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Politique de la littérature populaire – AOC media

Politique de la littérature populaire – AOC media

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Les aventures de San Antonio, d’OSS117 et de Coplan, des romans policiers, de la science-fiction et des romans d’angoisse : le catalogue de Fleuve noir, gros éditeur populaire des Trente Glorieuses, nous paraît daté et dénué d’autre valeur que la nostalgie. Ces livres vendus à des centaines de milliers d’exemplaires, écrits à la chaîne et souvent par d’anciens collaborateurs grillés, ont pourtant diffusé un certain « discours social » à un public certes pas forcément dupe de ses tropes, mais heureux de les retrouver.
À une époque où les dérapages (in)contrôlés de Michel Houellebecq font l’embarras des critiques, le discours sur la littérature n’en finit plus de revenir sur ce qui avait été un temps son dogme contre les positions d’un Jean-Paul Sartre : 1) on reconnaît à nouveau que la littérature est un geste politique et 2) on ne peut l’appréhender en évacuant la portée de son discours sur le monde. La responsabilité de l’écrivain est redevenue un enjeu, et les auteurs, les artistes les metteurs en scène et les réalisateurs se découvrent comptables de ce qu’ils disent dans leurs œuvres et même hors de celles-ci.
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Que la littérature joue un rôle politique, même marginal, cela ne fait guère de doute. Or, il est un domaine où l’on peut distinguer un tel rôle politique de la littérature, plus important encore que dans les déclarations de tel ou tel écrivain, c’est celui des productions populaires ; simplement, leur rôle est plus souterrain, orientant les représentations sans faire événements.
Quelle empreinte laissent sur une société les livres que tout le monde a lus ? Ont-ils une influence sur les lecteurs ? Jouent-ils un rôle dans l’espace public au-delà de la distraction qu’ils procurent momentanément ? Y a-t-il, pour le dire autrement, une dimension politique des productions populaires, celles-là même qu’on lit d’un œil distrait, parfois de façon un peu ironique ou condescendante, sans en tout cas leur donner vraiment de valeur.
C’est une question que nous nous sommes posée constamment en explorant, pour la rédaction d’un livre, Aux origines de la pop culture, les collections et les archives du Fleuve Noir, le plus gros éditeur populaire des Trente Glorieuses, qui a publié les aventures de San Antonio, d’OSS117 et de Coplan, mais aussi des romans policiers, de la science-fiction et des romans d’angoisse, avec des tirages moyen de plus de 100 000 exemplaires pour certaines collections, et des tirages cumulés de plus de 200 millions d’exemplaires sur une trentaine d’années.
Ces livres, tout le monde les lisait, jusque dans la plus petite ville et dans tous les milieux sociaux. Pour prendre un exemple, dans les années 1960, une maison de la presse d’une ville de 5 000 habitants pouvait commander mensuellement une quarantaine de volumes du Fleuve Noir, dont treize du même titre d’espionnage. Cela donne la mesure de la circulation de ces livres, qui passaient entre toutes les mains.
Lus par nos parents ou nos grands-parents, ces petits polars et ces romans d’espionnages aux couvertures sexy formaient le bruit de fond des Trente Glorieuses, c’est-à-dire d’une époque qui appartient déjà à l’histoire, mais avec laquelle notre société en crise continue de dialoguer, quand il s’agit de penser les relations à la Russie, de remettre en cause le modèle productiviste ou de discuter les transformations culturelles des années 1960 et 1970. Ils ont accompagné la décolonisation, la marginalisation de l’Europe sur la scène internationale, la construction européenne, les transformations des mœurs et les premières vagues féministes. Et de même qu’on les trouve encore en grand nombre dans les bibliothèques poussiéreuses des maisons de campagne, dans les caisses à un euro des brocantes ou dans les boîtes à livres, leur vision du monde continue de nourrir, de manière de plus en plus floue, nos représentations.
Or, alors que pendant plus d’un siècle on n’a eu de cesse de condamner ces productions, pour leur capacité à détourner les foules du christianisme (jusque dans les années 1920), à les pousser à la révolte (jusqu’à la Seconde Guerre mondiale), à les conduire vers des comportements criminels ou, au contraire, nouvel « opium du peuple », à les endormir par des imaginaires de la consolation mettant en avant la réconciliation sociale et le triomphe de l’individu dans des scénarios enchantés (critique récurrente formulée par les mouvements de gauche), on a largement cessé de questionner la portée politique de ces productions, mettant plus volontiers l’accent sur les logiques d’appropriation et de lecture oblique de consommateurs dont on ne cesse de vanter la créativité rebelle.
