Une thèse sur l’émancipation des femmes albanaises
Une thèse de Doctorat sur « Les conditions d’émancipation des femmes albanaises au Kosovo après la guerre de 1998-1999 au moyen du statut de burrnesh (femme-homme) », préparée à l’École doctorale Langues, Littératures et Sociétés du Monde, a eu lieu le 6 décembre 2024 à l’Inalco (Institut National des Langues et Civilisations Orientales).
Je n’ai pas travaillé spécifiquement sur les « vierges jurées » ou le « droit coutumier » (connu sous l’appellation de kanun), mais sur d’autres sujets de morphologie sociale et d’anthropologie des Albanais, en particulier sur les approches critiques de la production du savoir anthropologique sur les Albanais par eux-mêmes et par les autres, ainsi que plus récemment sur les approches critiques de la production du savoir féministe à propos des rapports de genre.
Il faut saluer les mérites de cette thèse pour sa vision d’envergure sur le sujet, loin des obsessions sur la sexualité et les fantasmes de genre, centré sur le côté émancipateur ou un genre (dans le sens de « type ») d’émancipation. Il s’agit d’une invitation à une double lecture : d’une part la description ethnographique, d’autre part la volonté d’exprimer une approche anthropologique du phénomène connu sous le nom de « vierge jurée » (burrnesh) et de contribuer à l’analyse du mouvement féministe pour l’émancipation des femmes au Kosovo. Le terme « burrnesh » est central dans cette lecture, puisqu’il permet de considérer comparativement une large gamme de catégories sociales (vierges jurées, femmes veuves, femmes artistes, femmes activistes, femmes émancipées).
Le terme burrnesh : sens, traductions et controverses
Cependant, sauf mention rapide qu’il est dérivé du masculin burrë « homme », il est surprenant qu’une thèse soutenue au sein d’une École doctorale de Langues ne se soit pas suffisamment attardée sur une analyse linguistique, lexicale et sémantique de ce terme et de ses implications sur les institutions sociales. Il s’agit en effet d’un terme polysémique en albanais, désignant à la fois un « homme » et un « époux », mais aussi une personne forte, courageuse, comparable à un « héros » (comme dans l’hymne national), dont le champ lexical comprend non seulement burrnesh au féminin mais aussi le verbe burrno et l’adjectif burrnuem.
La traduction du terme en français comme « femme-homme » n’est pas très heureuse, pour ne pas dire franchement malheureuse, et ce point a été relevé dans un des rapports. On peut le traduire en allemand (Mannfrau) et en anglais (manly woman, mieux que l’écriture wo/man proposée par une voyageuse, Antonia Young). On pourrait recourir en français à « femme virile » qui serait la traduction exacte en français (du lat. virilis, de vir « homme »), pour décrire une femme forte et courageuse, sinon il vaudrait mieux recourir à la périphrase, comme « femmes qui deviennent socialement des hommes», ou même « femmes qui revendiquent les ressources culturelles et symboliques normalement attribuées ou revendiquées par les hommes ».
En tout cas, il s’agit d’un positionnement ambigu par rapport à ce terme, à la fois émancipateur et conservateur, puisque certaines activistes féministes qui luttent pour le droit des femmes refusent le terme burrnesh. Elles affirment qu’il s’agit d’un compliment qui serait dérivé d’un statut social accepté et reconnu par la société patriarcale, et qui de ce fait renverrait à une qualification négative sexiste. Ce n’est pas tout à fait une insulte, mais en tant qu’activistes féministes, elles sont contre parce que ce terme montrerait que la société valorise les attributs masculins. « Souvent nous entendons que, pour désigner une femme forte on utilise le mot burrnesh, un mot qui ne doit pas forcément se prendre comme un compliment et qui découle du temps du Kanun de Lekë Dukagjin » (p. 329).
Certaines proposent alors le terme grueresh dérivé du terme générique qui désigne la « femme » en albanais. Ce terme est désignerait « une femme plus qu’une femme, une “super-femme”, car elle demande à être l’égale de l’homme sans devoir changer de genre socialement » (p. 299). C’est bien beau, mais au moins du point de vue de la conscience linguistique en albanais, cela n’existe pas et ne fait pas de sens, mais doit être pris dans le contexte de l’entretien d’où le terme est tiré comme un simple jeu de mots au premier degré.
