par François Rastier
La technique et la modernité. — Dans les milieux des Cultural Studies, les Holocaust studies font volontiers place aux théories du trauma et au messianisme de la théologie politique ; Heidegger et des heideggériens comme Blanchot ou Nancy y sont appréciés pour leurs paradoxes et leurs ambiguïtés, notamment leur mise en accusation de la modernité industrielle qui se serait concrétisée dans les camps d’extermination : ce thème a fait florès.
En 1949, dans la conférence Die Gefahr (le danger), Heidegger suggérait en effet qu’en étendant son emprise sur le monde, la technoscience fut responsable de l’extermination. Certes, les Juifs cependant n’ont pas été tués, leur disparition ne mérite pas la dignité de mort puisque sans même les nommer il répète la question « Meurent-ils ? » (cf. infra, ch. 3). D’une part, restant dans le domaine des étants, ils demeurent sans rapport avec l’Être et donc ne vivent pas — en quelque sorte, ils se réduisent à des accidents sans substance.
Mais surtout, la technique qu’ils ont machinée serait responsable de leur disparition, d’où l’image répétée de l’industrialisation (et le retour de racines latines, avec motorisierte, Fabrikation, cf. GA 79, p. 27) ; ainsi s’exauce le vœu heideggérien que le judaïsme « s’exclue de lui-même » (traduction de François Fédier), par l’effet collatéral de la Machenschaft, le règne de l’efficience ou machination dont il serait le principal responsable.
Reprise de Arendt à Agamben, la métaphore industrielle a retardé l’historiographie même de l’extermination, si bien que ce que l’on a appelé la « Shoah par balles » a été négligée pendant un demi-siècle. Bien qu’odieuse, puisqu’assassiner n’est pas produire des cadavres, cette métaphore a soutenu le poncif que la modernité technoscientifique était responsable de l’extermination[1].
Comme si les Cahiers noirs n’avaient pas confirmé le lien entre antisémitisme et critique de la technique, Axel Honneth explique le succès de Heidegger après 1945 parce ce qu’il nous donne à penser le lien entre la pensée intrumentale et la technique[2]. Or l’on ne trouve dans l’œuvre aucun état de la question technique, les contemporains majeurs comme Leroi-Gourhan ou Simondon restent absents : le Maître se contente de reprendre les poncifs anti-modernistes. Essentialisée, la Technique n’a pas besoin d’être analysée[3].
On pouvait discerner dans les dénonciations heideggériennes, comme celle des barrages qui défigurent le Rhin allemand, une banale continuation du Kulturpessimismus de l’époque bismarkienne, mais Heidegger innove en faisant de l’état du monde moderne le résultat d’une domination juive. Il généralise ainsi la théorie de l’affairement, lié au monde des affaires, au commercium (cf. Sein und Zeit, §13).
Le monde enjuivé reste dans l’oubli de l’Être, non seulement parce que les Juifs, apatrides et cosmopolites, n’ont pas de Dasein (littéralement Être-là), ne sont nulle part et demeurent donc privés de monde (Weltlos), mais parce que la modernité reste dominée par leur « faculté de calcul et le marchandage », leur « don accentué pour la comptabilité », leur « tenace habileté à compter », leur « calcul vide »[4].Le thème médiéval de l’usurier calculateur, absorbé dans le compte de ses deniers de Judas, se voit ainsi transposé aux sciences et techniques contemporaines, car ce monde du calcul requiert les mathématiques et s’appuie sur leurs modèles, concrétisés notamment par l’horrifique technoscience cybernétique. Ainsi, l’élargissement sans précédent d’un stéréotype haineux suffit-il pour confondre science et technique, condamner le monde contemporain et affirmer que « la science ne pense pas »[5] (puisqu’elle est instrumentée par les Juifs).
Certains réaffirment que Heidegger est plus indispensable que jamais pour « penser » le monde actuel[6] ; mais qu’appellent-ils « penser » ? Est-ce nier l’extermination, ou déplorer qu’elle n’ait pas été menée à son terme ?
L’image de l’industrialisation, devenue un topos avec Arendt, Steiner, Agamben et tant d’autres, revient à propos de la production agricole : « L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée, dans son essence c’est la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus de régions afin de les affamer, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène[7].»