Il faut dire que la peur a changé de cible : la montée en puissance de la télévision, puis celle des jeux vidéo, ont détourné les critiques les plus vives formulées sur les consommations culturelles du peuple et sur leurs effets. Notre discours sur la lecture a progressivement changé, en faisant par principe une activité vertueuse, et les politiques publiques peuvent s’appuyer sur les romans policiers pour, à travers festivals ou actions en bibliothèque, contribuer à favoriser l’esprit critique et le débat républicain.
En somme, le roman populaire comme catégorie a disparu en même temps qu’il s’est trouvé domestiqué tandis que les productions audiovisuelles devenaient les canaux principaux par lesquels se consommait la fiction. Désormais celles-ci sont, souvent complaisamment, présentées comme des objets dont les potentialités critiques sont investies pour formuler des contestations sociales, comme des creusets d’empowerment. Ces transformations récentes ne doivent pas occulter le rôle majeur joué par les collections à succès des Trente Glorieuses dans la fabrique des imaginaires politiques, même si les lecteurs de l’après-guerre apparaissent comme plus rusés et plus distants par rapport à ces objets que leurs contempteurs ont voulu les voir.
Rédigés par des auteurs soucieux de séduire le public en reprenant les stéréotypes du genre, ces romans écrits à la chaîne dialoguaient toujours avec l’air du temps.
Car comme l’avait déjà montré Richard Hoggart à propos des classes populaires des années 1950, les lecteurs ne sont pas dupes de ce qu’ils lisent. Ils connaissent par cœur les conventions des genres à succès, les attendent comme autant de poncifs plaisants et saisissent l’écart qui sépare les discours de la réalité. Bien plus, depuis quelques décennies, les chercheurs ont pu mettre en évidence les logiques de bricolage et d’appropriation que pratiquent les consommateurs, produisant des significations parfois à l’opposé de celles qu’avaient programmées les créateurs.
Reste que ces appropriations ne doivent pas faire oublier les tendances lourdes. Qu’on le veuille ou non, les contemporains devaient trouver de l’intérêt à la lecture en série de ces romans pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire percevoir en eux une résonance avec leurs préoccupations. La preuve en est que, lors même qu’ils ont connu un succès considérable dans les années 1950, 1960 et 1970, ces petits livres nous apparaissent pour beaucoup illisibles aujourd’hui, parce qu’ils ont cessé d’entrer en résonance avec notre époque. Si le public n’avalait pas aveuglément la vision du monde offerte par ces récits, il y trouvait malgré tout de quoi satisfaire son imaginaire, parce que les livres disaient quelque chose de son époque.
Et de fait, s’ils étaient souvent écrits à la va-vite, ces romans parlaient du monde et s’inscrivaient dans l’air du temps. Les récits criminels se nourrissaient des faits divers ou des débats de société dans la presse magazine : ils enregistraient les transformations sociales, la modernisation urbaine, les nouvelles pratiques culturelles, dont ils offraient souvent une relecture angoissée ; l’espionnage, genre roi des années 1960, avait pour seul objet les affrontements internationaux et les grandes crises politiques de l’époque, contribuant à donner une forme lisible aux soubresauts géopolitiques dont l’actualité se faisait l’écho ; et même la science-fiction, avec ses visions technicistes de futurs nucléaires et de Nations Unies intergalactiques, commentait à sa façon les fantasmes productivistes d’une époque de croissance et reflétait une certaine sensibilité consumériste.
Rédigés par des auteurs soucieux de séduire le public en reprenant les stéréotypes du genre, ces romans écrits à la chaîne (certains auteurs en publiaient une dizaine par an !) dialoguaient toujours avec l’air du temps, parce qu’ils reprenaient le « discours social » d’une époque (pour reprendre l’expression de Marc Angenot), cet ensemble de poncifs mobilisés dans nos discussions, de stéréotypes de fiction, et de marronniers médiatiques qui prédéterminent notre façon de penser et de dialoguer, et permettent à la société de fonctionner. En ce sens, ils participaient de la sphère publique, orientant les représentations, alimentant les discussions et surtout leur offrant des formes lisibles : grandes structures narratives (par exemple : le crime et le fait divers comme manière de lire le réel), grandes oppositions signifiantes (les affrontements Est et Ouest, le déclin des rivalités occidentales, d’où allait émerger, bon an mal an, les nouveaux imaginaires européens, la fin des Empires coloniaux), mais aussi les nouveaux personnages peuplant les romans populaires de la modernité (le cadre supérieur comme nouvel idéal masculin, les virilités ouvrières déclinantes incarnées par le voyou et le raté, les nouvelles figures féminines, ambiguës, associées à la libération de la femme…).