En revanche, dans un autre texte féministe, intitulé Les burrnesh des temps modernes, le terme a été réutilisé pour dénoncer les violences faites aux femmes. L’idée est que le temps est venu chez les Albanais pour que les femmes soient des battantes, plus précisément « aujourd’hui nous deviendrons les burrnesh qui allons mettre à terre le système patriarcal qui nous étouffe » (p. 329-330). Dans ce contexte, le terme burrnesh devient synonyme de « femme forte », « femme courageuse », pour désigner les femmes qui ont le courage de dénoncer et de se battre pour leurs droits et contre les inégalités qu’elles rencontrent. Parfois, sinon souvent, se qualifier de burrnesh (ou trimnesh) exprime effectivement une forme de résistance silencieuse et créative face aux pressions sociales et culturelles qui pèsent sur les femmes (p. 443).
Personnellement, je considère que ce terme burrnesh devrait faire partie du patrimoine global du féminisme, comme un héritage de la tradition culturelle albanaise d’émancipation des femmes, au même titre que le terme anglais empowerment et à l’instar d’un autre terme albanais (zotero) qui est utilisé dans le même sens dans la terminologie des sciences de l’information.
Chacun de ces termes provient d’une racine conservatrice évidente et peut sembler ambigu, mais dans les deux cas, le côté conservateur du pouvoir de domination (Ang. empowerment, aussi bien que Alb. zotero) ou de revendication des attributs masculins (burrnesh) est totalement sublimé par le côté émancipateur. Malgré son origine et même si certaines féministes s’opposent à l’un comme à l’autre terme, les données disponibles montrent que le terme burrnesh est utilisé dans tous les cas dans un sens émancipateur, jamais conservateur. Alors pourquoi cet état d’âme féministe en face du terme burrnesh ? S’agit-il d’une simple confusion entre l’utilisation du terme et la réalité supposé d’un statut ? d’une réification et essentialisation des traditions folkloriques ou d’un parti pris idéologique féministe, ou tout cela à la fois ?
Stratégies sociales et figures féminines
Commençons par le début, à savoir le prétendu « droit coutumier » et les prétendues « vierges jurées », afin de mieux saisir le rôle des catégories de femmes veuves, femmes artistes, femmes activistes et finalement le mouvement féministe.
On peut remarquer d’abord un appui excessif sur le « droit coutumier » (Kanun), qui est considéré comme la source originelle à partir de laquelle les choses sont censées se présenter dans la réalité. Or, il s’agit avant tout de pratiques conventionnelles non codifiées, mais qui sont régies par l’oralité. Il est surprenant de constater qu’une thèse préparée dans un centre de recherche sur l’oralité n’analyse pas, ou au moins ne discute pas, le « droit coutumier » dans les termes de l’oralité et les implications sociales de son passage à l’écrit.
Les pratiques conventionnelles sont fixées par écrit dans des témoignages de voyageurs, de missionnaires ou d’ethnographes. Elles ont été codifiées tardivement pour servir de base à l’établissement de règles stipulant comment les choses devraient être et non pas comment elles sont réellement. Cela ne veut pas dire que les gens ordinaires sont emprisonnés dans ce carcan coutumier et qu’ils agissent nécessairement comme prescrit par le Kanun. Au contraire, en fonction des situations sociales, n’importe quelle ressource culturelle et symbolique disponible est utilisée dans le comportement social pour mettre en œuvre une stratégie de contournement des prescriptions coutumières.
En effet, après la codification des pratiques conventionnelles avec la publication du Kanun par les Franciscains en 1933 et à nouveau par les communistes en 1989 au service de leurs idéologies respectives, le Kanun prescrit comme livre de chevet à la plupart des familles, et telle ou telle prescription a été utilisée par la suite pour justifier tel ou tel comportement social. À ce propos, la recodification communiste n’a pas fait long feu après la chute du communisme, ce qui a donné plus de vigueur normative à l’ancienne codification, alors que la prolifération de codifications nouvelles des mêmes prescriptions dans des expressions figées encore plus élaborées témoigne à nouveau du caractère instrumental des « droits coutumiers ». Autrement dit, le droit coutumier, comme tout dispositif normatif, ne reflète pas la réalité mais se pose comme un support idéologique pour contrôler le comportement social et justifier ou contourner la réalité sociale.
