Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Théorie critique de la race: quand la cancérologie se prend les pieds dans le tapis du wokisme

people sitting on gang chairs

Théorie critique de la race: quand la cancérologie se prend les pieds dans le tapis du wokisme

Joseph Ciccolini

Professeur de pharmacocinétique, université Aix-Marseille
people sitting on gang chairs

Il n’est plus nécessaire de rappeler la perméabilité de pans entiers de la recherche académique aux théories elles-mêmes issues de la French Theory et du déconstructivisme à tout crin.  D’abord cantonnée aux sciences humaines et sociales, cette lame de fond touche désormais les sciences dures puisque des articles perchés de type « Queer identity and theory intersections in mathematics education: a theoretical literature review » ou « A quantum physics explanation for polyamory, BDSM, and queer people »  sont désormais monnaie courante (1, 2). 

Aux USA, cette tendance et notamment l’irruption de la Critical Race Theory (ou Théorie Critique de la Race) touche désormais les sciences médicales et c’est avec un mélange d’amusement et de consternation que l’on voit fleurir, dans les grands congrès internationaux usuellement tenus en Amérique du Nord, des travaux lunaires visant désormais à dénoncer le racisme systémique endémique et patriarcal WASP dans la prise en charge du patient atteint de cancer. 

 Historiquement, deux sociétés savantes nord-américaines règnent sur la recherche en cancérologie mondiale : la toute puissante American Association for Cancer Research (AACR) plutôt dédiée à la recherche fondamentale et translationnelle, et la non moins puissante American Society of Clinical Oncology (ASCO) dédiée elle à la recherche clinique. Ces associations sont également éditeurs de journaux de référence dans le domaine avec leurs navire-amiraux (Cancer Research pour l’AACR, et le Journal of Clinical Oncology pour l’ASCO tous deux à fort Impact Factor), plus une demi-douzaine de journaux sister-ships faisant également autorité. Avoir ses travaux sélectionnés pour une présentation à l’AACR ou à l’ASCO est une consécration pour tout chercheur ou oncologue et la légitimation de sa contribution à la lutte contre le cancer, souvent préalable à une publication internationale. Lorsque ces deux sociétés tiennent leur congrès annuel, cela draine ainsi des dizaines de milliers de chercheurs et oncologues du monde entier – ces manifestations étant l’occasion de faire du réseautage, d’obtenir en avant-première des résultats d’essais cliniques ou de repérer de nouvelles stratégies thérapeutiques émergentes, et globalement de faire une mise à jour de ses connaissances dans le domaine toujours très fécond de la recherche expérimentale ou clinique contre le cancer.  

Preuve de la déferlante Woke qui frappe désormais tous les domaines de la recherche académique, on voit à l’occasion de ces congrès aux USA fleurir des travaux étonnants, imprégnés de cette nouvelle tendance obsessionnelle de démontrer que les minorités raciales sont victimes, y compris devant la maladie, d’une stigmatisation délétère. La multiplication exponentielle de ces travaux témoigne de la mise à disposition de fonds pour financer ce type de recherche tout aussi exponentielle, et l’ouverture d’appels d’offres richement dotés pour non plus développer de nouveaux traitements ou accompagner les patients, mais désormais démontrer l’existence d’un racisme systémique dans la communauté oncologue : il y a manifestement de nouvelles priorités, les nouveaux outils de diagnostic ou de traitements attendront.  Coté AACR qui se concentre sur la biologie du cancer et la pharmacologie, on peine à prendre le train en marche : les gènes, chromosomes, voies de signalisation, cellules tumorales, effecteurs pharmacodynamiques et autre souris nude sont bizarrement imperméables aux luttes intersectionnelles, et qui plus est ont du mal à être ré-éduquées pour penser comme il faut. Et les études en pharmacogénétique, qui explorent les dysrégulations génétiques influençant le devenir de certains médicaments dans l’organisme, n’ont par exemple pas attendu la French Theory pour démontrer que les inégalités inter-ethniques ne doivent rien à un racisme systémique mais tout à la génétique. Ainsi, depuis les années 90’s et 2000’s il a été démontré que les polymorphismes de certains gènes comme le gène DPYD impliqué dans la métabolisation de médicaments de chimiothérapie anticancéreuse prédisposent par exemple plus les populations afro-américaines et les femmes à connaitre des surtoxicités chimio-induites avec certains traitements (3) tandis que ce sont les populations blanches et asiatiques qui sont plus affectées par d’autres polymorphismes génétiques affectant le gène CYP2D6 obérant l’efficacité de certaines hormonothérapies dans le cancer du sein (4).  En oncologue pédiatrique, la tolérance à une chimiothérapie très utilisée dans la leucémie chez l’enfant est gouvernée par deux gènes, le gène TPMT ne connaissant pas d’influence ethnique, tandis que l’autre, NUDT15, est plus fréquemment muté chez les petits asiatiques et les Mexicains (5).  Ailleurs, il a été démontré que ce sont au contraire les populations asiatiques qui sont le plus avantagées dans la prise en charge du cancer du poumon avec certaines thérapies ciblées, en raison d’un profil pharmacogénétique qui leur est cette fois-ci plus favorable (6).   Rien de systémique, ni de systématique ici donc : les chromosomes n’ont que faire des grilles de lecture et des œillères intellectuelles de la Théorie Critique de la Race.    

