Comme membres de « L’Observatoire du décolonialisme », nous avons le « privilège » de recevoir, adressés par nos associés, la collecte et le florilège hebdomadaires des tribulations du wokisme français, d’observer son impact croissant et déjà considérable dans nos universités et établissements publics, et son incroyable inventivité -toutes disciplines confondues- pour saturer les espaces de la recherche et de l’enseignement publics. A considérer le déni et les réfutations des instances de contrôle, mais aussi des prescripteurs de la recherche, qu’il s’agisse dans le désordre de la CPU, du CNU, du CNRS, des grandes collectivités locales ou de l’Union Européenne, ou d’autres instances publiques, la chose est presque comique si elle n’était accablante.
Au milieu des années 2010, cette nouvelle idéologie était quasi-inexistante dans le paysage public et médiatique français. La ministre de l’Éducation nationale d’alors, Najat Vallaud Belkacem, avait feint en 2013 de nier l’existence de la théorie du genre, qui en est un segment, quand bien même elle en était une discrète mais active thuriféraire. Un quinquennat plus tard, l’enseignement et la recherche français, dans toutes leurs composantes, sont devenus le terreau d’une floraison spontanée et omniprésente de l’idéologie woke : thèmatiques et programmes de colloques par dizaines, journées d’études, sujets de masters et de thèses (dans des proportions considérables désormais), programmes et manuels scolaires, activisme associatif, fiches de postes et de concours publics, tant dans la recherche que dans l’enseignement supérieur, enseignements à l’INSPE, programme internationaux et nationaux de recherches (du fait des appels d’offres à candidater), irruption dans les sciences dures et dans les arts, réécriture et censure des œuvres de l’esprit etc.
Le wokisme – et ses multiples déclinaisons en études raciales, de genres et de leurs rapports, décoloniales, des sexualités, des religions prétendument dominées etc.- n’est plus seulement une autre manière d’appréhender le monde et de réécrire faussement l’histoire, mais il s’étudie lui-même en tant qu’objet scientifique. La boucle est presque déjà bouclée entre une manière de penser le monde -une fois délégitimées les sciences héritées de la civilisation occidentale, au nom d’un moralisme révolutionnaire qui plonge ses racines dans le sectarisme protestant américain-, et l’ensemble de ses théoriciens, concepteurs, acteurs et disciples pensionnés : la nouvelle science ésotérique ainsi constituée est en passe de devenir autonome.
La chose est à vrai dire classique. Ainsi se sont constituées nombre de sciences établies. La science politique est un surgeon de l’histoire (en tant que discipline). L’économie s’est constituée en rameau des études de droit. Et la sociologie est née d’une branche de la philosophie. Personne n’y trouve à redire, même si tout un chacun observe les dégâts de la dispersion et de la spécialisation des savoirs, dont notre classe politique offre une illustration permanente. Mais en l’espèce, du fait qu’il ne s’agit pas d’une science, mais d’une grille de lecture idéologique du monde à prétention éradicatrice, toutes les sciences établies sont touchées, et sont à leur tour subverties par la nouvelle pensée.
Le seul précédent récent et accessible à la mémoire est l’invasion du marxisme dans les universités et dans les différentes sciences au lendemain de la Seconde guerre mondiale. A l’initiative de Moscou et de ses nombreux relais politiques et idéologiques locaux, se sont constitués en quelques années un art socialiste, une médecine et une science socialistes, une grille de pensée marxiste appliquée aux sciences humaines et à l’histoire (celle des modes de production), une économie socialiste (celle-là même qui a condamné à mort l’économie de la République algérienne), un discrédit des arts réputés « bourgeois » (poésie, philologie, philosophie classique, théologie, histoire des religions etc.) etc. Le structuralisme appliqué à la littérature et aux sciences humaines a été un moment sophistiqué de cet envahissement.
Le point commun entre les idéologies est qu’elles ne sourdent pas des disciplines scientifiques elles-mêmes (comme la sociologie, par le biais de Weber et Durkheim, est née de la philosophie), mais qu’elles sont des lunettes nouvelles que chaussent simultanément des milliers d’acteurs pour regarder le monde autrement. De sorte que la pensée woke surgit aujourd’hui de manière spontanée tant en littérature médiévale, qu’en lettres classiques (dont des représentants américains appellent au sabordage de la discipline), qu’en sciences politiques et qu’en sociologie -où cette idéologie essaye de saturer l’espace de réflexion-, et même dans les sciences dures : la biologie, la physique ou les mathématiques -ainsi, certaines écoles américaines conceptualisent des mathématiques spéciales pour les Afro-Américains, prétendument ségrégés ou exclus de cette discipline dont la particularité est précisément l’universalisme.
La question qui me taraude est de savoir comment et pourquoi de respectables scientifiques et universitaires, issus de disciplines a priori très éloignées des terrains d’expérimentation initiaux du wokisme, que sont la sociologie et la science politique, qui ont cru devoir se réinventer pour ne pas sombrer dans la répétition du même, sont à leur tour gagnés par ce virus idéologique ? Certains, comme nous l’avons évoqué au sujet des lettres classiques, risquant même de provoquer l’auto-anéantissement de leur discipline, dès lors que l’objet même de leur science, vu au prisme du wokisme, est à la fois inapproprié, patriarcal, européo-centré, machiste, incarnation de la pensée blanche, discriminant et inutile. D’autres, en tant que scientifiques -je pense aux sciences dures- risquent non pas de saper leur science, mais de se discréditer et de perdre tout crédit aux yeux de leurs collègues. La pulsion de mort est, il est vrai, constitutive de notre être.
