Alors que Frédérique Vidal est attaquée par des chercheurs, l’historien assure que des intellectuels aux franges de l’université ont bien fait le jeu des islamistes.
[par Pierre Vermeren, Professeur d’histoire contemporaine des sociétés arabo-berbères d’Afrique du nord à Paris 1, a publié Déni français : notre histoire secrète des liaisons franco-arabes, Albin Michel, Paris, 2019]
La demande d’enquête sur « les courants de recherche » à l’Université en lien avec « l’islamo-gauchisme » confiée au CNRS le 14 février 2021 par la Ministre de l’enseignement supérieur, Dominique Vidal, aurait fait pschitt. Non seulement l’organisme de recherche a décliné cette offre, mais la ministre est attaquée devant la justice administrative par six enseignants-chercheurs pour abus de pouvoir. Les « libertés académiques » seraient menacées selon les requérants, surfant sur une pétition signée par des milliers de collègues. Depuis que le référé-annulation a été rejeté par le Conseil d’État le 7 mai dernier, le Ministère dispose de deux mois pour « démontrer que sa décision ne constitue pas un détournement des pouvoirs et des attributions qui lui sont confiés ».
Dans le climat occidental qui prévaut depuis quelques années, fait de disqualification de la recherche scientifique, de haine des savoirs académiques hérités, d’effondrement de la vie intellectuelle et de ses outils, et d’idéologisation croissante des recrutements de jeunes enseignants-chercheurs, la requête de la ministre était-elle bien formulée ? L’université et la recherche sont-elles encore des lieux pertinents d’élaboration et de diffusion de la connaissance, dès lors que tout un chacun est fondé à dire Sa ou La vérité, et que des groupes idéologiques combattants, puissamment dotés, ont pignon sur rue pour redéfinir et circonscrire les limites du champ académique. Et si l’Université était déjà hors-jeu ? C’est ce à quoi nous nous proposons de réfléchir à propos de la querelle sur « l’islamo-gauchisme ».
Pas un jour ne passe sans que l’actualité n’illustre le puissant courant islamo-gauchiste qui a table ouverte dans les médias français. Ainsi, les 119 « universitaires » signataires de la tribune du Monde du 7 avril 2021, « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », comptent -aux côtés d’authentiques républicains laïcs- le ghota de ce courant idéologique. Hormis de rares « imams cachés », ses diverses composantes religieuses et politiques sont présentes. Mais le monde académique français n’en a nullement le monopole.
« L’islamo-gauchisme » est un mot valise, parfois utilisé de manière abusive ou inappropriée. Tel est le destin des concepts servant à qualifier l’adversaire politique : fasciste, nationaliste, islamiste, stalinien, anarchiste, réactionnaire etc. Ce sont à la fois des concepts historiques précis et des armes d’incrimination idéologique.
L’histoire de ce concept est connue. La mouvance qu’il désigne l’est moins. Luc Ferry a établi sa genèse en trois temps : les années 1970 avec Michel Foucault, et le point d’orgue Khomeini ; le moment pro-palestinien -avec les deux intifada de 1987 à 2005- qui ont acté le basculement de la partie dominante de la gauche française du soutien d’Israël à celui de l’OLP, puis du Hamas ; enfin, la vague « décoloniale », post-émeutes de banlieue de 2005, qui a inventé le concept d’« islamophobie ». Une continuité historique relie ces batailles idéologiques à celles du passé : le communisme international et l’anticolonialisme d’après-guerre, puis le trotskisme et le maoïsme des années 1970. L’ennemi demeure « l’impérialisme occidental » et ses relais ; seuls changent les alliés et les forces sociales engagées.
Le philosophe Pierre André Taguieff, qui a forgé le concept au début des années 2000, argue que le militantisme pro-palestinien a permis l’alliance objective des militants anticapitalistes à ceux de l’islam révolutionnaire. L’antisionisme, de plus en plus clairement anti-israélien puis antisémite, a été le fourneau duquel est sorti cette Sainte-Alliance. De cela sont morts dans un pays en paix les enfants juifs de Toulouse, le jour du cinquantenaire des accords d’Évian.