Coté ASCO en revanche, c’est open-bar : la recherche clinique devient un vaste terrain de jeu pour démontrer à tout prix que l’oncologie est essentiellement une spécialité médicale raciste.  Quitte, on va le voir, à prendre quelque liberté avec la rigueur méthodologique et les statistiques les plus élémentaires – mais au final, comme toute la science moderne expérimentale et notamment l’evidence-based medicine (7) a été forgée par des scientifiques blancs de plus de 50 ans, ne pas en appliquer les préceptes est finalement cohérent avec le propos initial.  Si la médecine est intrinsèquement raciste puisque blanche, pourquoi alors utiliser une méthodologie scientifique qui certes a fait ses preuves et apporté des progrès stupéfiants à l’humanité pendant tout le XXeme siècle, mais procède de ce même racisme endémique et criminel ? 

Ainsi, lors du dernier congrès annuel de l’ASCO à Chicago en Juin 2022, suis-je resté assez perplexe devant ces jeunes chercheurs présentant fièrement leurs travaux de doctorat intitulés désormais « Racial/ethnic Disparities in locoregional recurence of hormone-receptor positive node-negative breast cancer patients » (8) ou encore ce croquignolet « Real World outcomes of Black VS. Non-Hispanic White women with advanced triple-negative breast cancer treated with immune checkpoint inhibitors at an urban cancer center » (9).  Plus récemment à l’ASCO-GI, un autre Meeting de l’ASCO spécialisé lui dans les cancers digestifs (San Francisco, Janvier 2023), pareillement de multiples présentations tournaient désormais autour de thèmes comme « Disparities in Late stage Pancreatic Cancer : retrospective analysis of genomic testing and outcomes between Hispanics and Non-Hispanics » (10) tandis qu’une bizarre soirée « Women’s Networking Reception » était organisée sur le site même du congrès. Cette manifestation était bien évidemment interdite à leurs collègues chercheurs ou oncologues masculins, probablement pour éviter un biais de genre dans la discussion ou la planification de nouveaux projets de recherche sur le cancer (tant il est vrai que scientifiquement parlant, il est bien connu que mixer hommes et femmes pourrait nuire à la saine émulation intellectuelle nécessaire en recherche). Preuve toutefois de la grande ouverture d’esprit des organisateurs : femmes noires et blanches pouvaient encore se mélanger librement. Finalement, un espace délimité par des barrières avait été aménagé en plein hall d’exposition du Moscone Center de San Francisco, dans lequel une centaine de femmes s’est retrouvée parquée, tandis que le reste des congressistes vaquait à ses occupations, donnant à l’ASCO-GI 2023 un petit côté Meeting scientifique en Afghanistan – le Wokisme a ses raisons que la raison ignore.  

Au final, on apprendra sans surprise qu’effectivement, la plupart du temps être Noir aux USA (seules les équipes nord-américaines et plus rarement canadiennes se livrent à l’exercice) est associé à soit une incidence supérieure, soit une survie réduite, soit un risque de toxicité accru des traitements, CQFD.  

CQFD ? En fait, pas tout à fait : la quasi-totalité des travaux portant sur l’influence de l’origine ethnique dans la prise en charge de la pathologie cancéreuse repose sur une analyse statistique en mode univarié, c’est-à-dire déconnectée de l’ensemble des variables d’intérêt susceptibles elles-aussi d’impacter le critère de jugement principal.  D’un point de vue méthodologique, les analyses reposaient en effet le plus souvent sur un simple test de Student mono-paramétrique ou d’une one-way ANOVA avec test de comparaison multiple de type Tukey ou Newman-Keuls si plusieurs groupes sont à comparer sur une même mesure d’intérêt – je définis et mesure mon critère de jugement principal (la survie globale, ou le taux de réponse par exemple) dans des populations distinctes (noires VS. non-noires par exemple) , je fixe mon risque alpha (5% le plus souvent) et je fais tourner un t-test non apparié. Bingo : comme évoqué précédemment, l’origine ethnique sort alors le plus souvent de façon péjorative en défaveur de la communauté noire – ou hispanique parfois : manifestement, le sort des asiatiques ne donne pas lieu à des financements justifiant qu’on s’y intéresse.  

