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Audrey Millet, historienne : « Ne soyons pas dupes du woke washing des entreprises»

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Les publicitaires ne perdent jamais le nord. Alors que la casserole est devenue l’objet star des mobilisations contre la réforme des retraites, l’enseigne suédoise Ikea a tout de suite dégainé une offre promotionnelle sur ses ustensiles de cuisine. Moins de 15 euros la casserole, « à ce prix-là, ça va faire du bruit », vante l’entreprise. Anecdotique de prime abord, cette campagne marketing illustre la capacité du capitalisme à rebondir sur l’actualité sociale et politique pour la transformer en opportunité commerciale.
Historienne de la mode et enseignante à l’université d’Oslo (Norvège), Audrey Millet raconte dans Woke Washing : capitalisme, consumérisme, opportunisme – paru le 7 avril aux éditions les Pérégrines (224 pages, 20 euros) – comment les entreprises privées anesthésient les luttes en absorbant les critiques qui leur sont faites. Le wokisme, qui prétend éveiller les consciences aux inégalités diverses (économiques, sociales, genrées, ethniques, confessionnelles), devient, une fois passé à la moulinette des départements « relations publiques », un « wokisme industriel » qui n’a de progressiste que l’emballage.
Comment définissez-vous le woke washing ?
J’appelle woke washing la manière qu’ont les entreprises de récupérer les revendications sociales, politiques et populaires afin de laver leur réputation et de se montrer sous leur meilleur jour. C’est en quelque sorte le fard à paupières des entreprises.
Je suis historienne de la mode et de l’habillement, j’ai toujours été sidérée de voir des groupes essayer de me vendre un T-shirt arc-en-ciel, aux couleurs LGBTQI+, fabriqué au Myanmar. Si vous êtes homosexuel, n’allez pas en vacances là-bas, ça ne va pas bien se passer ! Et puis, regardons les conditions de travail. Lors du coup d’État, les sous-traitants de Primark (une marque irlandaise de vêtements à bas prix – NDLR) ont enfermé 1 000 ouvriers dans des usines pour qu’ils n’aillent pas manifester. Ce paradoxe m’énerve, les exemples sont nombreux, et j’ai voulu en faire l’historique. Quant au mot «woke », l’idée d’éveil, il est en fait assez ancien puisqu’on en retrouve des occurrences dès la fin du XIXe siècle. On ne parle pas encore de wokisme, bien sûr, mais, en 1860, les jeunes militants favorables à Abraham Lincoln et à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis sont appelés les Wide Awakes (« largement éveillés »). Ici, le terme permet d’englober toutes les formes de washing du capitalisme : « greenwashing » (écologie), « genderwashing » (féminisme), « pridewashing » (LGBTQI +), etc.
Dans le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski décrit la capacité du capitalisme à absorber stratégiquement les critiques historiques qui lui sont faites. Quel est le mode d’emploi de cette récupération ?
Le capitaliste est très à l’écoute des critiques de la société et va communiquer sur un sujet qu’il identifie comme porteur : l’environnement, les droits civiques, les femmes. Évidemment, ce n’est pas parce qu’on communique sur l’émancipation des femmes qu’on va pour autant retirer ses ateliers textiles d’Inde ou du Bangladesh, où les ouvrières sont traitées comme des quasi-esclaves, et ce n’est pas pour autant qu’on va respecter l’égalité salariale dans ses chaînes de production.

Pour le greenwashing, il s’agit de donner des gages écologiques pour faire oublier que le capitalisme est fondamentalement une prédation de la nature. Ainsi on dépouille les revendications de l’intérieur, pour n’en garder que le packaging. »

