[par Jean GIOT (professeur émérite, Université de Namur)]
Il lui parlait parfois du Commissariat aux Archives et des impudentes falsifications qui s’y perpétraient […] Elle ne sentait pas l’abîme s’ouvrir sous ses pieds à la pensée que des mensonges devenaient des vérités.
G.Orwell, 1984
Anecdote ? Non. Symptôme. Ou révélateur.
Le souvenir en est récent : en 2021, à la Villa Médicis, des censeurs exigèrent le décrochage des « tapisseries des Indes », du XVIIIème siècle, qui offrent une image exotique de la faune et de la flore, souvent imaginaires, d’Amérique du Sud, ainsi que d’une mission diplomatique africaine au Brésil. « Nul racisme, nulle caricature : c’est une description émerveillée de la beauté d’un monde inconnu, et « un magnifique témoignage de la participation du continent noir aux prémices de la globalisation du monde », écrit J. Delaplanche 1. Le motif allégué pour en pratiquer l’expurgation était qu’elles portaient les stigmates d’un imaginaire colonial, à extirper. Cette circonstance eut un prélude. On en lira la chronologie détaillée, et commentée par Didier Rykner, dans La Tribune de l’art 2.
Une enseigne, « Au Nègre joyeux », se trouvait à Paris, place de la Contrescarpe, apposée à la façade d’un immeuble. E. Atget (1857-1927) la photographia (ill.1).
Son cliché montre le tremblé mélancolique d’une figure féminine à la fenêtre du premier étage, des auvents, l’enseigne et des panneaux portant les mentions « Au Nègre joyeux » et « cafés » : composition d’un habit de parures sur la façade blanche. Ces tapis muraux signifient une propriété et une adresse au passant de la ville. Cinq générations les connurent. A notre tour, regardons l’enseigne (ill. 2).
Des projections de salissures (ill.3), aussi héroïques qu’anonymes, lui furent infligées.
Il fut exigé qu’elle fût retirée au motif prétendu qu’elle représenterait un Noir, serviteur ou esclave, servant une femme de la haute bourgeoisie (sinon Madame du Barry). Elle fut cédée au musée Carnavalet en échange de sa restauration.
Le rapport d’un expert historien commis par la Ville confirma en 2018 des données véridiques. La femme de l’image, portant coiffe et tablier (tenue de serveuse), apporte sur un plateau cafetière, sucrier et gâteaux. Le Noir porte:
la tenue des aristocrates d’ancien régime […] Cette représentation d’un gentilhomme noir appartient à l’iconographie des Noirs libres des colonies des Antilles […] Réalisée en 1897, soit 50 ans après l’abolition de l’esclavage, l’enseigne du « Nègre joyeux » représente ainsi un Noir libre selon des codes de représentation appartenant à l’époque de l’esclavage. Une serviette blanche est nouée autour du cou du gentilhomme noir, mettant en valeur son visage rieur, ainsi que son regard sortant du champ du tableau afin d’interpeller directement le passant […Il] brandit une carafe en verre contenant un alcool jaune et désigne de sa main la tasse. Il débarrasse ainsi la table de cette carafe afin de permettre la dépose du plateau […] la serveuse |…] esquisse un sourire.
L’expert de conclure :
cet objet mobilier historique possède un fort intérêt patrimonial. Son exposition dans l’espace public doit s’accompagner d’une médiation à destination de passants
et de rappeler qu’il y a eu depuis l’époque évolution de l’utilisation du mot nègre. Sur ce point, un bref sondage dans la base Frantext apprend que son usage de 1832 à 1921 est descriptif (couleur) ou technique (géographie)3. Bref, une scène de convivialité et d’urbanité dans un lieu de passage.
En 2019, l’administration conclut que, « n’étant pas en adéquation avec les valeurs antiracistes portées par notre époque et notre ville », cette enseigne, « au titre choquant et indéniablement raciste », « ne saurait demeurer dans l’espace public ». Une plaque serait apposée sur l’immeuble, qui en évoquerait l’existence notamment en ces termes :
Ici, l’homme vêtu d’un costume datant du 18ème siècle, qui s’apprête à se servir « joyeusement », est une représentation parodique inversant cette image courante d’un serviteur noir. Une telle iconographie témoigne des clichés et des stéréotypes racistes répandus à la fin du 19ème siècle
A supposer que tel fût le cas, en quoi un témoignage d’un état social passé devrait-il être banni des intelligences actuelles ? Mais, on l’a vu en comparant les extraits du rapport d’historien et des gloses administratives, ce cas n’est pas avéré, de toute façon. Certes, il est fréquent que des contresens se produisent dans la compréhension de documents anciens, mais ici, après expertise, c’est sans excuses. Pour les promeneurs, de tels contresens pouvaient même être prévenus, moyennant l’apposition d’une notice explicative : on eût honoré ainsi un public civique du niveau de l’instruction obligatoire.