Toutes ces formes de récit, narrées avec de nouvelles techniques d’écriture (celles du thriller, de l’efficacité du roman noir et d’un style à l’américaine) contribuaient à donner forme aux imaginaires des lecteurs – non pas en leur imposant une vision du monde, mais en leur offrant des scripts narratifs, des associations et des oppositions toute faites, un langage et un vocabulaire prémâchés à leur disposition. C’est pourquoi ils restent prégnants dans nos représentations aujourd’hui : l’actualité a montré combien il était facile de réactiver collectivement les imaginaires de la Guerre Froide ; les discours sur l’immigration ou sur certaines régions du globe sont encore traversés par les poncifs des récits exotiques, et notre manière d’appréhender la feuilletonisation des faits divers dans les médias convoque les scripts narratifs produits par deux siècles de récits criminels.
À cet égard, une rupture essentielle, qui touche l’ensemble des pays européens avec une intensité identique, est celle de l’immédiat après-guerre, début d’une nouvelle séquence de la culture médiatique qui s’étire jusqu’au milieu des années 1970. Il s’agit alors, tout à la fois, de digérer et de retranscrire les formes américaines qui s’imposent comme dominantes, d’inventer de nouveaux récits plus à même de décrire un monde où la place des vieilles nations a changé. Ces ajustements, colossaux, disent l’importance de ces fictions dans l’accompagnement des changements.
Loin d’être neutres, les imaginaires de ces romans étaient produits par une série d’acteurs – éditeurs, mais aussi auteurs – qui favorisaient des valeurs liées à leur sensibilité. On l’a oublié, mais beaucoup des romanciers qui ont fait leurs armes dans les années 1940 et 50 étaient d’anciens collaborateurs, contraints de se recycler dans la littérature populaire après que bien des portes leur aient été fermées. Chez l’éditeur Martel, à la « Série noire » ou au Fleuve Noir, on était peu regardants au lendemain de la guerre quand il s’agissait de trouver de nouvelles plumes susceptibles d’alimenter la machine à produire des récits.
Foncièrement anticommunistes et nostalgiques, les auteurs font de l’espion une figure essentielle de la restauration imaginaire d’une grandeur passée.
Cette première génération va contribuer à orienter la manière dont sera adapté en France le roman noir à l’américaine, et donner le ton pour les auteurs qui seront ensuite recrutés. Au Fleuve Noir, parmi les dizaines d’écrivains français au catalogue, rares sont ceux qui manifestent une sensibilité de gauche. On cite généralement comme une exception le cas de G. J. Arnaud, auteur prolifique de plus de 400 romans, mais qui reste marginal dans une offre très marquée à droite – encore n’a-t-il laissé s’exprimer ses idées qu’à partir de la fin des années 1960.
Bien sûr, la plupart des auteurs ne tiennent pas de propos politiques dans leurs romans – il s’agit surtout de ne pas s’aliéner une partie du public à une époque où l’opinion française est très polarisée. Mais leurs récits dessinent, par petites touches et avec mille variantes dans leurs sensibilités, une vision du monde. La manière dont le roman d’espionnage a été affecté par ces positions ne fait par exemple guère de doute. Viscéralement anticommunistes et nostalgiques souvent d’une puissance coloniale perdue, les auteurs font de l’espion une figure essentielle de la remise en ordre du monde et de la restauration imaginaire d’une grandeur passée.
Beaucoup d’entre eux défendent à l’occasion les régimes autoritaires, pourvu qu’ils soient antisoviétiques, et la plupart préconisent des solutions viriles – et armées – aux tensions internationales. Quant aux nouvelles nations émergentes issues de la colonisation, elles conservent un peu de cette sauvagerie primitive qui avait justifiée, au temps des colonies, la mission civilisatrice de la France. Cette vision du monde, les auteurs ne l’inventent pas, et ils la partagent même avec une bonne partie de l’opinion publique. Mais ils favorisent, au sein des visions stéréotypées de l’époque, plutôt cette perspective que d’autres. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais il serait difficile de le nier.
C’est surtout à partir de la fin des années 1960 que la question politique va prendre une certaine virulence, quand ce modèle du paperback à la française se retrouve concurrencé par l’arrivée d’une nouvelle sorte de romans de genre, plus littéraires et plus marqués à gauche, dont les œuvres de Jean-Patrick Manchette et la science-fiction contre-culturelle seront les expressions. En réalité, c’est l’ensemble du discours social qui glisse progressivement vers la gauche, marginalisant les positions des auteurs traditionnels. Et des périodiques radicaux comme Actuel ou Libération, qui défendent cette nouvelle littérature de genre, plus à la mode, ont beau jeu d’affirmer la ringardise de l’ancienne génération.
