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Bernard Cazeneuve : « Mauriac aurait peu goûté la cancel culture »

Bernard Cazeneuve : « Mauriac aurait peu goûté la cancel culture »

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Appartient-il à une espèce d’animaux politiques en voie de disparition ? Bernard Cazeneuve est de ces hommes qui lisent et qui le disent, et de ses passions littéraires s’échappe le parfum de l’orgueil de celui qui ne veut rien céder à l’époque, surtout pas quand cette dernière remplace les livres par Hanouna. L’ancien Premier ministre de François Hollande aime Proust, Gary, et chérit l’écrivain-journaliste François Mauriac. Il a décidé de consacrer à l’auteur du Nœud de vipères et du Bloc-notes un livre vif et touchant, publié dans la collection « Ma vie avec », dirigée par l’académicien François Sureau chez Gallimard. « Moi, athée républicain, j’ai trouvé une source d’inspiration dans la littérature de François Mauriac qu’on qualifie pourtant de catholique, éclaire Cazeneuve. Le livre est d’autant plus beau qu’il vous change un peu. »L’Express : Vous consacrez un livre à François Mauriac. Il n’est pourtant pas une icône de gauche !Bernard Cazeneuve : Mauriac est l’une des grandes figures françaises de la liberté et du courage. C’est cela qui est essentiel à mes yeux. Tout au long de sa vie, il s’est affranchi d’un milieu conditionné par le catholicisme et les propriétés de famille en prenant de justes positions : ce fut le cas au moment de la condamnation de l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini, du ralliement de l’Eglise espagnole à Franco, de la Collaboration, avec son célèbre Cahier noir publié clandestinement en 1943, ou encore lors de la colonisation. Le courage de Mauriac est dicté par son exceptionnelle intelligence des situations et son analyse fine des personnages politiques et de leur stratégie, mais aussi de leurs faiblesses et des impasses où ils enferment parfois la France. Nous vivons aujourd’hui une époque de postures, de dénonciations radicales, d’excommunications et d’emportements sans nuances qui encouragent à emprisonner les individus dans des catégories, desquelles on s’emploie méticuleusement à ne jamais les faire sortir. C’est là l’avènement de la dictature des apparences. Mauriac, lui, a eu la force de faire sauter tous les verrous et de se libérer de tous les carcans en s’exposant à la rage des coalitions médiocres d’intérêts qui, sous la IVe République, prospéraient.Était-il universaliste ?Claudel, non sans perfidie, avait dit de lui qu’il était notre plus grand écrivain « régionaliste ». Mais dans son discours de Stockholm, au moment de recevoir le prix Nobel, Mauriac explique que ses personnages sont certes issus d’un terroir, celui de la Grande Lande girondine, mais que les passions qui les consument, les démons qui les tourmentent, renvoient à ce que l’humanité peut ressentir, par-delà les continents ou les périodes historiques. En cela, Mauriac est profondément universaliste. Son œuvre renvoie aux sentiments, aux secrets, aux nostalgies, qui traversent chaque être humain, dans le cours d’une vie…Mauriac est également universaliste par sa foi chrétienne. Tous ses personnages, y compris les plus sombres, sont tiraillés entre les passions noires et la grâce possible. Mauriac ne réduit jamais aucun individu à sa faute, même si selon lui tout se paie : dans Les Anges noirs, le face-à-face entre un jeune prêtre, Forcas, et un personnage totalement dépravé, Gradère, symbolise les deux faces possibles de l’Humanité et projette l’altérité comme une promesse. On ne peut pas non plus résumer Mauriac à son christianisme car il est un chrétien libre, davantage attaché au message universel du Christ qu’aux institutions cléricales. Non seulement il entretient avec l’Eglise des relations tumultueuses – comme au moment de la Guerre d’Espagne – mais il critique volontiers, et de manière virulente, la démocratie chrétienne, tout au long la IVe République. Cela témoigne une fois encore de sa grande liberté d’esprit et de sa méfiance à l’égard des processus d’affiliation.Photo non datée de l’écrivain français François Mauriac (1885-1970) dans les vignes de son domaine de Malagar, près de Bordeaux © / afp.comComment avez-vous découvert Mauriac ?Par les romans. Enfant, je passais des étés entiers à lire. J’ai dû découvrir Le Nœud de vipères vers 1972-1973. Je pensais qu’il s’agissait d’un livre fantastique sur les serpents, à la Jules Vernes [rires]. Je n’ai pas tout compris à la première lecture, mais j’étais intéressé. Ses romans ont ensuite changé mon regard sur le monde. Je me suis mis à observer l’univers des adultes, qui m’intéressait beaucoup, comme on mène une enquête.LIRE AUSSI >> François Mauriac : la résurrection du mythique Bloc-NotesMauriac, c’est aussi le fameux Bloc-notes, une chronique hebdomadaire étalée sur dix-huit années…Le Bloc-notes, c’est d’abord un regard porté sur des sujets politiques, sociaux ou culturels, mais aussi sur des