimes de la traite arabo-musulmane – dont on trouve pourtant des portraits en salle des ventes.
À défaut, les cartels pédagogiques se chargent de trouver un lien, même lointain, avec l’esclavage : au musée de Philadelphie, le cartel accompagnant le Portrait des enfants Willett (de Georges Romney) ne parle ni du peintre ni des modèles, mais rappelle que ces enfants bénéficièrent du travail des esclaves de leur père, qui acheta plus tard une plantation. Les cartels de la Tate Britain font le procès de la société anglaise au XVIIIe, et spécifiquement de l’esclavage, même s’il est invisible sur les tableaux.
En 2021, le Rijksmuseum a organisé un parcours dans les collections, intitulé « Rijksmuseum and Slavery » et réunissant 77 œuvres. La Ronde de nuit est liée à « la communauté noire et l’esclavage », car le lieu où Rembrandt peignit la compagnie de mousquetaires fut aussi le refuge d’une communauté africaine. Quant au Fumeur de pipe de van Ostade, il va de soi qu’il ne peut ne peut fumer son tabac que grâce aux esclaves. Et ainsi à l’avenant.
En 2023, une exposition du Metropolitan Museum (New York) intitulée « Tiepolo and multiracial Europe » voyait des Noirs partout, pour peu que le personnage soit un peu basané ou laissé dans l’ombre.
Cette obsession devient franchement problématique quand le prisme décolonial entraîne des contresens sur les œuvres : en 2002, le Metropolitan Museum organise une exposition autour du buste en bronze de Carpeaux, Pourquoi naître esclave ? Carpeaux en réalisa plusieurs exemplaires, en terre cuite, en marbre et en bronze, entre 1868 et 1870, à partir d’une étude préparatoire pour une figure de l’Afrique sur la Fontaine des Quatre Parties du Monde, avenue de l’Observatoire.
Jean-Baptiste Carpeaux, Pourquoi naître esclave ? (exemplaire du musée Villèle à La Réunion) (domaine public)
Frappé par la récente guerre de Sécession, Carpeaux voulait dénoncer l’esclavagisme. Mais Fabienne Kanor, romancière martiniquaise invitée à commenter l’œuvre dans un guide en ligne, ne l’entendait pas de cette oreille et accusa le sculpteur de racisme : « Je vois un prisonnier. Je vois un fantasme blanc ». Selon le dogme de l’appropriation culturelle, les Blancs n’ont aucune légitimité à représenter des Noirs, fût-ce pour créer une œuvre belle ou pour embrasser leurs combats.
Si les musées français ont longtemps résisté – tout comme les universités –, ils semblent désireux de rattraper leur retard dans la marche du Progrès et la course à l’échalote de la repentance. En 2022, l’exposition « Miroir du monde », organisée au Musée du Luxembourg, exposait une sculpture de Balthasar Permoser, Maure présentant une racine d’émeraude (1724), commandée par le prince électeur de Saxe pour mettre en valeur une série de pierres rares : émeraudes, rubis, saphirs, grenats, sans oublier le plat en écailles de tortue. L’homme représenté est probablement un Indien d’Amérique, arrivé de Colombie en Saxe comme prisonnier de guerre.
Balthasar Permoser, Maure présentant une racine d’émeraude (1724)
Bénédicte Savoy, dans le petit journal de l’exposition, se garde bien de contextualiser l’œuvre dans la culture des mirabilia, de l’admiration pour les merveilles de la nature et les populations lointaines, mais stigmatise les « stéréotypes racistes et exotisants », pour en déduire la nécessité d’adopter une perspective postcoloniale dans la présentation des œuvres. L’historienne de l’art est connue par son action en faveur des restitutions d’œuvres aux pays des colonisés et ses dénonciations systématiques des noirceurs de la France – au point que Macron l’aurait surnommée « mon erreur de casting », dixit Rykner. La doxa est désormais omniprésente : l’art des XVIe et XVIIIe siècle est imprégné de colonialisme et de racisme. Certes, ces œuvres traduisent le regard réducteur de l’Occident sur ces peuples, mais on ne peut dire qu’elles ont été créées pour légitimer la domination occidentale et l’esclavage. Au contraire, la grande beauté des portraits de Noirs que nous avons conservés, tant peints que sculptés, traduisent la curiosité et la fascination pour d’autres types physiques, jugés non moins beaux que le type européen.
La « décolonisation du musée » exige de rééduquer le regard du visiteur. Au Musée de Manchester, un cadre vide représente les « œuvres des femmes noires » trop absentes des collections, malgré les acquisitions récentes. De plus en plus, les œuvres patrimoniales sont rangées dans les réserves et remplacées par des dispositifs numériques ou par des vidéos où des célébrités commentent les œuvres. Au Musée d’Anvers, on peut entendre la chanteuse Ikraan, somalienne, déclarer : « Je ne me sens pas vraiment chez moi ici en raison du passé colonial et raciste de ce pays ».