Or, n’importe quel étudiant en première année de fac sait bien que corrélation et lien statistiquement significatif ne veut pas dire causalité – la présence de facteurs de confusion ou les phénomènes de colinéarité sont des biais élémentaires que l’on doit récuser par les tests ad-hoc –usuellement les modèles de Cox et les analyses en mode multivarié permettent de lever facilement et rapidement ces biais possibles, dès lors que l’effectif est suffisant. C’est l’effet dit « ice-cream », bien connu en statistique : il a été établi que la consommation de glaces en Californie prédisposait aux attaques de requins. Non pas que manger des glaces donne meilleur goût aux surfeurs (le requin n’est, de toutes façons,  pas très branché pistache-fraise) – mais la consommation de glace atteint un pic aux journées les plus chaudes de l’année, ce qui coïncide avec une plus grande probabilité d’aller se baigner aussi et donc de croiser un Grand Blanc – le facteur de confusion expliquant la corrélation dénuée de causalité entre consommation de glaces et attaques de requin étant ici la saisonnalité – une analyse multivariée incluant, au-delà des glaces, la période de l’année où simplement la température extérieure aurait permis de faire grimper le p bien au-delà du risque alpha de 5% et exclure donc tout lien direct entre consommation de glace et attaque de requins, ce que suggéraient pourtant les tests univariés, si l’on n’y prenait pas garde.  

Dans le domaine des différences inter-ethniques prétendument démontrées à l’ASCO, on est pareillement frappé par l’absence d’approche multivariée incluant notamment les revenus et globalement le niveau socio-éducatif des populations comparées. Aux USA, pays dans lequel la qualité de la prise en charge et l’accès aux soins couteux n’est pas universellement acquise comme en France mais dépend du niveau de l’assurance privée que vous pouvez vous payer, il n’a pas besoin d’être grand clerc pour imaginer que sociologiquement la minorité noire étant économiquement paupérisée et défavorisée, son accès aux soins ou aux essais cliniques s’en retrouve affectée – en fait les deux seules études présentées à l’ASCO à Chicago en Juin dernier se risquant à faire des analyses multivariées incluant notamment le « Household income », le revenu du foyer, n’ont plus du tout retrouvé l’ethnicité comme facteur péjoratif, écrasé qu’il était par le poids statistique du niveau socio-économique des patients, indistinctement de la couleur de leur peau. En clair, c’est le fait d’abord d’être pauvre et peu éduqué, plus qu’être noir ou hispanique, qui aux USA raccourcit la survie des patients, les expose à des effets secondaires plus marqués car insuffisamment pris en compte, ou accroît le risque de cancers en raison d’un accès au dépistage moins performant, des conditions de vie plus anxiogènes, un travail ou un logement les exposant à des carcinogènes potentiels, ou une alimentation moins équilibrée. En d’autres termes, oui être noir et avoir un cancer aux USA constitue à priori un risque de surmortalité, car statistiquement on a plus de chance étant noir d’être aussi issu d’un milieu socio-économiquement défavorisé – mais le patient blanc, peu éduqué et pauvre aura un risque de surmortalité par cancer supérieur à celui d’un patient noir, éduqué et riche.    Une réalité multifactorielle bien plus complexe que ce que le prêt-à-penser Woke et la Théorie Critique de la Race suggèrent actuellement, et récemment mise en évidence dans un article remarquable et courageux de chercheurs du centre anticancéreux John Hopkins à Baltimore, démontrant que l’obésité, le niveau éducatif et les revenus expliquaient la plus grande incidence de cancers du sein triple-négatif dans la population afro-américaine,  plus des facteurs génomiques (cf supra) – sans trace d’un racisme systémique ou d’un quelconque privilège blanc à l’œuvre dans le domaine de l’oncologie clinique (11).  Bizarrement, la faiblesse méthodologique des études présentées dans les grands congrès internationaux comme l’ASCO concernant les disparités ethniques ne semble choquer personne – les rares études en analyse multivariée ayant pris soigneusement soin de ne pas inclure le critère socio-économique ou le niveau éducatif dans leurs analyses finales, pour ne pas oblitérer le paramètre ethnique. Du reste, les doctorants que j’ai pu approcher et que j’ai interrogés sur leurs travaux et la faiblesse statistique de leurs études étaient sur la défensive, et parfois assez agressifs, devant toute remise en cause de leurs conclusions – ce qui m’a rappelé cette vieille antienne des procès totalitaires : « Présentez-moi un coupable, je vous fabriquerai le crime ».  Ici le coupable désigné étant la médecine oncologique blanche, suggérer que les inégalités constatées restent avant tout sociales et/ou économiques, et non raciales, ne rentrait malheureusement pas dans leur postulat initial d’un racisme systémique blanc hérité de la Théorie Critique de la Race. 