Dans ce sens, toute description de la situation des femmes dans la société ou dans la famille selon le droit coutumier déboucherait sur l’exotisme du Kanun et la soumission patriarcale des femmes, ce qui est non seulement erroné, mais aussi malhonnête, non seulement de la part d’un chercheur, voyageur ou missionnaire, mais aussi de la part d’une chercheuse locale et encore plus d’une activiste féministe qui intériorise ce type d’exotisme ou de soumission. Il y a déjà beaucoup de travaux sur ce sujet qui n’ont pas été consultés pour la préparation de cette thèse, dont l’exotisme ou les lacunes ont été aussi repérées et mentionnées dans les rapports de thèse.
En ce qui concerne les « vierges jurées », en tout temps et en tout lieu les refus de mariage arrangé et les relations sexuelles prémaritales ou extraconjugales sont courantes et ont toujours et partout posé problème pour la famille et pour la société. Pour pallier ces problèmes, les sociétés ont imaginé des solutions originales qui sont souvent justifiées par des dispositifs normatifs, et mystifiées par des idéologies religieuses, chrétienne ou islamique, pour justifier et encourager la chasteté. En France, on a inventé les couvents pour enfermer les femmes pécheresses, de même qu’en Pologne ou en Irlande on a institué de vraies maisons d’arrêt pour emprisonner les jeunes femmes enceintes non mariées.
La différence est qu’on ne parle nulle part de « virginité jurée ». Dans une société patrilinéaire, les vierges jurées ne sont qu’une solution culturelle comme une autre, ni plus ni moins. Si les relations sexuelles extra-maritales ont toujours posé problème pour l’Église et la société, la notion de virginité est récente et nous savons que c’est l’Église qui a parrainé et sanctionné cette solution, introduite par les Franciscains qui ont rédigé et publié en 1933 le code (kanun) du droit coutumier à partir des notes ethnographiques d’un des leurs. Le fait que le phénomène se retrouve aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans prouve plutôt qu’il ne contredit pas son caractère religieux, puisqu’il s’agit de communautés religieuses et ethniques qui partagent les mêmes structures patrilinéaires de la morphologie sociale.
Dans ce sens, recourir à la virginité jurée ne voudrait pas nécessairement dire qu’il s’agit d’une masculinité particulière, qu’une femme change de genre pour devenir un homme socialement, ou qu’elle conserve sa chasteté, malgré des cas isolés dont les voyageurs et les ethnographes ont raffolé, mais qui n’ont jamais été que des curiosités folkloriques et exotiques. Dans tous les cas, il s’est agi d’une stratégie de contournement dictée par les circonstances de la situation sociale, justifiée par l’idéologie religieuse et normalisée par la codification du « droit coutumier ». Il est surprenant de constater que dans une thèse que se voudrait d’anthropologie, on n’analyse pas, ou au moins on ne discute pas, ce phénomène dans ces termes.
Toujours à propos des « vierges jurées », en tout temps et en tout lieu où la morphologie sociale se caractérise par une structure patrilinéaire, l’absence d’un héritier mâle pose problème pour la famille et pour la société. Or, malgré les apparences plutôt folkloriques et exotiques, il ne s’agit nullement du travestissement d’une virginité particulière vers une masculinité particulière. Il est malheureusement assez grave de constater que les faits objectifs sont parfois tordus pour correspondre au statut de « vierge jurée ». Dans un cas rapporté p. 308, par exemple, une femme a repoussé son mariage pour exercer le rôle d’ « homme social » pendant que sa famille était en vendetta, mais une fois la vendetta terminée, elle s’est mariée et a eu des enfants. On aurait ainsi un cas de virginité jurée « temporaire » .