En France, c’est Françoise Vergès qui porte haut et fort la mission de « Décoloniser les arts », nom de son association fondée en 2015. Cette féministe décoloniale, qui consacre sa vie à expier le crime de sa trisaïeule, propriétaire d’une plantation de 121 esclaves à La Réunion, est aussi une grande spécialiste du déni, déni illustré par sa volonté d’occulter le rôle de l’Afrique noire et du monde musulman dans les traites négrières, et plus récemment par son soutien entier au Hamas face au « racisme structurel » du colon israélien.
CANCEL CULTURE
Le militantisme racialiste aboutit souvent à la « cancel culture », au décrochage d’œuvres jugées racistes ou simplement trop « blanches ». Les musées ont aveuglément adopté le concept militant d’appropriation culturelle, qui considère qu’un Noir ne peut être représenté ou joué (au cinéma) que par un Noir, une femme par une femme, un homosexuel par un homosexuel, etc. En 2016, le Whitney Museum of Art expose un tableau représentant Emmet Till, un adolescent noir sauvagement assassiné par deux Blancs en 1955. Mais le tableau est l’œuvre d’une artiste blanche, Dana Schutz. Une artiste noire, Hannah Black, a donc demandé donc aux conservateurs de le retirer et même de le détruire, car « le sujet n’est pas celui de Schutz », et « l’art contemporain est une institution fondamentalement suprémaciste blanche » – le tableau a disparu. De même, la conservatrice blanche de l’art africain au Musée de Brooklyn a été remerciée et remplacée par une conservatrice noire, dans le cadre du mouvement Decolonize Brooklyn Museum.
La cancel culture n’épargne pas les institutions françaises. Rykner rappelle ainsi la controverse déclenchée par l’enseigne « Au Nègre joyeux », figurant depuis la fin du XIXe siècle sur une épicerie place de la Contrescarpe : l’enseigne représente un Antillais, habillé en gentilhomme (à la manière des Noirs libres des Antilles), portant un toast, la serviette autour du cou, servi par une domestique blanche – et non l’inverse, comme on l’a prétendu. En 2018, la ville de Paris décide de déposer l’enseigne et de confier un rapport à Matthieu Couchet, lequel souligne sa valeur patrimoniale et conseille d’installer un cartel pour les passants, racontant l’histoire de cette épicerie et l’évolution du mot « nègre », encore revendiqué par Aimé Césaire. Mais la Mairie décide que l’objet « n’est pas en adéquation avec les valeurs antiracistes portées par notre époque et notre ville » et que « La ville de Paris ne saurait remettre dans l’espace public cette enseigne publicitaire au titre choquant et indéniablement raciste » – ce qui est factuellement faux, concernant le mot « nègre ». Installée en 2021 à Carnavalet, l’œuvre est qualifiée de « raciste » sur le cartel. Si la représentation du Noir reprend des stéréotypes que l’on peut éventuellement qualifier de « raciste », la démarche consistant à condamner sans expliquer ni contextualiser est indigne d’un musée.
D’autres institutions ont cédé à ce vandalisme en gants blancs : en 2021, les pensionnaires de la Villa Médicis demandent le décrochage de la Tenture des Indes, un somptueux ouvrage des Gobelins représentant une visite diplomatique du roi du Congo au Brésil, au motif qu’elle célébrerait les « violences colonialistes ». Offertes à Louis XIV par Jean-Maurice de Nassau-Siegen, gouverneur général des colonies hollandaises au Brésil, ces tapisseries s’inspirent de cartons réalisés lors d’une grande expédition scientifique, chargée de relever de la façon la plus détaillée possible la faune, la flore et la population du nord-est du Brésil. Bien que les tapisseries ne représentent aucun esclave, mais seulement des Noirs magnifiquement parés, dont le roi du Congo, elles ne sont plus exposées, sauf les scènes animalières… en attendant qu’un collectif animaliste n’exige leur retrait en arguant du fait qu’elles n’ont pas été tissées par des tigres et des zèbres ?
La République a pour l’instant résisté à une autre demande d’annulation : en 2019, une tribune réclamait le retrait de la fresque d’Hervé di Rosa à l’Assemblée nationale (1991), commémorant l’abolition de l’esclavage. Les Noirs y ont des lèvres énormes, mais c’est le style de cet artiste qui peint tous ses personnages de la même manière ; à défaut de trouver cela beau, on peut au moins faire crédit de ses bonnes intentions à cet illustrateur de Césaire, activement engagé contre le racisme.
Cette réécriture de l’histoire en noir et blanc fait feu de tout bois, allant jusqu’au complotisme : la doxa antiraciste prétend avoir découvert la polychromie des statues grecques – découverte due en réalité aux archéologues du XIXe siècle – mais attribue l’effacement des couleurs à un complot blanc ! « On vous l’a caché pour promouvoir le blanc comme l’idéal d’un Occident fantasmé », proclame un podcast sur France Culture. Cette radio censée divulguer auprès des honnêtes gens le savoir académique ne recule plus devant les fake news militantes, au risque de renier sa mission et son nom. Tant la culture de l’annulation ressemble à s’y méprendre à l’annulation de la culture.