Face à un tel mouvement de renouvellement des esthétiques et des idées, les auteurs populaires vont se crisper et se radicaliser. Le roman criminel en particulier va faire des nouvelles valeurs de gauche la cible privilégiée de ses attaques. Les hippies sont ainsi présentés comme les nouveaux voyous des années 1970, à travers tout une série de raccourcis, qui conduisent des utopies à l’extrême gauche et de l’extrême gauche au terrorisme, avec pour variante le lien entre contre-cultures et marginalité, drogue et sexualité perverse : à San Francisco, apprend-on, se mêlent hippies, « filles-fleurs », « Hells Angels » et « voyous », dans un melting pot qui est moins de promiscuité que de confusion criminelle (Marc Arno, Griefs cardiaques, 1970) et dans les romans d’espionnage, on rencontre pêle-mêle « des maoïstes en France, des anarchistes en Italie, des gens de la bande à Baader en Allemagne, des Grecs, des espagnols antifascistes et des provos hollandais. Et des hippies partout dans le monde » (Marc Revest, Kern, la bourse ou la vie). Les femmes libérées sont le plus souvent cruellement punies de leur disponibilité, quant aux jeunes filles sages, elles sont les proies privilégiées des hippies et des violeurs (comme dans Sur un air de viol de Roger Vilard).
Mais c’est contre la nouvelle génération d’auteurs, et plus largement le milieu littéraire, que la vieille garde des romanciers populaires est la plus virulente : elle s’en prend aux nouveaux auteurs de science-fiction dont les œuvres de SF renverraient plutôt à la catégorie de « scatologie-fiente », elle accuse les éditeurs de travailler pour Libération ou Charlie hebdo, et soupçonnent Havas d’être un repère de « gauchards »… Dans les années 1980, cette haine tourne à l’obsession chez certains auteurs, comme Claude Rank, qui se lance au hasard de ses romans d’espionnage dans des diatribes interminables contre les socialistes de Mitterrand et les journalistes gauchistes.
C’est sans doute l’œuvre de Gérard de Villiers qui illustre le plus nettement cette rupture, puisque cet écrivain qui publie chez Plon la série SAS, au succès vertigineux, se fait très tôt le champion de l’anti-gauchisme, en adoptant une posture volontiers provocatrice. Dans les interviews des années 1970, il se revendique par exemple raciste et sexiste ; et il ne cesse d’affirmer qu’il ne fait pas de littérature, et que l’espionnage et le polar sont des genres destinés à satisfaire les instincts des lecteurs, au moment même où une génération d’auteurs de récits criminels prétend à de nouvelles formes de légitimité.
La pornographie et l’ultraviolence font partie de ce jeu provocateur d’un auteur face à ces nouvelles formes de littérature criminelle qui se situent à l’opposé politique et esthétique de son œuvre. Autre provocation : devenu directeur des collections populaires chez Plon, il lance en 1981 la série des aventures de « Luis », écrite par Roger Maugé, contant les aventures d’un double inversé de SAS, révolutionnaire défendant les valeurs de l’extrême gauche à travers le monde, dans une caricature des idées radicales. Ici, Gérard de Villiers n’envisage la nouvelle collection que comme une manière de combler une nouvelle niche, dans un espace éditorial où apparaissent des lignes de fracture d’ordre politique.
Avec la fin des grandes collections populaires dans les années 1980 et 90, puis la mort de Gérard de Villiers en 2013, la tradition d’une littérature populaire très marquée à droite s’éteint. Mais les imaginaires sédimentés qu’elle a véhiculés ont irrigué les représentations collectives, contribuant à définir nos associations d’idées, les scripts narratifs que nous convoquons dans notre lecture des événements, et les réseaux de stéréotypes engageant nos systèmes de signification.
On voit d’ailleurs ressurgir certains de ces tropes au détour d’un discours politique, d’une émission de télévision ou d’un fil Twitter. Car s’il est de bon ton aujourd’hui de se plaindre de l’hégémonie passée des discours de gauche dans les médias, on oublie un peu vite que, dans le domaine des fictions à gros tirage, c’est bien un discours de droite qui a largement dominé, et qui a contribué à nourrir nos représentations et nos manières de lire le monde et de le raconter. Il est temps d’en faire l’histoire.
NDLR : Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux ont récemment publié Aux origines de la pop culture aux éditions La Découverte. Partager : copier le lien sur Twitter sur Facebook sur Linkedin par Mail 