personnages, notamment politiques, présentés la plupart du temps comme sortant d’un roman. Leur description emprunte à la forme littéraire du portrait. La pointe de Mauriac est féroce, le plus souvent, surtout si son sujet est médiocre. L’écrivain-journaliste regarde alors la planète Terre avec ironie. Il est comme le géant du Micromégas de Voltaire, qui observe la Terre à partir de Sirius. Ce poste d’observation inspire des sentences qui tombent des hauteurs, comme des couperets. De Joseph Laniel, médiocre président du Conseil sous la IVe, Mauriac écrit : « Il y a du lingot chez cet homme-là ». Sur Jean Lecanuet, patron de la démocratie chrétienne et jeune premier irrésistible qui incarne, dit-on, la modernité il écrit : « Son sourire et ses dents relèvent pour moi du cauchemar. Même son nom rend à mon oreille un son hostile ». Georges Bidault, éternel ministre des Affaires étrangères, est dépeint accroché aux grilles du Quai d’Orsay. C’est délicieux du point de vue littéraire, incontestablement féroce, et extraordinairement décapant d’un point de vue démocratique. Le Bloc-notes de Mauriac, c’est une sorte de boisson détox politique.Ce Bloc-notes a, de 1954 à 1961, été abrité par L’Express…Mauriac a toujours campé aux marges des lieux où on pensait pouvoir le trouver. Il a d’abord été moqué par les auteurs de la NRF qui le considéraient comme une sorte d’arrière-garde. Alain-Fournier a par exemple qualifié la poésie du jeune auteur bordelais comme étant celle d’un garçon bien né et trop appliqué. On l’a catalogué et excommunié, le plus souvent en raison de l’endroit d’où il parlait, alors que son œuvre était, en réalité, disruptive et en totale rupture avec son milieu d’origine.Lié au Figaro et marqué à droite, Mauriac a rejoint L’Express, journal de gauche, pour défendre Pierre Mendès France et la décolonisation, mais il rompra plus tard avec Jean-Jacques Servan-Schreiber en raison de ses positions trop hostiles au Général de Gaulle. Entre-temps, le chrétien François Mauriac aura pu croiser, dans les couloirs de L’Express, l’agnostique Albert Camus. On se souvient que les deux écrivains s’étaient durement opposés au moment de l’épuration, Camus s’étant montré implacable avec les collaborateurs, alors que Mauriac, pour sa part, prétendait agir en chrétien. Le dialogue entre eux s’est poursuivi à L’Express. Lorsque Camus a déclaré au sujet de l’Algérie : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » il a, d’une certaine manière, reconnu que Mauriac avait raison lorsqu’il affirmait qu’il ne pouvait pas y avoir de justice sans charité. »Il ne s’est trompé sur presque rien », écrivez-vous.Non seulement il ne se trompe pas quand il analyse son époque, mais il est visionnaire sur ce qui va advenir, notamment sur la question écologique. Mauriac n’est pas un écologiste qui pense que la terre, elle, ne ment pas. Il l’est parce qu’il voit que le productivisme, l’extension urbaine, l’artificialisation des sols vont devenir des problèmes majeurs pour l’humanité. Il évoquait il y a cinquante ans, avec une implacable lucidité, nos impasses d’aujourd’hui. C’est pourquoi, vouloir l’enfermer dans les représentations politiques traditionnelles serait vraiment réducteur.Mauriac ne se trompe pas non plus sur les personnalités politiques. On lui a reproché d’être un admirateur inconditionnel de De Gaulle, mais ce n’est pas exact. Mauriac a critiqué le Général quand ce dernier a constitué le RPF, alors qu’à ses yeux, il devait rester au-dessus de la mêlée. Il s’est aussi opposé à lui quand il est venu devant lui plaider la cause d’un certain nombre d’écrivains condamnés à mort pour collaboration, comme Robert Brasillach. Mais si Mauriac a soutenu dès l’origine le héros de la France libre, c’est parce qu’aucune des petites ambitions personnelles et dérisoires qui avaient pu égarer le personnel politique français sous la IIIe et la IVe République n’ont jamais conduit de Gaulle à s’abaisser lui-même. C’est un regard assez semblable qu’il portait sur Pierre Mendès FranceLIRE AUSSI >> Mitterrand, ce roman qui ne se termine jamaisDès 1954, il décrit François Mitterrand comme un « personnage de roman ». Là aussi, il a vu juste.Mitterrand vient d’une famille sans doute moins bourgeoise que celle de Mauriac, mais les deux personnages ont en commun le Sud-Ouest, la piété de leur mère, et le sentiment d’appartenir à un milieu protégé, arrimé à un territoire, avec ses paysages, ses rivières, ses lumières et ses parfums singuliers. Tous deux ont séjourné pendant leurs études à Paris, au 104 de la rue de Vaugirard, chez les pères maristes. Par ailleurs, Mauriac avait été très marqué par la disparition de son camarade Robert Lorrain, l’oncle de Mitterrand, mort tragiquement à l’infirmerie du lycée Henri IV alors qu’il était promis à un avenir brillant. Mauriac a ainsi presque toujours épargné Mitterrand, sans doute par intérêt pour un personnage politique brillant et incontestablement romanesque.Vous assurez que l’auteur de Thérèse Desqueyroux aurait