L’entreprise va préférer créer une fondation des femmes, ou distribuer des bourses à des jeunes entrepreneuses, pour leur « donner leur chance ». Bref, intégrer la critique au système capitaliste. Pour le greenwashing, il s’agit de donner des gages écologiques pour faire oublier que le capitalisme est fondamentalement une prédation de la nature. Ainsi on dépouille les revendications de l’intérieur, pour n’en garder que le packaging.
Nous pourrions penser que c’est une bonne nouvelle, que les causes progressistes sont devenues suffisamment hégémoniques pour qu’elles intéressent les commerciaux, mais en réalité à la fin des comptes, avec le woke washing, c’est bien le capitalisme qui reste hégémonique.
Peut-on y voir un nouvel avatar de la philanthropie ?
Philanthropie et woke washing ont toujours un peu fonctionné de pair, c’est un vieux couple. La philanthropie consiste à faire des gestes en apparence désintéressés, mais sur lesquels on communique beaucoup, pour redorer l’image d’une entreprise. Par exemple, la marque de serviettes hygiéniques Always a longtemps communiqué sur le fait qu’elle vendait des tampons à prix très bas au Kenya, avec l’idée que ses produits devaient être accessibles à toutes les femmes à travers le monde, dans une démarche presque humanitaire.
En fait, les femmes là-bas avaient des démangeaisons et des éruptions cutanées parce que le produit était de mauvaise qualité, comparé à celui commercialisé en Europe ou aux États-Unis. On pourrait parler aussi des fondations et des musées détenus par des grands patrons, comme Louis Vuitton ou François Pinault, où sont amassées des œuvres achetées sur le travail des gens, qu’on prétend mettre ensuite à disposition du public dans un grand geste désintéressé.
Le grand patron américain Marshall Field, dont le nom est désormais associé au musée d’Art de Chicago, avait investi dans cet établissement après avoir cassé une grève en 1886, qui s’était soldée par deux morts. Il avait voulu se racheter une image et cela a fonctionné : on se souvient du musée, moins de la répression des travailleurs.
Vous citez la figure méconnue du publicitaire austro-américain Edward Bernays (1891-1995), qui est un peu le théoricien du woke washing…
Il y a comme une trinité de penseurs de cette récupération. Gustave Le Bon, d’abord, auteur de Psychologie des foules en 1895, développe l’idée que le peuple est un amas de gens abrutis qu’il s’agit de recadrer. Walter Lippmann, ensuite, explique, bien avant Pierre Bourdieu, que l’opinion n’est qu’une construction, à coups d’images, de récits médiatiques. Nous sommes en 1925. Edward Bernays s’en inspirera pour écrire Propaganda en 1928, un manuel de manipulation de l’opinion publique.
Bernays était publicitaire, il a notamment été chargé par le cigarettier Lucky Strike d’inciter les femmes à fumer pour élargir le marché du tabac. Il théorise le fait que le produit ne suffit plus, qu’il faut aussi travailler son image et celui de la marque. Au même moment, la société américaine est secouée par les revendications féministes. Edward Bernays décide donc de jouer sur cette corde : il met en avant le symbole phallique que représenterait la cigarette, et diffuse l’idée que se l’approprier pourrait donc être un vecteur d’émancipation pour les femmes. C’est du genderwashing avant l’heure.
Toutefois, cette stratégie n’a de sens qu’en Occident. Une entreprise qui voudrait gagner des parts sur le marché indien, chinois ou russe a, au contraire, intérêt à paraître le moins woke possible…
Tout à fait, le récit capitaliste y est différent. En Chine ou en Russie, une entreprise qui a une bonne image est une entreprise qui a des relations privilégiées avec le Parti communiste ou avec Vladimir Poutine, des dirigeants bien loin des préoccupations woke.
Aux États-Unis, la marque de bière Budweiser a subi un terrible retour de bâton néoconservateur – de violentes attaques de l’extrême droite – après s’être attaché les services d’une influenceuse transgenre. Est-ce le symptôme d’un woke washing qui a échoué ou la réponse réactionnaire est-elle elle-même anticipée et intégrée à la logique publicitaire ?
Certaines entreprises ont en effet théorisé le bad buzz comme principal mode de communication, comme Balenciaga, qui a une dynamique bien rodée de polémiques suivies d’excuses. Mais, dans le cas de Budweiser, c’est différent. On peut parler d’un flop marketing.
L’image de cette marque de bières est plutôt associée au père de famille, l’Américain moyen blanc qui aime le barbecue – c’est la bière d’Homer Simpson, si vous voulez, qui a été renommée, à des fins parodiques « Duff » dans la série. Le consommateur de « Bud » n’est pas du tout réceptif à une communication axée sur les questions LGBTQI+. Ils se sont trompés de public cible.
Le consommateur a donc aussi sa responsabilité dans le succès ou l’échec de cette récupération du progressisme.
Le woke washing pratiqué par les entreprises est légitimé par les populations qui s’adonnent à un consumérisme effréné. Il faut arrêter de chercher la responsabilité uniquement chez les marques. Le consommateur aussi a sa part. Il est individualiste, non éduqué au rassemblement, mais à la division. Cela vaut bien sûr pour les gens complètement fous et réactionnaires qui se mettent à tirer sur des bières parce que la marque s’est associée à une personne transgenre.
Mais cela vaut aussi pour certaines communautés progressistes ou « éveillées » qui contribuent à diviser les luttes. Pour les entreprises, cela crée autant de nouveaux segments de marché à exploiter. Elles savent très bien surfer sur ces divisions, s’appuyer sur les identités communautaires pour créer un lien affectif entre la communauté et le produit.
On notera aussi que le consommateur occidental ne s’intéresse qu’aux problématiques sociales qui lui sont proches. Nous avons commémoré les 10 ans de l’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh (l’accident a tué 1 134 ouvriers, qui travaillaient pour différentes marques occidentales, Benetton, H&M, Mango, Primark mais aussi Carrefour ou Auchan – NDLR), dans l’indifférence générale de bien des milieux dits progressistes, alors que c’est un symbole fort de l’exploitation capitaliste et de la surproduction. Ce sont les travailleurs qui fabriquent nos T-shirts et nos jeans dont on parle ici.
Disney communique beaucoup sur le fait que dans la Petite Sirène, remake prévu pour fin mai, l’actrice principale, Halle Bailey, est afro-américaine. Est-ce du woke washing ?
Oui, Disney joue aussi sur ces luttes-là et les intègre à sa communication. Et, en même temps, c’est compliqué de rester indifférent au fait que des petites filles noires se retrouvent dans le personnage et s’y identifient. Il y a un besoin de diversité à l’écran.