Au final, on reste perplexe et inquiet devant cette vague croissante d’études – d’une part car elle capte désormais une part substantielle de financements de type NIH qui pourraient être affectés à des travaux plus utiles dans la lutte contre le cancer – et d’autre part car elle démontre que lorsque les faits sont têtus, il suffit désormais, y compris dans ce temple du savoir qu’est un grand congrès scientifique international, de les occulter pour n’avoir à invalider une hypothèse de départ. Or une hypothèse non invalidable se transforme en postulat, puis en axiome, et enfin rapidement en dogme – alors que la science n’a rien à voir avec le dogmatisme et tout à voir avec le doute et l’expérimentation objective et agnostique. Lorsque la politique se mêle de science, celle-ci perd son objet premier, l’accès à la connaissance objective – pour devenir un simple agent au service d’une propagande intellectuelle en vogue.  Tous les grands totalitarismes procèdent de la même façon – infiltrer la culture, re-écrire l’Histoire, re-inventer le langage et enfin, manipuler la science pour contrôler les esprits et transformer des hypothèses en dogmes.  On s’en rapproche à grand pas dans le domaine de la cancérologie clinique. 

Références

  1. Moore AS. Queer identity and theory intersections in mathematics education: a theoretical literature review.  Mathematics Education Research Journal, Volume 33, Issue 4, p.651-687
  2. https://thenextweb.com/news/a-quantum-physics-explanation-for-polyamory-bdsm-and-queer-people
  3. Mattison LK, Fourie J, Desmond RA, Modak A, Saif MW, Diasio RB. Increased prevalence of dihydropyrimidine dehydrogenase deficiency in African-Americans compared with Caucasians.  Clin Cancer Res. 2006 Sep 15;12(18):5491-5.
  4. Katoh T, Higashi K. Ethnic differences of the primary gene defect at the cytochrome P-450 2D6. J UOEH. 1992 Sep 1;14(3):205-9.
  5. Yang JJ, Landier W, Yang W, Liu C, Hageman L, Cheng C, Pei D, Chen Y, Crews KR, Kornegay N, Wong FL, Evans WE, Pui CH, Bhatia S, Relling MV. Inherited NUDT15 variant is a genetic determinant of mercaptopurine intolerance in children with acute lymphoblastic leukemia. J Clin Oncol. 2015 Apr 10;33(11):1235-42.
  6. Sekine I, Yamamoto N, Nishio K, Saijo N.  Emerging ethnic differences in lung cancer therapy. Br J Cancer. 2008 Dec 2;99(11):1757-62.
  7. Miser WF. Finding truth from the medical literature: how to critically evaluate an article. Prim Care. 2006 Dec;33(4):839-62. 
  8. ASCO Meeting Chicago IL USA Abstract 515, DOI: 10.1200/JCO.2022.40.16_suppl.515 Journal of Clinical Oncology 40, no. 16_suppl (June 01, 2022) 515-515.
  9. ASCO Meeting Chicago IL USA  Abstract 1074, DOI: 10.1200/JCO.2022.40.16_suppl.1074 Journal of Clinical Oncology 40, no. 16_suppl (June 01, 2022) 1074-1074.
  10. ASCO-GI Meeting San Francisco CA USA Abstract 663 DOI: 10.1200/JCO.2023.41.4_suppl.663 Journal of Clinical Oncology 41, no. 4_suppl (February 01, 2023) 663-663.
  11. Siddharth S,  Sharma D. Racial Disparity and Triple-Negative Breast Cancer in African-American Women: A Multifaceted Affair between Obesity, Biology, and Socioeconomic Determinants. Cancers 2018, 10, 514. 

Auteur

Ce qu'il vous reste à lire
0 %

Peut-être devriez-vous vous abonner ?

Sinon, ce n’est pas grave ! Vous pouvez fermer cette fenêtre et continuer votre lecture.

    S'enregistrer: