Recension du livre de Nellie Bowles Morning after the Revolution, Penguin Random House, 2024
Nellie Bowles est une jeune habitante de San Francisco branchée comme on peut l’être à Frisco, journaliste au New York Times, assidue des bars gays, progressiste en diable ayant voté pour Hillary Clinton en 2016, elle « coche toutes les cases »… Et puis ?
Et puis un jour, elle se pose des questions : est-ce que tout ce mouvement que nous appelons woke en France et dans lequel elle est comme un poisson dans l’eau sert vraiment à faire avancer les choses ? À aider les gens ? C’est horrible : se poser ce genre de questions, c’est aller contre le sens de l’histoire, lui ont dit ses collègues…
Qu’à cela ne tienne ! Elle est journaliste ? Alors elle va enquêter ! Sans idée préconçue, sans masque, elle va infiltrer les milieux « progressistes », les ateliers de formation, les manifestations houleuses. Elle va trouver, à son cœur défendant, des choses étranges, plus étranges que ce qu’elle s’attendait à trouver, et des choses qui seraient drôles, plus drôles qu’elle ne l’anticipait si elles ne manifestaient pas l’appel du vide et la folie qui s’est emparée du monde où elle vit…
Nellie Bowles décrit ce qu’elle a vu et entendu, tout simplement, relate les propos des gourous, recopie des tracts, des banderoles et même des e-mails, sans les assortir de commentaires personnels, laissant le lecteur conclure et se faire une opinion. Pas la peine de dire : « Ils sont fous, ces wokies ! », le lecteur s’en rendra compte tout seul, sans même avoir à utiliser le terme qui fâche… Tragiques, terrifiants, mais peut-être surtout désopilants, ces propos, ces écrits sont suffisants pour montrer l’état de délabrement de la vie californienne en ces années entourant l’an 2020 où explosa la pandémie.
Certes, il est admis que la folie meurtrière d’un policier assassinant lentement George Floyd quasiment en public fut un des facteurs déclenchants de cette vague de folie en retour, mais le mal vient de plus loin… « Délicieusement drôle et douloureusement perspicace, nous dit un commentaire, Morning After the Revolution est un moment de psychose collective préservé dans l’ambre ». N’est-ce qu’un moment ? Il est permis d’en douter. L’Europe a été atteinte avec retard par cette vague de submersion de la réalité, qui a touché tant de domaines qu’on peut se demander si l’infiltration de la pensée rationnelle pourra un jour disparaître sans emporter la raison elle-même.
En attendant, je donnerai quelques coups de projecteur, pris de-ci de-là dans les quinze chapitres, brefs et bien enlevés. Je passerai rapidement sur les trois premiers, qui racontent l’histoire de cette folie collective qui a frappé la ville de Seattle en juin 2020, peu après l’assassinat de George Floyd et la réactivation du mouvement Black Lives Matter. Des habitants du quartier de Capitol Hill s’étaient érigés en « commune libre » anarchiste où la police ne pouvait plus intervenir et où vols et destructions se multipliaient. L’affaire s’est soldée par une fusillade qui obligea la reprise en main de la « zone » par les autorités… De façon générale, Defund the police, abolish the police, sont les mots d’ordre d’un certain progressisme, dont les honnêtes gens pâtissent quand ils sont victimes d’attaques diverses et doivent faire appel à des milices privées pour se protéger et protéger leurs biens. C’est la faute des victimes s’ils sont molestés ou cambriolés, l’auteur nous le dit bien : « être victime d’un crime, c’est victimiser celui qui commet le crime » (p. 127).
Plus déconcertante est cette folie « raciale » qui est caractéristique du monde anglo-saxon, bien plus que du nôtre qui n’a pas connu l’esclavage sur son sol, folie que certains activistes voudraient bien importer sans nuances. Il est du dernier chic aux États-Unis de se trouver quelques gouttes de sang Native American, au point que le nombre de personnes se déclarant tels a doublé entre 2010 et 2020… C’est ainsi qu’une bonne Américaine, Kay LeClaire, se déclare une ascendance « Métis, Oneida, Anishinaabe, Haudenodaunee, Cubaine et Juive ». Qui dit mieux (ou plus) ? Sans compter que ses pronoms sont « they/them ». Forcément, avec une telle variété d’ancêtres… Le problème est qu’un petit malin, ayant sans doute à sa disposition un peu de son ADN, lui a trouvé une ascendance allemande, suédoise et French Canadian. Sûr que c’est plus banal…
« Certaines de ces personnes ont carrément effacé leur famille pour vivre leur tromperie. Elles se créent une nouvelle vie, se font de nouveaux amis et tombent amoureuses sous leur fausse identité » (p. 51). Pourquoi, demande l’auteur, usurper ainsi une identité qui n’est pas la leur ? Le prestige, d’abord. La possibilité de publier des livres : si vous voulez étudier la culture d’un peuple natif, vous devez appartenir à cette culture – sinon, vous êtes problématique. Et puis l’argent, bien sûr : les activistes obtiennent des financements juteux pour exposer les microtraumatismes qu’ils ont vécus parce qu’issus d’une minorité. Ne pouvant paraître bruns ou noirs, va pour le blanc, mais blanc d’une ethnie rare et attrayante… Quant aux Asiatiques, ils ne font pas le poids : ils essaient de singer les Blancs, et s’ils veulent bénéficier de l’ascenseur social, s’ils veulent la sécurité économique, ils doivent appartenir à la « contiguïté blanche » (white adjacency) et ne méritent pas l’attention que l’on porte aux vrais discriminés…