Le message du livre, c’est bien d’être « éveillé ». Mais « éveillé » à tout, cela veut dire ne pas être dupe des stratégies commerciales des entreprises qui se fardent en progressistes alors qu’elles produisent leurs vêtements au Bangladesh dans des ateliers insalubres. »

Vous pointez le piège potentiel d’un discours critique du woke washing : celui de le voir amalgamé à une critique réactionnaire, raciste, néoconservatrice. Alors qu’il s’agit de critiquer la récupération des motifs progressistes par le capitalisme, et non le progressisme en soi. J’ai essayé précisément de ne pas tomber dans ce piège. Le message du livre, c’est bien d’être « éveillé ». Mais « éveillé » à tout, cela veut dire ne pas être dupe des stratégies commerciales des entreprises qui se fardent en progressistes alors qu’elles produisent leurs vêtements au Bangladesh dans des ateliers insalubres. Il ne faut pas laisser la critique du wokisme, entendu comme un repli identitaire ou sectoriel, aux réactionnaires. Ceux-ci étouffent la lutte comme les capitalistes.
Les entreprises perpétuent l’ordre capitaliste en donnant des gages progressistes. En vous lisant, on pense à Emmanuel Macron et son « en même temps ». La Macronie fait-elle, elle aussi, du woke washing ?
C’est le moins qu’on puisse dire ! C’est une forme de stratégie politique : il s’agit d’émettre de temps en temps des signaux progressistes, de communiquer sur les 10 ans du mariage gay, de médiatiser le coming out de tel ou tel ministre en plein mouvement contre la réforme des retraites (le ministre du Travail Olivier Dusssopt et la secrétaire d’État à la Jeunesse Sarah El Haïry – NDLR).
Cela ne fait pas une politique progressiste pour autant. C’est avant tout de la communication, et on voit bien comment les publicitaires, les « experts en relations publiques » ont gagné en importance dans les équipes de campagne ou dans les cabinets ministériels. Ce sont des gens qui peuvent très bien travailler pour un homme politique un jour puis pour une entreprise privée le lendemain. 