Or ces analyses font l’impasse sur le moment algérien : la guerre civile des années 1990 entre le Front islamique du salut (FIS) et l’Armée nationale populaire (ANP). Cette atroce guerre -200 000 victimes, 2 millions de réfugiés et plus de 500 000 exilés- n’a pas d’existence légale : A. Bouteflika a passé l’éponge. Elle ne possède ni histoire officielle, ni historien, ni lieu de mémoires, ni cimetière, ni photos, ni archives. Et les protagonistes réduisent le nombre des victimes : des 200 000 victimes relevées par les associations de droits de l’Homme vers 2002, il en reste 100 000 dans la vulgate médiatique ! Or cette guerre a produit en France, entre 1995 et 2005, une des plus grandes batailles idéologiques post-guerre d’Algérie, avec des reclassements idéologiques durables, dont celui ici évoqué.
Chassé du Maghreb par des régimes autoritaires impitoyables durant les années 1990, l’islamisme a fait son miel en Europe -à Londres, en France, en Belgique et en Allemagne-, où il est parvenu, peu à peu, à étendre son emprise sur une large partie de la jeunesse musulmane immigrée, et par osmose, sur ceux qui la côtoient. L’islam révolutionnaire algérien, nourri à la même source que le FLN, est un hybride idéologique qui doit beaucoup à la gauche révolutionnaire française. De sorte que les « retrouvailles » avec l’extrême-gauche française, très isolée et en manque de combat au début des années 2000 -du fait de la disparition des dictatures militaires « fascistes » et de l’URSS, puis du passage « à droite » des classes populaires françaises-, a été grandement facilité.
Ce compagnonnage inédit autour du peuple des banlieues (rebaptisé par un tour de passe-passe sémantique « classes populaires ») est complexe. L’islamo-gauchisme, ce sont des militants, des institutions et une histoire, parfois poussés et financés par des puissances étrangères très bien identifiées. Mais la France n’est ni la Suisse ni l’Angleterre : le républicanisme laïc entravait jusqu’alors à l’Université la reconnaissance de travaux étiquetés islamistes. Tariq Ramadan en sait quelque chose, qui a dû faire valider sa thèse en Suisse, puis devenir universitaire au Royaume-Uni sur fonds qataris. Rien n’empêche en revanche, une fois élus en France, la migration idéologique d’enseignants-chercheurs vers ce rivage, fascination de l’islam et passion révolutionnaire obligent.
L’islamo-gauchisme français a plusieurs visages. Ses idéologues peuvent être d’authentiques marxistes reconvertis. Athées, n’ayant pas compris la révolution iranienne (et son massacre bien réel des marxistes), ils estiment que la religion et la foi sont des mots creux : seule compte la radicalité (Olivier Roy). Pendant la guerre civile algérienne, la thèse de la « régression féconde » (ndlr islamiste) du chercheur algérien Laouari Addi a fait basculer l’ex-prestigieuse Maspero et son directeur d’alors. L’essentiel est la révolution, l’islam n’étant qu’une illusion. Chez nombre d’intellectuels, le soutien à l’islam révolutionnaire permet de régler des comptes personnels : avec la France coloniale, qui a humilié les colonisés ; avec le FLN, qui a détruit le « paradis perdu » d’Algérie et sali les combattants français, dont des descendants ne cessent de se repentir ; avec les dictatures arabes, qui ont broyé ou assassiné leurs adversaires. Chaque segment a ses intellectuels engagés. Ajoutons la conversion à l’islam discrète d’une poignée d’intellectuels français, engagés auprès des Frères musulmans, dont ils partagent la foi aveugle et le millénarisme révolutionnaire. Enfin, on ne saurait oublier les chrétiens philo-islamistes, qui pensent faire œuvre de charité en ouvrant sans condition ni réflexion leur cœur à l’autre. Ces intellectuels ont fabriqué de toute pièce des « théologiens islamistes » pour les médias français, quand bien même l’islam dans son essence est une machine idéologique de réfutation et de destruction du christianisme.