Les aventures de San Antonio, d’OSS117 et de Coplan, des romans policiers, de la science-fiction et des romans d’angoisse : le catalogue de Fleuve noir, gros éditeur populaire des Trente Glorieuses, nous paraît daté et dénué d’autre valeur que la nostalgie. Ces livres vendus à des centaines de milliers d’exemplaires, écrits à la chaîne et souvent par d’anciens collaborateurs grillés, ont pourtant diffusé un certain « discours social » à un public certes pas forcément dupe de ses tropes, mais heureux de les retrouver.

À une époque où les dérapages (in)contrôlés de Michel Houellebecq font l’embarras des critiques, le discours sur la littérature n’en finit plus de revenir sur ce qui avait été un temps son dogme contre les positions d’un Jean-Paul Sartre : 1) on reconnaît à nouveau que la littérature est un geste politique et 2) on ne peut l’appréhender en évacuant la portée de son discours sur le monde. La responsabilité de l’écrivain est redevenue un enjeu, et les auteurs, les artistes les metteurs en scène et les réalisateurs se découvrent comptables de ce qu’ils disent dans leurs œuvres et même hors de celles-ci.

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Que la littérature joue un rôle politique, même marginal, cela ne fait guère de doute. Or, il est un domaine où l’on peut distinguer un tel rôle politique de la littérature, plus important encore que dans les déclarations de tel ou tel écrivain, c’est celui des productions populaires ; simplement, leur rôle est plus souterrain, orientant les représentations sans faire événements.

Quelle empreinte laissent sur une société les livres que tout le monde a lus ? Ont-ils une influence sur les lecteurs ? Jouent-ils un rôle dans l’espace public au-delà de la distraction qu’ils procurent momentanément ? Y a-t-il, pour le dire autrement, une dimension politique des productions populaires, celles-là même qu’on lit d’un œil distrait, parfois de façon un peu ironique ou condescendante, sans en tout cas leur donner vraiment de valeur.

C’est une question que nous nous sommes posée constamment en explorant, pour la rédaction d’un livre, Aux origines de la pop culture, les collections et les archives du Fleuve Noir, le plus gros éditeur populaire des Trente Glorieuses, qui a publié les aventures de San Antonio, d’OSS117 et de Coplan, mais aussi des romans policiers, de la science-fiction et des romans d’angoisse, avec des tirages moyen de plus de 100 000 exemplaires pour certaines collections, et des tirages cumulés de plus de 200 millions d’exemplaires sur une trentaine d’années.

Ces livres, tout le monde les lisait, jusque dans la plus petite ville et dans tous les milieux sociaux. Pour prendre un exemple, dans les années 1960, une maison de la presse d’une ville de 5 000 habitants pouvait commander mensuellement une quarantaine de volumes du Fleuve Noir, dont treize du même titre d’espionnage. Cela donne la mesure de la circulation de ces livres, qui passaient entre toutes les mains.

Lus par nos parents ou nos grands-parents, ces petits polars et ces romans d’espionnages aux couvertures sexy formaient le bruit de fond des Trente Glorieuses, c’est-à-dire d’une époque qui appartient déjà à l’histoire, mais avec laquelle notre société en crise continue de dialoguer, quand il s’agit de penser les relations à la Russie, de remettre en cause le modèle productiviste ou de discuter les transformations culturelles des années 1960 et 1970. Ils ont accompagné la décolonisation, la marginalisation de l’Europe sur la scène internationale, la construction européenne, les transformations des mœurs et les premières vagues féministes. Et de même qu’on les trouve encore en grand nombre dans les bibliothèques poussiéreuses des maisons de campagne, dans les caisses à un euro des brocantes ou dans les boîtes à livres, leur vision du monde continue de nourrir, de manière de plus en plus floue, nos représentations.

Or, alors que pendant plus d’un siècle on n’a eu de cesse de condamner ces productions, pour leur capacité à détourner les foules du christianisme (jusque dans les années 1920), à les pousser à la révolte (jusqu’à la Seconde Guerre mondiale), à les conduire vers des comportements criminels ou, au contraire, nouvel « opium du peuple », à les endormir par des imaginaires de la consolation mettant en avant la réconciliation sociale et le triomphe de l’individu dans des scénarios enchantés (critique récurrente formulée par les mouvements de gauche), on a largement cessé de questionner la portée politique de ces productions, mettant plus volontiers l’accent sur les logiques d’appropriation et de lecture oblique de consommateurs dont on ne cesse de vanter la créativité rebelle.