peu goûté la cancel culture et le penchant de notre époque pour les excommunications. Pourquoi ?Cela lui aurait d’ailleurs valu bien des ennuis… N’oublions pas qu’à la fin de sa vie, Thérèse Desqueyroux se rachète. Toute l’œuvre de l’écrivain bordelais est traversée par cette possibilité, pour les individus, d’une nouvelle chance, car nul ne peut être réduit à ses fautes. Par ailleurs, pour Mauriac, les mises en cause ne valent qu’au terme d’un long travail de recherche et d’exhumation de la vérité. Avec le tempérament d’un avocat, il aurait pris la défense des personnages traqués par les cyniques qui chassent en meute. Pendant très longtemps, la gauche s’est battue pour qu’un individu condamné puisse avoir une seconde chance. La foi qu’elle avait dans l’humanité, comme dans l’éducation, la conduisait à souhaiter ardemment qu’aucun individu ne puisse se voir annulé pour toujours. La cancel culture c’est le contraire de cela, raison pour laquelle ce n’est pas un progrès de la civilisation.N’est-ce pas plutôt vous qui n’êtes plus de gauche ?Je suis bien plus de gauche que ceux qui défendent une idéologie de l’excommunication excluant et annulant définitivement quiconque ne pense pas comme eux, surtout s’il appelle à la nuance et condamne toute forme de violence verbale, d’injure ou d’outrance. Pour ma part, je n’estime pas que les personnes qui ne pensent pas comme moi aient vocation à être insultées ou excommuniées. Je considère même, tout au contraire, qu’un adversaire est à convaincre et que l’altérité n’est pas le plus mauvais des arguments pour y parvenir. C’est là tout l’intérêt de la politique que d’être un art de la conviction et de la tolérance. Il semble que si l’on raisonne ainsi on est désormais un vieux pachyderme, alors que si l’on porte sur le visage tous les stigmates de la rage d’en découdre, en s’abaissant à toutes les facilités d’une radicalité sans risque, on est moderne et vraiment de gauche. Vous conviendrez qu’on aspire à relire Mauriac si tels sont les termes du débat…LIRE AUSSI >> Pourquoi le wokisme est (peut-être) déjà ringardOn présente parfois Mauriac comme un auteur désuet, le chroniqueur d’un monde bourgeois, provincial et catholique aujourd’hui englouti…Récemment, je n’ai pas croisé beaucoup de personnes qui ressemblent à l’Œdipe roi de Sophocle, ou au Phèdre de Racine. Faut-il pour autant considérer que ces tragédies sont démodées ? Non ! Elles enjambent les époques car elles touchent à l’universel. Chez Mauriac aussi, les personnages qui vivent des drames profonds, emmurés vivants dans des existences devenues des prisons, sont encore parmi nous, tout comme nous éprouvons encore la sensualité de la relation à la nature, si toutefois on aime à s’y trouver. Dans le livre, je cite ce passage de Commencements d’une vie : « Le ruisseau appelé la Hure, et ce qu’il traîne après soi de brouillards flottants et de prairies marécageuses dispensait, le soir, une fraîcheur dangereuse qu’au seuil de la maison nous recevions, immobiles, et la face levée. Cette haleine de menthe, d’herbes trempées d’eau s’unissait à tout ce que la lande, délivrée du soleil, fournaise soudain refroidie, abandonne d’elle-même à la nuit : parfum de bruyère brûlée, de sable tiède et de résine – odeur délicieuse de ce pays couvert de cendres, peuplée d’arbres aux flancs ouverts : je songerais aux cœurs que la grâce incendie et qui ont choisi de souffrir ». C’est d’une grande beauté, qui n’est en rien démodée.La littérature était un passage presque obligatoire pour les responsables politiques. Désormais, c’est bien moins le cas. Un ancien président a même confessé ne jamais lire de romans…Je n’ai pas écrit ce livre pour des raisons politiques, mais par intérêt pour un auteur, et par passion d’écrire. Il aurait d’ailleurs dû s’appeler « L’éternel enfant ». J’ai pris un immense plaisir à m’y consacrer, car ce fut une plongée dans ma propre enfance, ce dont je n’avais eu ni l’audace ni le temps auparavant. A un moment ou à un autre de sa propre vie, on cherche à vivre en harmonie avec ses racines familiales. Ce livre est une manière de rendre hommage à la modestie des miens, à leurs valeurs ardemment républicaines et à leur engagement au service des autres sans autre but que de servir. Voilà d’où je viens, d’un milieu attaché à des principes et ne possédant rien et qui m’a enseigné la liberté. C’est là le plus précieux des héritages de mon père, l’instituteur laïc.Peut-on être un bon politique sans avoir lu ?La lecture, bien sûr, ne suffit pas à faire un bon politique, car l’intuition est tout. Mais la lecture pousse à l’affirmation de l’universel, à l’altérité, comme aimait à le dire Romain Gary dans La Nuit sera calme. C’est en cela que Mauriac est passionnant. Moi, athée républicain, j’ai trouvé une source d’inspiration dans sa littérature qu’on qualifie pourtant de catholique. Le livre est d’autant plus beau qu’il vous change un peu. C’est pour avoir éprouvé cela que rien n’est encore parvenu à éteindre en moi l’optimisme. 