Une white lady, Tema Okun, s’était découvert il y a vingt ans un merveilleux talent : celui d’établir la définition de la « blanchitude », c’est-à-dire des « valeurs blanches », grâce auxquelles les Blancs maintiennent leur suprématie. Ces définitions lui furent révélées de façon quasi mystique, « les mots venant à travers elle et non d’elle » (words came through [her] and not from [her] », p. 61). Cela comprend le perfectionnisme, le sens de l’urgence, la bénédiction (blessing) de l’écrit, le droit au réconfort 1, l’individualisme, la bonne façon de faire et l’objectivité. De la sorte, si un Noir est perfectionniste, c’est qu’il a été contaminé et a intériorisé le suprémacisme blanc… Ah le traître ! Un Nègre de service, dirait un sbire de Mélenchon. À partir de ces définitions qui n’ont pas beaucoup de sens, mais qui ont été répandues à profusion, cette dame et bien d’autres organisent des conférences et des formations (payantes) en direction d’autres white ladies – des milliers, nous dit Nellie Bowles qui a assisté à l’une d’elles. Il nous faut expier le fait d’être blanc… L’individualisme, la ponctualité, la pensée objective, rationnelle, linéaire, relèvent de la white culture et sont les instruments de la white supremacy. En route sur les chemins de l’expiation… On rencontrera ainsi p. 69 une dame qui a honte d’être blanche ; une autre, p. 73, blanche elle aussi, ayant un enfant « biracial », et qui a peur que sa blanchité ne blesse l’enfant. On vivra p. 80 un véritable happening, placé sous la houlette de Robin DiAngelo, pendant lequel on fait répéter avec conviction aux participants « I am racist » pour leur demander ensuite s’ils en éprouvent de la tristesse ou du chagrin… Et pour renier nos corps blancs, il faut mettre en place l’abolitionnisme somatique (p. 82).
Quelques chapitres sur le genre et les transgenres racontent des anecdotes que l’on peut trouver désopilantes ou tragiques. Dans un espace de spa réservé aux femmes qui y sont nues, un pénis en promenade est repéré ; le front desk ne peut rien faire : ce pénis appartient à une personne qui a présenté un permis de conduire où il est déclaré de sexe féminin… Ledit pénis est blanc, et ce sont des femmes « noires hispaniques » qui se sont plaintes, « ce qui aurait pu contribuer à attirer la sympathie instinctive du public » quand la vidéo de la scène au front desk a été diffusée sur le net (p. 134). Il n’en a rien été : « les transactivistes ont protesté pour défendre le spa et toutes les personnes trans […]. La transition de Black lives matter vers Trans lives matter s’est faite sans raccord apparent »… Une grande manif fut organisée devant le spa pour conspuer la police, inviter un officier à se suicider, hurler « You short fucks 2 » et les traiter de nazis, as usual… L’homme au pénis ne s’y est pas montré et la question n’a pas été résolue, nous dit Nellie Bowles, de savoir si ledit pénis était au repos ou en érection lors de sa promenade à l’air libre. Notre journaliste était là et a pu recueillir les témoignages de première main, ce qui n’empêcha pas The Guardian de proclamer que toute l’affaire provenait d’une rumeur transphobe, la personne ayant exhibé ses attributs présumés virils étant un homme (tiens donc ! ça, alors !) venu là pour dresser, si je puis dire, tout le monde contre les trans, la dame qui s’était plainte à la réception étant une complice…
Nous avons aussi dans un chapitre les complaintes des « A » du sigle LGBTQIA+. C’est qu’il y a toutes sortes de « A » : ils sont innombrables, nous dirait ce philosophe bobo qui compte les sexes 3 mais n’en vient pas à bout. Il y a les Asexuals, tout simplement, mais aussi les Demisexuals, les Fraysexual. Une jeune femme interviewée par l’auteur a ainsi exploré successivement l’homosexualité, la bisexualité, la pansexualité, pour arriver à la demisexualité, qui est maintenant sa zone de confort. Pour mieux se définir, les asexuels ont créé le mot allosexuel pour nommer ceux qui ne sont pas asexuels. Un homme qui aime les femmes est ainsi un cis-het-allo (cisgenre, hétérosexuel, allosexuel, une possibilité parmi tant d’autres…). Je passerai rapidement sur le chapitre consacré à ces adolescentes qui tentent de trouver une solution à leurs angoisses pubertaires en se proclamant de l’autre sexe, et que des médecins complaisants prennent en charge dès l’âge de quatorze ans en prescrivant hormones et mutilations diverses (en principe interdites, aux États-Unis comme en France, avant la majorité) : la question commence à être bien connue en France et vous n’y apprendrez rien de nouveau 4. Nellie Bowles jongle alternativement dans son livre avec la dérision et l’épouvante ; si certains phénomènes de mode sont effectivement dérisoires, d’autres mouvements traversent la société américaine en profondeur de façon alarmante. Le bouleversement de San Francisco apparaît ainsi comme précurseur mais n’est pas isolé. « Si vous voulez mourir dans la rue, dit Nellie Bowles, San Francisco n’est pas le pire endroit : le brouillard assure un climat tempéré, et il n’est pas d’endroit au monde qui offre d’aussi beaux points de vue. Les employés de la ville et des bénévoles vous apportent des couvertures et de la nourriture, des aiguilles et des tentes ». Pas question de vous hospitaliser : « les médecins passent de temps en temps suivre votre consommation de fentanyl et s’assurer que tout va bien pour le grand départ ». Les sans-abri meurent sur le trottoir, mais il ne faut pas dire « a homeless person », mais « someone experiencing homelessness » (p. 193). L’atrocité, oui, mais l’atrocité bienveillante…