Les publicitaires ne perdent jamais le nord. Alors que la casserole est devenue l’objet star des mobilisations contre la réforme des retraites, l’enseigne suédoise Ikea a tout de suite dégainé une offre promotionnelle sur ses ustensiles de cuisine. Moins de 15 euros la casserole, « à ce prix-là, ça va faire du bruit », vante l’entreprise. Anecdotique de prime abord, cette campagne marketing illustre la capacité du capitalisme à rebondir sur l’actualité sociale et politique pour la transformer en opportunité commerciale.

Historienne de la mode et enseignante à l’université d’Oslo (Norvège), Audrey Millet raconte dans Woke Washing : capitalisme, consumérisme, opportunisme – paru le 7 avril aux éditions les Pérégrines (224 pages, 20 euros) – comment les entreprises privées anesthésient les luttes en absorbant les critiques qui leur sont faites. Le wokisme, qui prétend éveiller les consciences aux inégalités diverses (économiques, sociales, genrées, ethniques, confessionnelles), devient, une fois passé à la moulinette des départements « relations publiques », un « wokisme industriel » qui n’a de progressiste que l’emballage.

Comment définissez-vous le woke washing ?

J’appelle woke washing la manière qu’ont les entreprises de récupérer les revendications sociales, politiques et populaires afin de laver leur réputation et de se montrer sous leur meilleur jour. C’est en quelque sorte le fard à paupières des entreprises.

Je suis historienne de la mode et de l’habillement, j’ai toujours été sidérée de voir des groupes essayer de me vendre un T-shirt arc-en-ciel, aux couleurs LGBTQI+, fabriqué au Myanmar. Si vous êtes homosexuel, n’allez pas en vacances là-bas, ça ne va pas bien se passer ! Et puis, regardons les conditions de travail. Lors du coup d’État, les sous-traitants de Primark (une marque irlandaise de vêtements à bas prix – NDLR) ont enfermé 1 000 ouvriers dans des usines pour qu’ils n’aillent pas manifester.

Ce paradoxe m’énerve, les exemples sont nombreux, et j’ai voulu en faire l’historique. Quant au mot «woke », l’idée d’éveil, il est en fait assez ancien puisqu’on en retrouve des occurrences dès la fin du XIXe siècle. On ne parle pas encore de wokisme, bien sûr, mais, en 1860, les jeunes militants favorables à Abraham Lincoln et à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis sont appelés les Wide Awakes (« largement éveillés »). Ici, le terme permet d’englober toutes les formes de washing du capitalisme : « greenwashing » (écologie), « genderwashing » (féminisme), « pridewashing » (LGBTQI +), etc.

Dans le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski décrit la capacité du capitalisme à absorber stratégiquement les critiques historiques qui lui sont faites. Quel est le mode d’emploi de cette récupération ?

Le capitaliste est très à l’écoute des critiques de la société et va communiquer sur un sujet qu’il identifie comme porteur : l’environnement, les droits civiques, les femmes. Évidemment, ce n’est pas parce qu’on communique sur l’émancipation des femmes qu’on va pour autant retirer ses ateliers textiles d’Inde ou du Bangladesh, où les ouvrières sont traitées comme des quasi-esclaves, et ce n’est pas pour autant qu’on va respecter l’égalité salariale dans ses chaînes de production.

Pour le greenwashing, il s’agit de donner des gages écologiques pour faire oublier que le capitalisme est fondamentalement une prédation de la nature. Ainsi on dépouille les revendications de l’intérieur, pour n’en garder que le packaging. »

L’entreprise va préférer créer une fondation des femmes, ou distribuer des bourses à des jeunes entrepreneuses, pour leur « donner leur chance ». Bref, intégrer la critique au système capitaliste. Pour le greenwashing, il s’agit de donner des gages écologiques pour faire oublier que le capitalisme est fondamentalement une prédation de la nature. Ainsi on dépouille les revendications de l’intérieur, pour n’en garder que le packaging.

Nous pourrions penser que c’est une bonne nouvelle, que les causes progressistes sont devenues suffisamment hégémoniques pour qu’elles intéressent les commerciaux, mais en réalité à la fin des comptes, avec le woke washing, c’est bien le capitalisme qui reste hégémonique.