Dans un excellent article, qui est mentionné dans la bibliographie mais qui est plutôt mal compris (p. 91), il est montré que, dans la société patrilinéaire albanaise, il y a deux solutions différentes à ce problème : au Nord la « vierge jurée » et au Sud le « gendre à la maison ». À ces deux solutions culturelles, je pourrais aussi ajouter un cas extrême de recours à une sorte de polygamie qui est pourtant totalement étrangère à la tradition albanaise.
Comme dirait Edmund Leach, les solutions culturelles et les ressources symboliques pour y parvenir (en l’occurrence la « vierge jurée »), « la culture, ce n’est que le vêtement de la situation sociale ». Ce qui prouve que dans tous les cas il ne s’agit nullement de phénomènes transhistoriques ou essentiels à la culture albanaise mais plutôt de stratégies ponctuelles de contournement des prescriptions idéologiques dictées par les situations particulières dans un contexte de morphologie sociale patrilinéaire.
Une fois admis que dans tous les cas la notion de vierge jurée n’est qu’une ressource culturelle symbolique utilisée à bon escient dans des stratégies sociales de contournement, il deviendrait possible d’aborder autrement le reste de la thèse et d’examiner pareillement les femmes veuves, les femmes artistes, les femmes activistes, ou encore le mouvement féministe au Kosovo, comme utilisant les ressources culturelles et symboliques disponibles dans des stratégies spécifiques en fonction des situations sociales.
On peut rappeler que, en tout temps et en tout lieu, les femmes veuves ou les mères célibataires sont des femmes courageuses, qui font face seules aux aléas de la vie sans pouvoir partager le fardeau avec un compagnon. Les femmes veuves ne prennent pas nécessairement le rôle d’un homme ou d’un père, ni ne transgressent la frontière ou la hiérarchie des genres. Elles s’apparentent encore moins à un prétendu statut de « vierge jurée ». Elles assument simplement un rôle qui est normalement partagé à deux et c’est précisément dans ce sens qu’elles sont aussi considérées comme des femmes plus émancipées que les autres, même si elles ne sont appelées burrnesh nulle part ailleurs. Si elles sont appelées ainsi dans la tradition albanaise, cela ne veut pas dire qu’elles deviennent des hommes socialement.
Pour survivre dans une société qui, après la guerre, a été censée se « re-traditionnaliser » et se « re-patriarcaliser », il est faux de considérer que ces femmes n’avaient pas d’autres choix que de se qualifier de burrnesh qui serait le seul moyen de se définir comme femme chef de famille subvenant aux besoins de ses enfants (p. 399). Il serait grave en effet de tordre les faits, comme le cas rapporté dans cette thèse sur une femme qui aurait « expérimenté le statut de femme veuve qui s’apparente à celui de la vierge jurée », parce qu’elle est devenue veuve avec quatre enfants (p. 308). C’est plutôt l’inverse ! En assumant le rôle de chef de famille qui subvient aux besoins de leurs enfants, ces femmes recourent à une stratégie de contournement de leur situation qui leur permet d’opérer une émancipation stratégique qui ne saurait mieux s’exprimer symboliquement que par le terme de burrnesh, qui en albanais est un terme dérivé d’un mot polysémique qui veut dire à la fois « homme » et « personne forte et courageuse ».
Dans ce sens, il serait erroné de recourir à des conceptions folkloriques et exotiques pour rattacher les femmes veuves, burrnesh, au sens « émancipées », à un statut de « vierges jurées » qui serait prescrit par le « droit coutumier ». Ces femmes renégocient leur place dans la société, afin de réinterpréter leur statut de femme veuve. Elles ne s’approprient pas un statut mais une qualité de burrnesh. Cela ne veut pas dire qu’elles se tournent vers un droit coutumier ou un statut de droit qui existerait réellement (p. 398). C’est l’inverse ! C’est parce qu’elles ont négocié leur place dans la société, qu’elles peuvent utiliser une ressource symbolique qui ne pourrait s’exprimer mieux que par un terme qui renvoie à un rôle ou un genre (dans le sens de « type ») émancipateur exprimé par le terme burrnesh, qui n’a rien à voir avec un genre sexué.