Tout s’inverse et semble se confondre : on ne parle pas de la guerre mais de la paix, on ne parle pas de l’extermination mais de l’agriculture, on dit « fabrication de cadavres » pour désigner l’extermination de vivants. Le blocus n’est pas celui du ghetto de Varsovie par les nazis, mais celui de Berlin-Ouest par les Russes, en 1948[8].
L’extermination nazie devient essentiellement la même chose que la politique russe et américaine – les USA se préparaient à expérimenter la bombe H. Ce thème est resté florissant dans tous les radicalismes contemporains.
Schématiquement, deux séries sont ainsi mises en parallèle :
|Guerre| | |Nazis| | Camps | Industrie | Chambres à gaz | |Juifs| |
|Paix| | |Américains/ Russes| | Blocus | Agriculture | Bombe H | |Allemands| |
Les fonds sémantiques de la guerre et de la paix sont implicités ; comme dans l’extrait précédent, les acteurs ne sont pas nommés (je les ai donc explicités conventionnellement entre barres verticales). Bien que non lexicalisées, des formes sémantiques contrastées, Américains-Russes et Allemands, Nazis et Juifs, Bourreaux et Victimes, sont substituées ; des formes ordinairement sans rapport sont présentées comme homologues : Blocus de Berlin et Camps d’extermination, Chambres à gaz et Bombe H.
[1] Cela s’étend même à la rationalité.
[2] « das Verhängnis des instrumentellen Denkens u. der Technik“.
[3] L’ignorance délibérée est un déni d’existence des sciences et du principe de réalité, au profit d’un principe de plaisir que Heidegger appelle la liberté d’errer (voir Trawny, 2014a), terme euphémique qui désigne l’ardente obligation de tuer. Ainsi radicalisée, l’ignorance s’autorise d’une transcendance et devient une vertu fort accommodante : les divers courants déconstructionnistes qui se recommandent de Heidegger plaident une complète dérégulation épistémologique, se plaisent à répudier toute méthodologie et la notion même d’objectivation, accompagnant activement l’éradication des humanités et des sciences de la culture.
[4] Selon les traductions de Hadrien France-Lanord, France-Culture, 07/12/13.
[5] « Die Wissenschaft denkt nicht. », in Was heißt Denken? 4 éd., Tübingen, Niemeyer, 1984, p. 4. L’indifférence relative de Heidegger au racisme biologique tient à cela, la biologie étant une science aussi enjuivée et infectée de rationalité que les autres. Il fait exception pour la « doctrine raciale » (Rassenkunde) allemande, exigeant comme recteur l’ouverture d’une chaire dédiée.
[6] Voir par exemple l’entretien avec Donatella Di Cesare du 10.02.2015 : http://www.hoheluft-magazin.de/2015/02/heidegger-enthuellung/
[7] « Ackerbau ist jetzt motorisierte Ernährungsindustrie, im Wesen das Selbe wie die Fabrikation von Leichen in Gaskammern und Vernichtungslagern, das Selbe wie die Blockade und Aushungerung von Ländern, das Selbe wie die Fabrikation von Wasserstoffbomben. » (« Das Ge-Stell », GA 79, p. 27). Il s’agit là d’un topos nazi ; l’extermination est subtilisée, arrêtée en chemin et le danger dénoncé vient d’Amérique : par exemple Céline évoque au début de Nord « la plus pire archibombe H ?…Z ?…Y ? » (quatrième ligne), « la bombe Z » (p. 13), « dix, vingt hiroshimas par jour » (p. 14) ; et la première section finit par l’évocation des croupiers de Baden-Baden, « tous soi-disant déportés … les mèches gominées, les mêmes …nez busqués, les mêmes » (p. 19). Bref, les juifs sont toujours là à compter l’argent, et nous vivons sous la menace atomique américaine.
[8] En 1947, en réponse à une lettre où Herbert Marcuse lui écrivait qu’un « philosophe ne peut pas se tromper sur un régime qui a tué des millions de Juifs parce qu’ils étaient Juifs » [kann nicht sich taüschen über eine Regime, dass Millionen von Juden umgebracht hat — bloss weil sie Juden waren], Heidegger répondit qu’au lieu de Juifs on pouvait écrire Allemands de l’Est [statt « Juden », « Ostdeutsche » zu stehen hat], en d’autres termes que les victimes à déplorer sont bien les Allemands (cf. Faye, 2005, pp. 487-489).