Peut-on y voir un nouvel avatar de la philanthropie ?

Philanthropie et woke washing ont toujours un peu fonctionné de pair, c’est un vieux couple. La philanthropie consiste à faire des gestes en apparence désintéressés, mais sur lesquels on communique beaucoup, pour redorer l’image d’une entreprise. Par exemple, la marque de serviettes hygiéniques Always a longtemps communiqué sur le fait qu’elle vendait des tampons à prix très bas au Kenya, avec l’idée que ses produits devaient être accessibles à toutes les femmes à travers le monde, dans une démarche presque humanitaire.

En fait, les femmes là-bas avaient des démangeaisons et des éruptions cutanées parce que le produit était de mauvaise qualité, comparé à celui commercialisé en Europe ou aux États-Unis. On pourrait parler aussi des fondations et des musées détenus par des grands patrons, comme Louis Vuitton ou François Pinault, où sont amassées des œuvres achetées sur le travail des gens, qu’on prétend mettre ensuite à disposition du public dans un grand geste désintéressé.

Le grand patron américain Marshall Field, dont le nom est désormais associé au musée d’Art de Chicago, avait investi dans cet établissement après avoir cassé une grève en 1886, qui s’était soldée par deux morts. Il avait voulu se racheter une image et cela a fonctionné : on se souvient du musée, moins de la répression des travailleurs.

Vous citez la figure méconnue du publicitaire austro-américain Edward Bernays (1891-1995), qui est un peu le théoricien du woke washing…

Il y a comme une trinité de penseurs de cette récupération. Gustave Le Bon, d’abord, auteur de Psychologie des foules en 1895, développe l’idée que le peuple est un amas de gens abrutis qu’il s’agit de recadrer. Walter Lippmann, ensuite, explique, bien avant Pierre Bourdieu, que l’opinion n’est qu’une construction, à coups d’images, de récits médiatiques. Nous sommes en 1925. Edward Bernays s’en inspirera pour écrire Propaganda en 1928, un manuel de manipulation de l’opinion publique.

Bernays était publicitaire, il a notamment été chargé par le cigarettier Lucky Strike d’inciter les femmes à fumer pour élargir le marché du tabac. Il théorise le fait que le produit ne suffit plus, qu’il faut aussi travailler son image et celui de la marque. Au même moment, la société américaine est secouée par les revendications féministes. Edward Bernays décide donc de jouer sur cette corde : il met en avant le symbole phallique que représenterait la cigarette, et diffuse l’idée que se l’approprier pourrait donc être un vecteur d’émancipation pour les femmes. C’est du genderwashing avant l’heure.

Toutefois, cette stratégie n’a de sens qu’en Occident. Une entreprise qui voudrait gagner des parts sur le marché indien, chinois ou russe a, au contraire, intérêt à paraître le moins woke possible…

Tout à fait, le récit capitaliste y est différent. En Chine ou en Russie, une entreprise qui a une bonne image est une entreprise qui a des relations privilégiées avec le Parti communiste ou avec Vladimir Poutine, des dirigeants bien loin des préoccupations woke.

Aux États-Unis, la marque de bière Budweiser a subi un terrible retour de bâton néoconservateur – de violentes attaques de l’extrême droite – après s’être attaché les services d’une influenceuse transgenre. Est-ce le symptôme d’un woke washing qui a échoué ou la réponse réactionnaire est-elle elle-même anticipée et intégrée à la logique publicitaire ?

Certaines entreprises ont en effet théorisé le bad buzz comme principal mode de communication, comme Balenciaga, qui a une dynamique bien rodée de polémiques suivies d’excuses. Mais, dans le cas de Budweiser, c’est différent. On peut parler d’un flop marketing.

L’image de cette marque de bières est plutôt associée au père de famille, l’Américain moyen blanc qui aime le barbecue – c’est la bière d’Homer Simpson, si vous voulez, qui a été renommée, à des fins parodiques « Duff » dans la série. Le consommateur de « Bud » n’est pas du tout réceptif à une communication axée sur les questions LGBTQI+. Ils se sont trompés de public cible.