Il faut dire que la peur a changé de cible : la montée en puissance de la télévision, puis celle des jeux vidéo, ont détourné les critiques les plus vives formulées sur les consommations culturelles du peuple et sur leurs effets. Notre discours sur la lecture a progressivement changé, en faisant par principe une activité vertueuse, et les politiques publiques peuvent s’appuyer sur les romans policiers pour, à travers festivals ou actions en bibliothèque, contribuer à favoriser l’esprit critique et le débat républicain.

En somme, le roman populaire comme catégorie a disparu en même temps qu’il s’est trouvé domestiqué tandis que les productions audiovisuelles devenaient les canaux principaux par lesquels se consommait la fiction. Désormais celles-ci sont, souvent complaisamment, présentées comme des objets dont les potentialités critiques sont investies pour formuler des contestations sociales, comme des creusets d’empowerment. Ces transformations récentes ne doivent pas occulter le rôle majeur joué par les collections à succès des Trente Glorieuses dans la fabrique des imaginaires politiques, même si les lecteurs de l’après-guerre apparaissent comme plus rusés et plus distants par rapport à ces objets que leurs contempteurs ont voulu les voir.

Rédigés par des auteurs soucieux de séduire le public en reprenant les stéréotypes du genre, ces romans écrits à la chaîne dialoguaient toujours avec l’air du temps.

Car comme l’avait déjà montré Richard Hoggart à propos des classes populaires des années 1950, les lecteurs ne sont pas dupes de ce qu’ils lisent. Ils connaissent par cœur les conventions des genres à succès, les attendent comme autant de poncifs plaisants et saisissent l’écart qui sépare les discours de la réalité. Bien plus, depuis quelques décennies, les chercheurs ont pu mettre en évidence les logiques de bricolage et d’appropriation que pratiquent les consommateurs, produisant des significations parfois à l’opposé de celles qu’avaient programmées les créateurs.

Reste que ces appropriations ne doivent pas faire oublier les tendances lourdes. Qu’on le veuille ou non, les contemporains devaient trouver de l’intérêt à la lecture en série de ces romans pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire percevoir en eux une résonance avec leurs préoccupations. La preuve en est que, lors même qu’ils ont connu un succès considérable dans les années 1950, 1960 et 1970, ces petits livres nous apparaissent pour beaucoup illisibles aujourd’hui, parce qu’ils ont cessé d’entrer en résonance avec notre époque. Si le public n’avalait pas aveuglément la vision du monde offerte par ces récits, il y trouvait malgré tout de quoi satisfaire son imaginaire, parce que les livres disaient quelque chose de son époque.

Et de fait, s’ils étaient souvent écrits à la va-vite, ces romans parlaient du monde et s’inscrivaient dans l’air du temps. Les récits criminels se nourrissaient des faits divers ou des débats de société dans la presse magazine : ils enregistraient les transformations sociales, la modernisation urbaine, les nouvelles pratiques culturelles, dont ils offraient souvent une relecture angoissée ; l’espionnage, genre roi des années 1960, avait pour seul objet les affrontements internationaux et les grandes crises politiques de l’époque, contribuant à donner une forme lisible aux soubresauts géopolitiques dont l’actualité se faisait l’écho ; et même la science-fiction, avec ses visions technicistes de futurs nucléaires et de Nations Unies intergalactiques, commentait à sa façon les fantasmes productivistes d’une époque de croissance et reflétait une certaine sensibilité consumériste.

Rédigés par des auteurs soucieux de séduire le public en reprenant les stéréotypes du genre, ces romans écrits à la chaîne (certains auteurs en publiaient une dizaine par an !) dialoguaient toujours avec l’air du temps, parce qu’ils reprenaient le « discours social » d’une époque (pour reprendre l’expression de Marc Angenot), cet ensemble de poncifs mobilisés dans nos discussions, de stéréotypes de fiction, et de marronniers médiatiques qui prédéterminent notre façon de penser et de dialoguer, et permettent à la société de fonctionner. En ce sens, ils participaient de la sphère publique, orientant les représentations, alimentant les discussions et surtout leur offrant des formes lisibles : grandes structures narratives (par exemple : le crime et le fait divers comme manière de lire le réel), grandes oppositions signifiantes (les affrontements Est et Ouest, le déclin des rivalités occidentales, d’où allait émerger, bon an mal an, les nouveaux imaginaires européens, la fin des Empires coloniaux), mais aussi les nouveaux personnages peuplant les romans populaires de la modernité (le cadre supérieur comme nouvel idéal masculin, les virilités ouvrières déclinantes incarnées par le voyou et le raté, les nouvelles figures féminines, ambiguës, associées à la libération de la femme…).