Mais au-delà d’un certain badaudisme, qui évoque ces algues qui suivent le courant dominant, des raisons objectives et rationnelles de la contagion woke peuvent être relevées et comprises. Certains, voire la majorité des militants, s’intéressent d’abord à eux-mêmes, et voudraient que le monde qu’ils perçoivent comme oppresseur, s’intéresse principalement à leur personne, à leur groupe et à leurs particularismes. D’autres, faute d’avenir assuré dans la recherche ou dans l’enseignement supérieur -puisque notre État, des décennies durant, a fabriqué 7 fois plus de doctorants que ne sont capables d’en absorber l’université et la recherche publiques-, inventent une nouvelle approche disciplinaire, fût-elle essentiellement idéologique- : cela leur permet de candidater et de postuler sur des postes créés à dessein. Cet intérêt matériel est bien compris. De même, des maîtres secondaires, en manque de magistère ou de disciples, inventent une fausse-science dont ils sont assurés de devenir les maîtres ès-qualité. La manœuvre est habile, classique et compréhensible. D’autres encore, habités par une passion nihiliste, narcissique ou révolutionnaire, veulent en finir avec le monde dont nous avons hérité, pour en créer un nouveau dont ils espèrent devenir les hérauts, les précurseurs ou les maîtres à penser.
Mais au regard du nombre croissant des thuriféraires apparus ces dernières années, y compris dans les disciplines a priori les plus hermétiques à cette manière idéologique de penser le monde, suivisme et rationalité n’épuisent pas la gamme des engagements. Ajoutons donc d’une part le mimétisme, et de l’autre le conformisme à notre modernité.
Dans notre milieu de petite bourgeoisie intellectuelle académique, qui structure le milieu des professeurs et des chercheurs, le mimétisme est la norme. Le monde intellectuel du XIXe siècle partageait la rareté avec le monde aristocratique. La société de masse a massifié la culture et créé une classe intellectuelle pour assurer la transmission des savoirs. La figure du magistère a été abattue. Puis sous la Ve République, l’État a été pris en mains par une étroite coterie de hauts fonctionnaires, pilotée par la banque et les grandes entreprises, par ailleurs de plus en plus éloignées de la spéculation intellectuelle et des savoirs -tant en Humanités qu’en sciences dures. Chassée de l’État, la « classe intellectuelle rétribuée » vit en position de relégation. La massification du corps académique a fait régresser ses positions sociales et financières, et la massification universitaire a entraîné un changement de public qui a achevé de dégrader son image sociale et sa propension même à exercer son métier.
Dans ce monde en partie déclassé, qui règne sur une masse étudiante, hélas en partie appauvrie financièrement et intellectuellement, un double mouvement social ce produit. Une individualisation des comportements professionnels et sociaux, qui a tué le débat et la controverse intellectuels ; la communauté scientifique est aujourd’hui constituée d’une infinité de petites chapelles isolées les unes des autres. Et de l’autre, le règne du mimétisme idéologique, par hostilité aux modes de fonctionnement anciens relevant du mandarinat, du cléricalisme ou du magistère intellectuel. Une des critiques les plus communes adressées aux journées d’études sur le décolonialisme organisées par notre Observatoire en janvier 2021 à la Sorbonne a été d’avoir invité des non-universitaires, notamment Pascal Bruckner, qui ne serait donc pas apte au débat académique. La chose est pour le moins comique. En situation de mimétisme intellectuel, le conformisme idéologique est la meilleure manière de passer inaperçu, tout en manifestant sa loyauté au groupe. En vertu de quoi, la pensée woke fait florès tant qu’elle est à la mode.
L’autre socle sur lequel peut croître, dans nos milieux, la pensée woke tient à l’impérialisme de la nouveauté, du surgissement révolutionnaire, dégradé en bougisme et en innovation à tout prix. L’intellectuel britannique G.K. Chesterton déplorait la « dégradante obligation d’être de son temps ». Être de son temps, ou se tenir à la page, signifie aujourd’hui qu’il ne faut surtout pas rater la dernière mode intellectuelle ou idéologique progressiste en cours, surtout si elle vient des États-Unis, qu’elle affirme sa dimension révolutionnaire, qu’elle se présente comme une pensée justicière et absolue, forte de sa dimension religieuse -laquelle échappe au public français, mais qui n’en est pas moins réelle-, à même de rétablir les montagnes d’injustices issues de notre histoire. Aspirations révolutionnaires, culpabilité judéo-chrétienne revue à la sauce post-moderne, conformisme envers la nouvelle pensée dominante, d’autant plus légitime qu’elle serait portée par les représentants des derniers des derniers dans notre imaginaire politiques -les racisés, les femmes, les gros, les handicapés etc.-, tout converge pour que la nouvelle idéologie triomphe.
Conformisme kleinbürgerlich, anti-intellectualisme, grande fatigue de l’Occident, modernisme à tout crin, mimétisme, refus de penser par soi-même et de se distinguer du groupe, déclassement, esprit moutonnier et de corporation, la pensée woke, impérialiste ou masquée, envahit le champ académique. Plus dure sera sa chute.
Pierre Vermeren, historien.
A récemment publié chez Tallandier, La France qui déclasse, de la désindustrialisation à la crise sanitaire, Texto, Paris, 2022.