Appartient-il à une espèce d’animaux politiques en voie de disparition ? Bernard Cazeneuve est de ces hommes qui lisent et qui le disent, et de ses passions littéraires s’échappe le parfum de l’orgueil de celui qui ne veut rien céder à l’époque, surtout pas quand cette dernière remplace les livres par Hanouna. L’ancien Premier ministre de François Hollande aime Proust, Gary, et chérit l’écrivain-journaliste François Mauriac. Il a décidé de consacrer à l’auteur du Nœud de vipères et du Bloc-notes un livre vif et touchant, publié dans la collection « Ma vie avec », dirigée par l’académicien François Sureau chez Gallimard. « Moi, athée républicain, j’ai trouvé une source d’inspiration dans la littérature de François Mauriac qu’on qualifie pourtant de catholique, éclaire Cazeneuve. Le livre est d’autant plus beau qu’il vous change un peu. »

L’Express : Vous consacrez un livre à François Mauriac. Il n’est pourtant pas une icône de gauche !

Bernard Cazeneuve : Mauriac est l’une des grandes figures françaises de la liberté et du courage. C’est cela qui est essentiel à mes yeux. Tout au long de sa vie, il s’est affranchi d’un milieu conditionné par le catholicisme et les propriétés de famille en prenant de justes positions : ce fut le cas au moment de la condamnation de l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini, du ralliement de l’Eglise espagnole à Franco, de la Collaboration, avec son célèbre Cahier noir publié clandestinement en 1943, ou encore lors de la colonisation. Le courage de Mauriac est dicté par son exceptionnelle intelligence des situations et son analyse fine des personnages politiques et de leur stratégie, mais aussi de leurs faiblesses et des impasses où ils enferment parfois la France. Nous vivons aujourd’hui une époque de postures, de dénonciations radicales, d’excommunications et d’emportements sans nuances qui encouragent à emprisonner les individus dans des catégories, desquelles on s’emploie méticuleusement à ne jamais les faire sortir. C’est là l’avènement de la dictature des apparences. Mauriac, lui, a eu la force de faire sauter tous les verrous et de se libérer de tous les carcans en s’exposant à la rage des coalitions médiocres d’intérêts qui, sous la IVe République, prospéraient.