Dans le petit monde de la recherche, l’islamo-gauchisme est d’autant plus discret qu’il s’appuie sur un écosystème institutionnel diversifié et bien financé. L’Université et le CNRS n’abritent qu’une poignée d’intellectuels ralliés à cette cause. Il en va autrement hors de leurs murs. Des maisons d’édition, des collections chez de grands éditeurs, des revues et des journaux (rarement les plus grands), des sites associatifs et des revues en lignes, des associations et des sections syndicales, des blogs et des think-tanks, des cours de formation continue, des colloques internationaux et des programmes de recherche européens. Le catalogue (ou des collections) de trois ou quatre éditeurs parisiens est limpide. Cette voie d’accès privilégiée aux subsides et à l’influence islamistes tient aussi à la pauvreté de la recherche française et de ses think-tanks, dépendants de leurs financeurs. Le Qatar, la Turquie, l’Arabie Saoudite, et des États du Maghreb ont perçu cette faiblesse, qui leur permet une ingérence aisée : en leur passant des commandes, ils les font vivre ; en finançant des centres de recherches, ils invitent ou salarient des chercheurs sur-rémunérés ; en rétribuant directement des chercheurs, en France ou à l’étranger, ceux-ci deviennent leurs porte-paroles. Enfin, les projets européens de financement de la recherche (ERC) sont soumis aux idéologies à la mode. Ils affectent des sommes sans équivalent à la recherche ; l’ERC Wafaw (fidélité, en arabe), pilotée par F. Burgat après les « printemps arabes », fut un incubateur de doctorants à tout le moins proches des salafistes.
Enfin, ce foyer idéologique est directement alimenté par les guerres et les révolutions du monde arabe, son principal carburant idéologique, ainsi que vient de l’illustrer la mini-guerre de Gaza de mai 2021. Les guerres menées par l’Occident permettent à ce courant de pensée de justifier le terrorisme, même quand ses opérations précèdent ces guerres (le 11 septembre) ou frappent des pays neutres (l’Allemagne). Mais l’essentiel est lié au monde arabe. A partir de 1995, la violente controverse du Qui-tue-qui ? en Algérie, imputant les massacres et le terrorisme à l’armée au lieu du FIS et des GIA -qui donna lieu à une abondante littérature à charge en France-, visait à accuser la France de son soutien au régime algérien, requalifié en « junte ». Alger a échappé à cette accusation infamante en retournant à partir de 2000 contre la France l’accusation de génocide colonial. L’islam politique et ses alliés ont ainsi fait d’une pierre trois coups : se dédouaner de leurs crimes et égorgements de masse en Algérie ; criminaliser la France coloniale et « néo-coloniale » ; mais aussi l’armée algérienne, bête noire des islamistes.
La guerre civile en Algérie a -un temps- attiré vers le Maghreb nombre de spécialistes français de l’islam politique -certains ignorant préalablement tout de cette terre. Ils s’y sont ensuite trouvés en première ligne lors du printemps arabes de 2011. La victoire électorale des islamistes à Tunis, et la présidence de Moncef Marzouki (2011-2014) -militant des droits de l’Homme passé à l’islamisme- ont attiré à lui des « conseillers politiques » français, certains étant très écoutés par les Frères musulmans. Mais quand les Tunisiens sont revenus en 2014, par un vote démocratique, au nationalisme bourguibien (certes en partie trahi dès le lendemain des élections), la révolution en Syrie et ses promesses de « République islamique », ont fait repartir vers l’Orient ces oiseaux migrateurs. Une demi-douzaine d’intellectuels, bien en cour au Quai d’Orsay et à l’Élysée sous F. Hollande, a alors fait dérailler la diplomatie française, poussant en vain à la guerre contre Damas, coupant tout lien avec ce régime (cause directe des attentats en France de 2015 et 2016), ruinant l’influence française au Proche-Orient, et ayant a minima fermé les yeux sur le transit de centaines de jeunes Français vers le djihad et la mort.
Le désintérêt intellectuel et politique français vis-à-vis de la si difficile construction de la première démocratie arabe, en Tunisie -qui ne résiste que par le combat isolé et acharné des laïcs et des femmes contre la triple mâchoire des Frères musulmans, de l’affairisme et de l’embargo arabe qui ruinent le pays et dévastent sa société-, est l’ultime manifestation du deuil inassouvi de nos modernes pour une « belle république islamique arabe sunnite ». Gageons que le silence devant le sort funeste du Liban -État failli et ruiné- est imputable aux mêmes ressorts : l’aide décisive du Hezbollah a sauvé Bachar El Assad. Il est des vengeances inexpiables.
Dans ce Grand Jeu du XXIe siècle, les petits cercles que nous avons évoqués, souvent aux franges de l’Université et de l’écosystème intellectuel à la française, peuvent sembler anecdotiques. C’est oublier la place si particulière de la France dans les rapports euro-arabes. Ceux qui en parlent le mieux sont les chrétiens d’Orient et les démocrates arabes que nous avons désespérés ; mais aussi les djihadistes qui ont réservé à la France 44% des attentats islamistes commis en Europe.