Le consommateur a donc aussi sa responsabilité dans le succès ou l’échec de cette récupération du progressisme.

Le woke washing pratiqué par les entreprises est légitimé par les populations qui s’adonnent à un consumérisme effréné. Il faut arrêter de chercher la responsabilité uniquement chez les marques. Le consommateur aussi a sa part. Il est individualiste, non éduqué au rassemblement, mais à la division. Cela vaut bien sûr pour les gens complètement fous et réactionnaires qui se mettent à tirer sur des bières parce que la marque s’est associée à une personne transgenre.

Mais cela vaut aussi pour certaines communautés progressistes ou « éveillées » qui contribuent à diviser les luttes. Pour les entreprises, cela crée autant de nouveaux segments de marché à exploiter. Elles savent très bien surfer sur ces divisions, s’appuyer sur les identités communautaires pour créer un lien affectif entre la communauté et le produit.

On notera aussi que le consommateur occidental ne s’intéresse qu’aux problématiques sociales qui lui sont proches. Nous avons commémoré les 10 ans de l’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh (l’accident a tué 1 134 ouvriers, qui travaillaient pour différentes marques occidentales, Benetton, H&M, Mango, Primark mais aussi Carrefour ou Auchan – NDLR), dans l’indifférence générale de bien des milieux dits progressistes, alors que c’est un symbole fort de l’exploitation capitaliste et de la surproduction. Ce sont les travailleurs qui fabriquent nos T-shirts et nos jeans dont on parle ici.

Disney communique beaucoup sur le fait que dans la Petite Sirène, remake prévu pour fin mai, l’actrice principale, Halle Bailey, est afro-américaine. Est-ce du woke washing ?

Oui, Disney joue aussi sur ces luttes-là et les intègre à sa communication. Et, en même temps, c’est compliqué de rester indifférent au fait que des petites filles noires se retrouvent dans le personnage et s’y identifient. Il y a un besoin de diversité à l’écran.

Le message du livre, c’est bien d’être « éveillé ». Mais « éveillé » à tout, cela veut dire ne pas être dupe des stratégies commerciales des entreprises qui se fardent en progressistes alors qu’elles produisent leurs vêtements au Bangladesh dans des ateliers insalubres. »

Vous pointez le piège potentiel d’un discours critique du woke washing : celui de le voir amalgamé à une critique réactionnaire, raciste, néoconservatrice. Alors qu’il s’agit de critiquer la récupération des motifs progressistes par le capitalisme, et non le progressisme en soi.

J’ai essayé précisément de ne pas tomber dans ce piège. Le message du livre, c’est bien d’être « éveillé ». Mais « éveillé » à tout, cela veut dire ne pas être dupe des stratégies commerciales des entreprises qui se fardent en progressistes alors qu’elles produisent leurs vêtements au Bangladesh dans des ateliers insalubres. Il ne faut pas laisser la critique du wokisme, entendu comme un repli identitaire ou sectoriel, aux réactionnaires. Ceux-ci étouffent la lutte comme les capitalistes.

Les entreprises perpétuent l’ordre capitaliste en donnant des gages progressistes. En vous lisant, on pense à Emmanuel Macron et son « en même temps ». La Macronie fait-elle, elle aussi, du woke washing ?

C’est le moins qu’on puisse dire ! C’est une forme de stratégie politique : il s’agit d’émettre de temps en temps des signaux progressistes, de communiquer sur les 10 ans du mariage gay, de médiatiser le coming out de tel ou tel ministre en plein mouvement contre la réforme des retraites (le ministre du Travail Olivier Dusssopt et la secrétaire d’État à la Jeunesse Sarah El Haïry – NDLR).

Cela ne fait pas une politique progressiste pour autant. C’est avant tout de la communication, et on voit bien comment les publicitaires, les « experts en relations publiques » ont gagné en importance dans les équipes de campagne ou dans les cabinets ministériels. Ce sont des gens qui peuvent très bien travailler pour un homme politique un jour puis pour une entreprise privée le lendemain.

 

« Ce post est un relevé d’information de notre veille d’information »

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