Était-il universaliste ?

Claudel, non sans perfidie, avait dit de lui qu’il était notre plus grand écrivain « régionaliste ». Mais dans son discours de Stockholm, au moment de recevoir le prix Nobel, Mauriac explique que ses personnages sont certes issus d’un terroir, celui de la Grande Lande girondine, mais que les passions qui les consument, les démons qui les tourmentent, renvoient à ce que l’humanité peut ressentir, par-delà les continents ou les périodes historiques. En cela, Mauriac est profondément universaliste. Son œuvre renvoie aux sentiments, aux secrets, aux nostalgies, qui traversent chaque être humain, dans le cours d’une vie…

Mauriac est également universaliste par sa foi chrétienne. Tous ses personnages, y compris les plus sombres, sont tiraillés entre les passions noires et la grâce possible. Mauriac ne réduit jamais aucun individu à sa faute, même si selon lui tout se paie : dans Les Anges noirs, le face-à-face entre un jeune prêtre, Forcas, et un personnage totalement dépravé, Gradère, symbolise les deux faces possibles de l’Humanité et projette l’altérité comme une promesse. On ne peut pas non plus résumer Mauriac à son christianisme car il est un chrétien libre, davantage attaché au message universel du Christ qu’aux institutions cléricales. Non seulement il entretient avec l’Eglise des relations tumultueuses – comme au moment de la Guerre d’Espagne – mais il critique volontiers, et de manière virulente, la démocratie chrétienne, tout au long la IVe République. Cela témoigne une fois encore de sa grande liberté d’esprit et de sa méfiance à l’égard des processus d’affiliation.

Photo non datée de l’écrivain français François Mauriac (1885-1970) dans les vignes de son domaine de Malagar, près de Bordeaux

© / afp.com

Comment avez-vous découvert Mauriac ?

Par les romans. Enfant, je passais des étés entiers à lire. J’ai dû découvrir Le Nœud de vipères vers 1972-1973. Je pensais qu’il s’agissait d’un livre fantastique sur les serpents, à la Jules Vernes [rires]. Je n’ai pas tout compris à la première lecture, mais j’étais intéressé. Ses romans ont ensuite changé mon regard sur le monde. Je me suis mis à observer l’univers des adultes, qui m’intéressait beaucoup, comme on mène une enquête.

Mauriac, c’est aussi le fameux Bloc-notes, une chronique hebdomadaire étalée sur dix-huit années…

Le Bloc-notes, c’est d’abord un regard porté sur des sujets politiques, sociaux ou culturels, mais aussi sur des personnages, notamment politiques, présentés la plupart du temps comme sortant d’un roman. Leur description emprunte à la forme littéraire du portrait. La pointe de Mauriac est féroce, le plus souvent, surtout si son sujet est médiocre. L’écrivain-journaliste regarde alors la planète Terre avec ironie. Il est comme le géant du Micromégas de Voltaire, qui observe la Terre à partir de Sirius. Ce poste d’observation inspire des sentences qui tombent des hauteurs, comme des couperets. De Joseph Laniel, médiocre président du Conseil sous la IVe, Mauriac écrit : « Il y a du lingot chez cet homme-là ». Sur Jean Lecanuet, patron de la démocratie chrétienne et jeune premier irrésistible qui incarne, dit-on, la modernité il écrit : « Son sourire et ses dents relèvent pour moi du cauchemar. Même son nom rend à mon oreille un son hostile ». Georges Bidault, éternel ministre des Affaires étrangères, est dépeint accroché aux grilles du Quai d’Orsay. C’est délicieux du point de vue littéraire, incontestablement féroce, et extraordinairement décapant d’un point de vue démocratique. Le Bloc-notes de Mauriac, c’est une sorte de boisson détox politique.

Ce Bloc-notes a, de 1954 à 1961, été abrité par L’Express

Mauriac a toujours campé aux marges des lieux où on pensait pouvoir le trouver. Il a d’abord été moqué par les auteurs de la NRF qui le considéraient comme une sorte d’arrière-garde. Alain-Fournier a par exemple qualifié la poésie du jeune auteur bordelais comme étant celle d’un garçon bien né et trop appliqué. On l’a catalogué et excommunié, le plus souvent en raison de l’endroit d’où il parlait, alors que son œuvre était, en réalité, disruptive et en totale rupture avec son milieu d’origine.