Mais la prose administrative passe d’elle-même à l’aveu de ce qu’elle fait en le projetant sur l’enseigne : elle attribue à celle-ci d’être une « inversion » raciste, quand c’est cette prose même qui inverse la scène et le bref récit des « services » qui s’y trouve. A cet effet, la contorsion mentale est plus singulière encore que le déni d’histoire : puisque le fait est que l’image n’est pas ce qu’on eût voulu qu’elle fût, un affichage public signifiera d’y voir la péjoration, par le contraire, de ce qu’on eût voulu qu’elle fût. « Indéniablement » raciste, toute réalité contradictoire évincée. Ainsi se font des réalités alternatives.
Au service d’un retournement de l’agresseur (l’iconoclaste dont la pulsion a sottement sali) en agressé (la salissure se donne pour l’ulcère d’un antiracisme rétrospectif) : effaçons la violence du vandalisme et imputons-en la responsabilité à la vilenie « parodique » d’une image heureuse. Se prétendant à la recherche de concorde dans l’espace urbain, on entretient ainsi des clivages inciviques.
Et l’on s’acharne, par le menu, contre « Paris, capitale du XIXème siècle » (W. Benjamin) : éliminer
des rues parisiennes tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre rappeler la seconde moitié du XIXème siècle, ce que l’on constate quotidiennement dans la disparition du mobilier urbain
observe D. Rykner . Dût-on à cette fin grimer de scénarios pernicieux ce passé qui avait su embellir la ville, et, s’enferrant dans une prison mentale que l’on colorie en grandeur morale, s’infatuer à rectifier des époques imaginaires.
Tant d’effacements, longuement et diversement persévérants, éveillent un soupçon. Car enfin si un Nègre, dans l’imagerie, peut être donné pour connaisseur en café et en rhum, joyeux dit autre chose que gourmet : l’administration voit là un « titre choquant ». Cette carafe brandie passerait-elle pour bachique et la servante ménagère deviendrait-elle ménade putative ? Quelque angoisse de métissage hanterait-elle une politique racialiste ? 4
L’histoire connaît un épisode supplémentaire, du niveau de l’instruction professionnelle. Car, par temps d’épidémie, la Faculté connaît de la contagion. Le 22/1/2022, on lit dans le FigaroVox 5 cet exemple de sujet censé évaluer si les étudiants « disposent des compétences nécessaires pour accéder aux formations de médecine » :
Dans un musée, on voit une enseigne d’une ancienne chocolaterie du XVIIIème siècle avec un domestique noir qui sert sa maîtresse blanche. Le nom de la chocolaterie est « le nègre joyeux« . Qu’en pensez-vous ?
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/la-nouvelle-reforme-des-etudes-de-medecine-est-elle-une-catastrophe-pour-toute-une-generation-d-etudiants-20220122
Laissons qu’il ne s’agit pas d’une chocolaterie du 18ème siècle, mais d’un commerce de cafés du 19ème : un souci d’anamnèse exacte n’est pas de saison partout. Laissons aussi que l’inversion du scénario qu’illustre l’image ne témoigne pas de l’acuité d’un examen clinique. Elle atteste plutôt l’effet d’un test projectif. A commencer par l’ignorance de « l’autre dans le temps » (Marc Bloch), jusqu’à faire de l’image d’origine son contraire. Toutefois, laissons-la, puisque l’épreuve se garde de présenter ce document original.
Nous en tenant à l’artefact substitutif soumis à l’imagination des candidats, considérons seulement les biais qu’expose cette « épreuve », qui en affectent la nature.
Et examinons la relation instaurée avec l’étudiant soumis à l’épreuve : la question véhicule des connotations (anti)racistes inductrices d’une obligation morale d’y consentir ou non – ce qui n’est sans doute pas propice à atténuer des souffrances des candidats6. Il y a là contradiction entre l’énoncé (la question évoque une sensibilité, à tester, au racisme ou à l’antiracisme) et l’exercice (la question pratique l’ignorance d’altérités). Car la question a quelque chose de comminatoire, à vérifier que le candidat atteint aujourd’hui au niveau de bien-pensance requis pour accéder, des années plus tard, à un exercice professionnel judicieux. Comment serait reçu un candidat capable d’évoquer la différence des temps dans des dissensions culturelles actuelles ? Bref, un candidat en mesure d’interpréter (à supposer que loisir lui en soit laissé). Donc, d’analyser la question même.
Car la question expose des données narratives et descriptives (répartition des rôles de serviteur et de maitresse, et des couleurs de peau, dans une fiction qui les typifie) inductrices et même prescriptives d’une conformité des comportements de réponse. Cette question expose à tout le moins un risque de ne mettre en interactions que des attitudes idéologiques, soit un arbitraire et une défiance bilatérale propres à pervertir l’épreuve. De cartes ainsi faussées, qu’espérer ?
Espérons avec Freud que, si extensif qu’il puisse s’avérer, un délire soit aussi un processus de guérison7.