Toutes ces formes de récit, narrées avec de nouvelles techniques d’écriture (celles du thriller, de l’efficacité du roman noir et d’un style à l’américaine) contribuaient à donner forme aux imaginaires des lecteurs – non pas en leur imposant une vision du monde, mais en leur offrant des scripts narratifs, des associations et des oppositions toute faites, un langage et un vocabulaire prémâchés à leur disposition. C’est pourquoi ils restent prégnants dans nos représentations aujourd’hui : l’actualité a montré combien il était facile de réactiver collectivement les imaginaires de la Guerre Froide ; les discours sur l’immigration ou sur certaines régions du globe sont encore traversés par les poncifs des récits exotiques, et notre manière d’appréhender la feuilletonisation des faits divers dans les médias convoque les scripts narratifs produits par deux siècles de récits criminels.

À cet égard, une rupture essentielle, qui touche l’ensemble des pays européens avec une intensité identique, est celle de l’immédiat après-guerre, début d’une nouvelle séquence de la culture médiatique qui s’étire jusqu’au milieu des années 1970. Il s’agit alors, tout à la fois, de digérer et de retranscrire les formes américaines qui s’imposent comme dominantes, d’inventer de nouveaux récits plus à même de décrire un monde où la place des vieilles nations a changé. Ces ajustements, colossaux, disent l’importance de ces fictions dans l’accompagnement des changements.

Loin d’être neutres, les imaginaires de ces romans étaient produits par une série d’acteurs – éditeurs, mais aussi auteurs – qui favorisaient des valeurs liées à leur sensibilité. On l’a oublié, mais beaucoup des romanciers qui ont fait leurs armes dans les années 1940 et 50 étaient d’anciens collaborateurs, contraints de se recycler dans la littérature populaire après que bien des portes leur aient été fermées. Chez l’éditeur Martel, à la « Série noire » ou au Fleuve Noir, on était peu regardants au lendemain de la guerre quand il s’agissait de trouver de nouvelles plumes susceptibles d’alimenter la machine à produire des récits.

Foncièrement anticommunistes et nostalgiques, les auteurs font de l’espion une figure essentielle de la restauration imaginaire d’une grandeur passée.

Cette première génération va contribuer à orienter la manière dont sera adapté en France le roman noir à l’américaine, et donner le ton pour les auteurs qui seront ensuite recrutés. Au Fleuve Noir, parmi les dizaines d’écrivains français au catalogue, rares sont ceux qui manifestent une sensibilité de gauche. On cite généralement comme une exception le cas de G. J. Arnaud, auteur prolifique de plus de 400 romans, mais qui reste marginal dans une offre très marquée à droite – encore n’a-t-il laissé s’exprimer ses idées qu’à partir de la fin des années 1960.

Bien sûr, la plupart des auteurs ne tiennent pas de propos politiques dans leurs romans – il s’agit surtout de ne pas s’aliéner une partie du public à une époque où l’opinion française est très polarisée. Mais leurs récits dessinent, par petites touches et avec mille variantes dans leurs sensibilités, une vision du monde. La manière dont le roman d’espionnage a été affecté par ces positions ne fait par exemple guère de doute. Viscéralement anticommunistes et nostalgiques souvent d’une puissance coloniale perdue, les auteurs font de l’espion une figure essentielle de la remise en ordre du monde et de la restauration imaginaire d’une grandeur passée.

Beaucoup d’entre eux défendent à l’occasion les régimes autoritaires, pourvu qu’ils soient antisoviétiques, et la plupart préconisent des solutions viriles – et armées – aux tensions internationales. Quant aux nouvelles nations émergentes issues de la colonisation, elles conservent un peu de cette sauvagerie primitive qui avait justifiée, au temps des colonies, la mission civilisatrice de la France. Cette vision du monde, les auteurs ne l’inventent pas, et ils la partagent même avec une bonne partie de l’opinion publique. Mais ils favorisent, au sein des visions stéréotypées de l’époque, plutôt cette perspective que d’autres. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais il serait difficile de le nier.

C’est surtout à partir de la fin des années 1960 que la question politique va prendre une certaine virulence, quand ce modèle du paperback à la française se retrouve concurrencé par l’arrivée d’une nouvelle sorte de romans de genre, plus littéraires et plus marqués à gauche, dont les œuvres de Jean-Patrick Manchette et la science-fiction contre-culturelle seront les expressions. En réalité, c’est l’ensemble du discours social qui glisse progressivement vers la gauche, marginalisant les positions des auteurs traditionnels. Et des périodiques radicaux comme Actuel ou Libération, qui défendent cette nouvelle littérature de genre, plus à la mode, ont beau jeu d’affirmer la ringardise de l’ancienne génération.