Lié au Figaro et marqué à droite, Mauriac a rejoint L’Express, journal de gauche, pour défendre Pierre Mendès France et la décolonisation, mais il rompra plus tard avec Jean-Jacques Servan-Schreiber en raison de ses positions trop hostiles au Général de Gaulle. Entre-temps, le chrétien François Mauriac aura pu croiser, dans les couloirs de L’Express, l’agnostique Albert Camus. On se souvient que les deux écrivains s’étaient durement opposés au moment de l’épuration, Camus s’étant montré implacable avec les collaborateurs, alors que Mauriac, pour sa part, prétendait agir en chrétien. Le dialogue entre eux s’est poursuivi à L’Express. Lorsque Camus a déclaré au sujet de l’Algérie : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » il a, d’une certaine manière, reconnu que Mauriac avait raison lorsqu’il affirmait qu’il ne pouvait pas y avoir de justice sans charité.

« Il ne s’est trompé sur presque rien », écrivez-vous.

Non seulement il ne se trompe pas quand il analyse son époque, mais il est visionnaire sur ce qui va advenir, notamment sur la question écologique. Mauriac n’est pas un écologiste qui pense que la terre, elle, ne ment pas. Il l’est parce qu’il voit que le productivisme, l’extension urbaine, l’artificialisation des sols vont devenir des problèmes majeurs pour l’humanité. Il évoquait il y a cinquante ans, avec une implacable lucidité, nos impasses d’aujourd’hui. C’est pourquoi, vouloir l’enfermer dans les représentations politiques traditionnelles serait vraiment réducteur.

Mauriac ne se trompe pas non plus sur les personnalités politiques. On lui a reproché d’être un admirateur inconditionnel de De Gaulle, mais ce n’est pas exact. Mauriac a critiqué le Général quand ce dernier a constitué le RPF, alors qu’à ses yeux, il devait rester au-dessus de la mêlée. Il s’est aussi opposé à lui quand il est venu devant lui plaider la cause d’un certain nombre d’écrivains condamnés à mort pour collaboration, comme Robert Brasillach. Mais si Mauriac a soutenu dès l’origine le héros de la France libre, c’est parce qu’aucune des petites ambitions personnelles et dérisoires qui avaient pu égarer le personnel politique français sous la IIIe et la IVe République n’ont jamais conduit de Gaulle à s’abaisser lui-même. C’est un regard assez semblable qu’il portait sur Pierre Mendès France

Dès 1954, il décrit François Mitterrand comme un « personnage de roman ». Là aussi, il a vu juste.

Mitterrand vient d’une famille sans doute moins bourgeoise que celle de Mauriac, mais les deux personnages ont en commun le Sud-Ouest, la piété de leur mère, et le sentiment d’appartenir à un milieu protégé, arrimé à un territoire, avec ses paysages, ses rivières, ses lumières et ses parfums singuliers. Tous deux ont séjourné pendant leurs études à Paris, au 104 de la rue de Vaugirard, chez les pères maristes. Par ailleurs, Mauriac avait été très marqué par la disparition de son camarade Robert Lorrain, l’oncle de Mitterrand, mort tragiquement à l’infirmerie du lycée Henri IV alors qu’il était promis à un avenir brillant. Mauriac a ainsi presque toujours épargné Mitterrand, sans doute par intérêt pour un personnage politique brillant et incontestablement romanesque.

Vous assurez que l’auteur de Thérèse Desqueyroux aurait peu goûté la cancel culture et le penchant de notre époque pour les excommunications. Pourquoi ?

Cela lui aurait d’ailleurs valu bien des ennuis… N’oublions pas qu’à la fin de sa vie, Thérèse Desqueyroux se rachète. Toute l’œuvre de l’écrivain bordelais est traversée par cette possibilité, pour les individus, d’une nouvelle chance, car nul ne peut être réduit à ses fautes. Par ailleurs, pour Mauriac, les mises en cause ne valent qu’au terme d’un long travail de recherche et d’exhumation de la vérité. Avec le tempérament d’un avocat, il aurait pris la défense des personnages traqués par les cyniques qui chassent en meute. Pendant très longtemps, la gauche s’est battue pour qu’un individu condamné puisse avoir une seconde chance. La foi qu’elle avait dans l’humanité, comme dans l’éducation, la conduisait à souhaiter ardemment qu’aucun individu ne puisse se voir annulé pour toujours. La cancel culture c’est le contraire de cela, raison pour laquelle ce n’est pas un progrès de la civilisation.