Ce qui nous invite à considérer autrement les notions de masculin et féminin. Ce ne sont pas des faits « objectifs » ou des caractéristiques des hommes et des femmes. Ce sont des opérateurs symboliques, qui montrent qu’il n’y a pas de division rigide, ni de hiérarchie manichéenne. Chaque comportement social est simultanément masculin et féminin, ou plutôt chaque stratégie sociale pourrait se laisser explorer dans ses aspects masculins et féminins. C’est ce que Françoise Héritier a établi comme la « valence différentielle de genre » et c’est ce qui pourrait permettre d’analyser de façon plus féconde la situation des femmes artistes et activistes, ainsi que le mouvement féministe au Kosovo, au moyen des notions de masculin et féminin comme des opérateurs symboliques et non pas comme des caractéristiques objectives des hommes et des femmes.
Sans entrer dans l’examen des œuvres artistiques présentées, on peut considérer comme valide leur caractère subversif et émancipateur tel qu’il est présenté dans la thèse. Dans le contexte des femmes artistes, le terme burrnesh désigne une pionnière dans un monde d’hommes, mais aussi une femme qui s’est battue pour avoir une place dans le domaine de la création artistique et être reconnue à sa juste valeur comme une femme artiste. On retrouve la notion de femme forte et courageuse, une femme qui doit se battre davantage pour atteindre ses objectifs car elle est constamment limitée, puisque l’art des femmes semble toujours considéré comme différent et en tout cas inférieur à l’art des hommes.
À nouveau, malgré les apparences, la reconnaissance des artistes femmes dans l’espace artistique n’efface pas les différences d’identité sexuelle et encore moins les rapproche de la sexualité ou d’autres caractéristiques folkloriques et exotiques des « vierges jurées ». Si certaines femmes artistes sont qualifiées de burrnesh au Kosovo, cela ne veut pas dire non plus qu’elles ont acquis ou qu’elles revendiquent un statut particulier, masculinisé, qui leur permet une légitimité sans remettre en cause la tradition. Cela ne pas témoigner non plus d’une re-traditionalisation des anciennes coutumes du Kosovo. Il serait erroné et maladroit de considérer que les femmes artistes et musiciennes du Kosovo renforcent une quelconque mentalité patriarcale, qui serait même préservée par leur imposture émancipatrice, parce qu’elles auraient incorporé les normes masculines ou qu’elles s’identifient et sont identifiées au masculin par l’intermédiaire d’un statut supposé de burrnesh.
Malheureusement, les observations ne manquent pas dans cette thèse pour considérer que leur émancipation est ainsi empêchée et devrait perpétuer la coutume, sans mettre en question la tradition et en reproduisant les schémas patriarcaux (p. 441). Leur statut de burrnesh est constamment rattaché aux caractéristiques folkloriques et exotiques des « vierges jurées » et il est constamment présenté comme modifié et réinterprété pour permettre à certaines femmes d’intégrer des domaines traditionnellement très masculins sans remettre en cause une coutume quelconque de la tradition, comme par exemple pour négocier leur place dans le milieu des instrumentistes de musique traditionnelle en adoptant un comportement masculin sans remettre en question la hiérarchie des genres (p. 397).
En revanche, ces femmes n’agissent pas comme des « vierges jurées » et n’utilisent pas nécessairement un statut de droit coutumier pour légitimer leur place dans la sphère musicale ou artistique traditionnelle. Dans tous les cas, il s’agit au contraire d’une volonté, d’une qualité ou d’une valeur supplémentaire d’émancipation et ces femmes artistes se considèrent effectivement comme des femmes libres et émancipées. Pour les femmes artistes, la dénomination burrnesh ne signifie pas qu’elles ne correspondent pas au modèle dominant de la féminité. Leur engagement constitue un acte fondateur de l’œuvre artistique féminine, dont la seule présence est à la fois subversive et émancipatrice, voire porteuse d’un combat existentiel. La représentation du corps des femmes devient ainsi un enjeu politique, souvent lié à une part de violence exprimée dans son sens symbolique, dont la dénomination burrnesh devient subversive comme une arme de combat féministe, pour dénoncer une réalité ou exprimer une différence, indéniablement émancipatrice (p. 400).