Face à un tel mouvement de renouvellement des esthétiques et des idées, les auteurs populaires vont se crisper et se radicaliser. Le roman criminel en particulier va faire des nouvelles valeurs de gauche la cible privilégiée de ses attaques. Les hippies sont ainsi présentés comme les nouveaux voyous des années 1970, à travers tout une série de raccourcis, qui conduisent des utopies à l’extrême gauche et de l’extrême gauche au terrorisme, avec pour variante le lien entre contre-cultures et marginalité, drogue et sexualité perverse : à San Francisco, apprend-on, se mêlent hippies, « filles-fleurs », « Hells Angels » et « voyous », dans un melting pot qui est moins de promiscuité que de confusion criminelle (Marc Arno, Griefs cardiaques, 1970) et dans les romans d’espionnage, on rencontre pêle-mêle « des maoïstes en France, des anarchistes en Italie, des gens de la bande à Baader en Allemagne, des Grecs, des espagnols antifascistes et des provos hollandais. Et des hippies partout dans le monde » (Marc Revest, Kern, la bourse ou la vie). Les femmes libérées sont le plus souvent cruellement punies de leur disponibilité, quant aux jeunes filles sages, elles sont les proies privilégiées des hippies et des violeurs (comme dans Sur un air de viol de Roger Vilard).

Mais c’est contre la nouvelle génération d’auteurs, et plus largement le milieu littéraire, que la vieille garde des romanciers populaires est la plus virulente : elle s’en prend aux nouveaux auteurs de science-fiction dont les œuvres de SF renverraient plutôt à la catégorie de « scatologie-fiente », elle accuse les éditeurs de travailler pour Libération ou Charlie hebdo, et soupçonnent Havas d’être un repère de « gauchards »… Dans les années 1980, cette haine tourne à l’obsession chez certains auteurs, comme Claude Rank, qui se lance au hasard de ses romans d’espionnage dans des diatribes interminables contre les socialistes de Mitterrand et les journalistes gauchistes.

C’est sans doute l’œuvre de Gérard de Villiers qui illustre le plus nettement cette rupture, puisque cet écrivain qui publie chez Plon la série SAS, au succès vertigineux, se fait très tôt le champion de l’anti-gauchisme, en adoptant une posture volontiers provocatrice. Dans les interviews des années 1970, il se revendique par exemple raciste et sexiste ; et il ne cesse d’affirmer qu’il ne fait pas de littérature, et que l’espionnage et le polar sont des genres destinés à satisfaire les instincts des lecteurs, au moment même où une génération d’auteurs de récits criminels prétend à de nouvelles formes de légitimité.

La pornographie et l’ultraviolence font partie de ce jeu provocateur d’un auteur face à ces nouvelles formes de littérature criminelle qui se situent à l’opposé politique et esthétique de son œuvre. Autre provocation : devenu directeur des collections populaires chez Plon, il lance en 1981 la série des aventures de « Luis », écrite par Roger Maugé, contant les aventures d’un double inversé de SAS, révolutionnaire défendant les valeurs de l’extrême gauche à travers le monde, dans une caricature des idées radicales. Ici, Gérard de Villiers n’envisage la nouvelle collection que comme une manière de combler une nouvelle niche, dans un espace éditorial où apparaissent des lignes de fracture d’ordre politique.

Avec la fin des grandes collections populaires dans les années 1980 et 90, puis la mort de Gérard de Villiers en 2013, la tradition d’une littérature populaire très marquée à droite s’éteint. Mais les imaginaires sédimentés qu’elle a véhiculés ont irrigué les représentations collectives, contribuant à définir nos associations d’idées, les scripts narratifs que nous convoquons dans notre lecture des événements, et les réseaux de stéréotypes engageant nos systèmes de signification.

On voit d’ailleurs ressurgir certains de ces tropes au détour d’un discours politique, d’une émission de télévision ou d’un fil Twitter. Car s’il est de bon ton aujourd’hui de se plaindre de l’hégémonie passée des discours de gauche dans les médias, on oublie un peu vite que, dans le domaine des fictions à gros tirage, c’est bien un discours de droite qui a largement dominé, et qui a contribué à nourrir nos représentations et nos manières de lire le monde et de le raconter. Il est temps d’en faire l’histoire.

NDLR : Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux ont récemment publié Aux origines de la pop culture aux éditions La Découverte.

 

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