En janvier 2023 s’est tenu un colloque en Sorbonne « Qui a peur de la déconstruction ? » qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage par les Presses Universitaires de France1. Je me limiterai à une brève analyse de la quatrième page de couverture. Remplie d’insultes à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme les auteurs. Comme si l’on ne pouvait débattre sereinement… Le concept de « déconstruction » est né des ouvrages de Derrida et, selon ses aimables suiveurs, « il est devenu, dans l’esprit des réactionnaires de tout poil, le mot-valise désignant tout ce qu’ils haïssent dans la pensée, lorsque celle-ci cherche à émanciper davantage qu’à ordonner ». D’emblée, voilà traités de « réactionnaires » ceux qui ne pensent pas comme eux… L’injure facile, juste avant « d’extrême droite » et « fasciste » qui sont un cran au-dessus – qui n’a pas été franchi, c’est juste. Et « de tout poil », expression facile destinée sans doute à humilier, mais pas à construire une argumentation.
Soulignons d’abord que ces auteurs ne savent pas ce que signifie l’expression « mot-valise »2. Ensuite, émanciper qui ? Ordonner quoi ? Cela restera dans le non-dit. Ce sont pourtant des verbes transitifs, dit un dictionnaire. Les ouvrages princeps de Derrida datant des années 1960, il est amusant que ce mot apparaisse sous leur plume comme le parangon de la modernité ! N’y aurait-il pas quelque chose d’un peu nouveau à se mettre sous la dent, pour mieux mordre l’adversaire ? Toutes les modes passent après avoir séduit les sots ; quand Lévi-Strauss a introduit le terme de structuralisme, bien des penseurs falots se sont rués en clamant qu’ils étaient, eux aussi, des structuralistes ! Jusqu’à un malheureux chirurgien-biologiste, Henri Laborit, qui s’en réclamait… Il en a été de même pour la déconstruction, que chacun revendique comme relevant de la « modernité ». Soyons modernes : reconstruisons, ce sera plus original. Et plus nouveau !
Avançons : les ennemis de la déconstruction attribueraient à ce concept « tout ce qui va mal dans le monde : dégénérescence de la culture, mépris pour les grandes œuvres, délire interprétatif, amphigouri linguistique, danger politique, confusion sexuelle, licence morale »… Quel beau salmigondis ! Comme si la pensée de Derrida avait eu assez d’importance pour entraîner une « dégénérescence de la culture », comme si une Tiphaine Samoyault devait à la déconstruction son « mépris des grandes œuvres », comme si les activistes transgenres, dans la confusion sexuelle3, avaient conscience, lorsqu’ils ont saccagé le Café Laïque de Bruxelles4, de suivre une pensée philosophique, comme si le sansculottisme d’un parti politique menaçant de détruire la démocratie s’appuyait sur la pensée de Foucault, comme si l’amphigouri linguistique n’était pas à l’heure actuelle la chose la mieux partagée en France… Il y a bien des choses qui sont à l’origine de « tout ce qui va mal dans le monde » : l’ignorance, les réseaux sociaux, le fanatisme, l’identitarisme, le communautarisme ; que diable ! Le déconstructionnisme ne peut être responsable de tout…
Poursuivons : ce quatrième de couverture pose une question importante : « Que signifie la fixation frénétique d’une frange d’intellectuels sur tout ce qui peut ressembler à une pensée différente, inventive et fondamentalement démocratique ? » Ces intellectuels seraient « frénétiques », mais qui donc s’agite dans le bocal ? Ils ne seraient qu’une « frange d’intellectuels », qu’on se le tienne pour dit : ce seraient donc les déconstructeurs qui constituent la masse ! Oui, mais, n’est-ce donc pas la masse que l’on appelle « moutonnière » parce qu’elle suit aveuglément les idées de l’élite autoproclamée ? Une « pensée différente et inventive » viendrait des déconstructeurs : que l’on nous donne des exemples ! Bien des imbéciles ont des « pensées différentes », cela n’est pas à mettre à leur actif : les platistes, les soucoupistes, les complotistes et bien d’autres ; avoir une pensée différente n’est pas un gage d’intelligence.
Pour finir ce florilège de termes creux, la pensée des déconstructeurs serait « fondamentalement démocratique ». Je ne vois pas ce que « fondamental » vient faire ici, c’est du simple remplissage à l’aide d’un adverbe passe-partout : a-t-on jamais vu une pensée qui ne serait démocratique qu’accessoirement, ne pouvant l’être fondamentalement ? Et si les déconstructeurs se targuent d’être démocratiques, cela voudrait dire que leurs opposants, les constructeurs donc, ne sont pas démocrates ; ce sont donc des… des… ben oui, bien sûr, des fascistes ! Mais le plus drôle de tout le passage est cette étrange accusation qui clôt ce résumé de l’ouvrage : les non-déconstructeurs auraient « la volonté de policer la pensée […] pour mieux, ensuite, policer les corps ». Rendre à la pensée ce qui lui est dû – le meilleur d’eux-mêmes –, certes, c’est cela leur volonté ! Mais vouloir « policer les corps », ils en sont bien loin. Ce qui se passe dans le lit des déconstructeurs ne les intéresse pas vraiment ! Du moment qu’ils le font entre adultes consentants… On voit où peut tomber le discours de certains universitaires quand ils se lâchent ! Quelle dérive intellectuelle.
Comparons maintenant avec les Actes d’un autre colloque, tenu lui aussi en Sorbonne un an avant, « Après la déconstruction »5. Je vais faire comme si je ne l’avais pas lu et me contenter de la quatrième page de couverture, comme pour le précédent. Ce ne sont pas les déconstructeurs qui y sont attaqués, c’est la déconstruction : ce ne sont pas les hommes qui sont pris à partie, c’est une idéologie. Les déconstructeurs n’y sont pas traités de jolis noms d’oiseau comme dans l’autre ouvrage, et même le principe original de la déconstruction y est célébré : « Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions ». Ce que cet ouvrage attaque, ce ne sont pas des personnes, c’est « une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat ». Point d’anathème a priori, point d’attaques ad hominem qui prétendraient par exemple que les déconstructeurs « haïssent la pensée » ou constituent « une frange d’intellectuels » désireux de « policer la pensée pour mieux policer les corps ». Nous avons affaire à un débat d’idées entre universitaires, pas à un règlement de comptes, et surtout pas en-dessous de la ceinture.
C’est tout ce qui différencie l’idéologie de la raison.