Par leurs actions, ces femmes artistes contribuent à une citoyenneté active qui bouscule le statu quo des institutions et des lieux de pouvoirs masculins. Cependant, il serait erroné de considérer qu’elles sont les seules à pouvoir le faire, contre les hommes et aux dépens des hommes qui n’auraient aucun intérêt à remettre en question la tradition et l’idéologie patriarcale enracinée. La conclusion logique, à la fois exprimée et occultée dans cette thèse, serait que c’est en créant leur propre autonomisation, qui s’exprime symboliquement par le terme de burrnesh, que ces femmes s’émancipent individuellement et collectivement. Ainsi, les femmes deviennent des actrices clés de leur propre émancipation, en utilisant leur créativité, leur résilience et leur agentivité, elles s’affirment et contribuent à renverser les normes patriarcales établies (p. 442).
Ce n’est pas parce que les femmes artistes et musiciennes ne sont plus considérées totalement comme des femmes qu’elles peuvent se permettre de voyager librement, rester avec les hommes et avoir une apparence ambivalente semblable aux caractéristiques folkloriques et exotiques des « vierges jurées ». C’est l’inverse ! C’est parce qu’elles se permettent de choisir librement leurs représentations figuratives, leur répertoire musical, ou même l’ambivalente de leur propre apparence, qu’elles ne sont plus considérées totalement comme des femmes traditionnelles mais comme des femmes émancipées, ce qui ne pourrait pas mieux s’exprimer que par leur qualification de burrnesh.
Les choix de création et d’interprétation artistiques sont toujours des choix stratégiques qui sont souvent exprimés au moyen d’un dépassement des frontières et opérateurs symboliques de masculin et féminin. C’est dans ce sens que certaines femmes artistes et musiciennes au Kosovo choisissent leurs représentations, leurs répertoires et même leur propre image en opérant une stratégie symbolique de masculinisation. De la même façon, dans un excellent ouvrage mentionné dans la bibliographie (p. 273), l’ethnomusicologue américaine Jane Sugarman, montre brillamment comment, chez les Albanais de Macédoine, les hommes choisissent leur répertoire de chansons de façon à interpréter d’une manière la plus féminisée possible. Il ne s’agit évidemment pas pour ces hommes de « devenir des femmes artistiquement » mais de montrer une maîtrise artistique appropriée et de démontrer ainsi, ni plus ni moins que leur virilité. Ce qui prouve encore une fois que les notions de féminin et masculin comme opérateurs symboliques n’ont aucun rapport avec les caractéristiques objectives des hommes et des femmes et encore moins avec une re-traditionalisation des anciennes pratiques et mentalités coutumières.
Le mouvement féministe au Kosovo et ses limites
La dernière partie de la thèse est une description détaillée du mouvement féministe au Kosovo, assez classique mais sans rapport avec tout ce qui précède. Dans la période de reconstruction de la société après la guerre des années 1990, le premier défi pour les femmes activistes était la Mission internationale, où les experts les ont bousculées car ils sont arrivés avec l’idée que « c’est un pays islamique » et qu’il faudrait « tout recommencer à zéro » (p. 338). Le personnel international est venu « avec des préjugés selon lesquels le Kosovo était une société traditionnelle et patriarcale où il n’y avait pas de femmes capables et actives ». Les stéréotypes ont été renforcés par leurs préjugés, se référant au Kanun, sans tenir compte du nouveau cadre juridique (p. 384). Le plus grand obstacle aura été la « perpétuation de la croyance selon laquelle les femmes au Kosovo ne sont pas “culturellement adaptées” pour devenir des partenaires dans les politiques publiques », perpétuant la perception des femmes comme victimes et simples bénéficiaires d’aides plutôt que partenaires actives dans le processus de reconstruction. La vie des femmes est restée socialement précaire, « les tenant en otage de leur famille, des traditions, de la nation et de l’État » (p. 374).
Ces préjugés ont joué un rôle majeur pour réaffirmer de nouvelles divisions et exclusions, en perpétuant en particulier la hiérarchisation traditionnelle des genres. Le genre est manipulé pour assurer de la discipline, de l’obédience, en vue de l’éducation et du développement de la démocratie. On reproche ainsi à l’Occident d’avoir installé une domination symbolique et structurelle et d’imposer un modèle patriarcal à travers les métarécits entremêlés du développement international d’après-guerre et les aspirations des Albanais du Kosovo à devenir un État moderne (p. 379-380).
En revanche, la défense de l’identité albanaise et le discours nationaliste ont déjà suggéré l’émergence d’une nouvelle ère politique pour les femmes, ainsi qu’un espace pour une autre forme d’agentivité culturelle (p. 358). La plupart des activistes avaient pour objectif de « montrer que les femmes n’étaient pas des villageoises arriérées enfermées dans leurs maisons par des hommes autoritaires », mais qu’elles étaient modernes, des citoyennes actives méritant des droits (p. 370). Plus tard, le mouvement féministe a visé à mettre fin aux stéréotypes de la propagande médiatique yougoslave et internationale présentant les femmes albanaises comme des femmes musulmanes, machines à enfanter soumises à leur famille et esclaves sans éducation. Son but principal était de montrer au monde que les femmes albanaises avaient de l’agentivité, en contrant les stéréotypes négatifs produits par les médias yougoslaves (p. 355-356).
Dans ces conditions, il est parfaitement légitime et même louable que les chercheurs puissent se joindre pour contribuer de façon active au mouvement féministe, mais ils devraient plutôt contribuer par un travail que les activistes ne peuvent pas faire : analyses historiques, ethnographiques, anthropologiques et sociologiques pour aider et orienter le mouvement féministe. Beaucoup de travaux sont disponibles dans ce sens qui n’ont pas été pris en compte dans cette thèse et ces lacunes sont regrettables.
Si à partir des années 1990 un discours nationaliste a émergé qui semble « retraditionnaliser » la société, notamment en ce qui concerne les rôles féminins et masculins, une référence contemporaine à une tradition n’est jamais une simple reprise des codes anciens et on aurait plutôt aimé une véritable historicisation des références contemporaines à la tradition. Une contextualisation socio-politique historicisée aurait permis de mieux comprendre non seulement la manière dont les femmes ont repris, réinventé et critiqué la catégorie de burrnesh, mais surtout les différentes voies d’émancipation des femmes ; ce qui est présenté dans cette thèse essentialise les choses figées, donnant une vision immuable du soi-disant droit coutumier et de la tradition, empêchant ainsi de développer des mises en perspective de l’idée de burrnesh comme une femme forte, courageuse et émancipée.
Bien au-delà d’une opposition entre tradition et modernité ou d’une confusion entre nation et nationalisme, le parti-pris de cette thèse, influencé par des écrits de voyageurs en quête d’exotisme, est de continuer à considérer qu’avec la modernisation de la société le phénomène des vierges jurées n’a pas disparu. Alors que le phénomène est stratégiquement détourné et transformé en fonction des besoins et situations sociales spécifiques, ce travail de thèse s’obstine à distinguer et réifier deux aspects traditionnels de burrnesh qui se superposent : un statut figé de vierges jurées ou de veuves assurant les activités habituellement réservées aux hommes et un statut émancipé de femmes activistes, artistes et instrumentistes.
Dans tous les cas, ce ne serait pas le « genre » de type émancipateur qui compte, comme une sorte d’instrument dans une stratégie de contournement, mais l’affranchissement du genre sexué passant au genre féminin et l’associant au genre masculin. Un statut de « vierge jurée » est toujours retrouvé comme la condition sine qua non pour accéder à des droits dont les femmes seraient privées ou pour accéder à des milieux traditionnellement masculins et fermés. Ainsi le combat des femmes pour leurs droits et leurs perspectives d’émancipation est totalement effacé, s’avérant finalement inutile, puisque tout reposerait sur l’immuabilité transhistorique et essentielle du prétendu droit coutumier et du prétendu statut de vierge jurée. En somme, si la raison d’être affichée de cette thèse est de rendre compte du mouvement féministe au Kosovo, son fondement est injustifiable et hors de propos : beaucoup de bruit pour rien !