N’est-ce pas plutôt vous qui n’êtes plus de gauche ?

Je suis bien plus de gauche que ceux qui défendent une idéologie de l’excommunication excluant et annulant définitivement quiconque ne pense pas comme eux, surtout s’il appelle à la nuance et condamne toute forme de violence verbale, d’injure ou d’outrance. Pour ma part, je n’estime pas que les personnes qui ne pensent pas comme moi aient vocation à être insultées ou excommuniées. Je considère même, tout au contraire, qu’un adversaire est à convaincre et que l’altérité n’est pas le plus mauvais des arguments pour y parvenir. C’est là tout l’intérêt de la politique que d’être un art de la conviction et de la tolérance. Il semble que si l’on raisonne ainsi on est désormais un vieux pachyderme, alors que si l’on porte sur le visage tous les stigmates de la rage d’en découdre, en s’abaissant à toutes les facilités d’une radicalité sans risque, on est moderne et vraiment de gauche. Vous conviendrez qu’on aspire à relire Mauriac si tels sont les termes du débat…

On présente parfois Mauriac comme un auteur désuet, le chroniqueur d’un monde bourgeois, provincial et catholique aujourd’hui englouti…

Récemment, je n’ai pas croisé beaucoup de personnes qui ressemblent à l’Œdipe roi de Sophocle, ou au Phèdre de Racine. Faut-il pour autant considérer que ces tragédies sont démodées ? Non ! Elles enjambent les époques car elles touchent à l’universel. Chez Mauriac aussi, les personnages qui vivent des drames profonds, emmurés vivants dans des existences devenues des prisons, sont encore parmi nous, tout comme nous éprouvons encore la sensualité de la relation à la nature, si toutefois on aime à s’y trouver. Dans le livre, je cite ce passage de Commencements d’une vie : « Le ruisseau appelé la Hure, et ce qu’il traîne après soi de brouillards flottants et de prairies marécageuses dispensait, le soir, une fraîcheur dangereuse qu’au seuil de la maison nous recevions, immobiles, et la face levée. Cette haleine de menthe, d’herbes trempées d’eau s’unissait à tout ce que la lande, délivrée du soleil, fournaise soudain refroidie, abandonne d’elle-même à la nuit : parfum de bruyère brûlée, de sable tiède et de résine – odeur délicieuse de ce pays couvert de cendres, peuplée d’arbres aux flancs ouverts : je songerais aux cœurs que la grâce incendie et qui ont choisi de souffrir ». C’est d’une grande beauté, qui n’est en rien démodée.

La littérature était un passage presque obligatoire pour les responsables politiques. Désormais, c’est bien moins le cas. Un ancien président a même confessé ne jamais lire de romans…

Je n’ai pas écrit ce livre pour des raisons politiques, mais par intérêt pour un auteur, et par passion d’écrire. Il aurait d’ailleurs dû s’appeler « L’éternel enfant ». J’ai pris un immense plaisir à m’y consacrer, car ce fut une plongée dans ma propre enfance, ce dont je n’avais eu ni l’audace ni le temps auparavant. A un moment ou à un autre de sa propre vie, on cherche à vivre en harmonie avec ses racines familiales. Ce livre est une manière de rendre hommage à la modestie des miens, à leurs valeurs ardemment républicaines et à leur engagement au service des autres sans autre but que de servir. Voilà d’où je viens, d’un milieu attaché à des principes et ne possédant rien et qui m’a enseigné la liberté. C’est là le plus précieux des héritages de mon père, l’instituteur laïc.

Peut-on être un bon politique sans avoir lu ?

La lecture, bien sûr, ne suffit pas à faire un bon politique, car l’intuition est tout. Mais la lecture pousse à l’affirmation de l’universel, à l’altérité, comme aimait à le dire Romain Gary dans La Nuit sera calme. C’est en cela que Mauriac est passionnant. Moi, athée républicain, j’ai trouvé une source d’inspiration dans sa littérature qu’on qualifie pourtant de catholique. Le livre est d’autant plus beau qu’il vous change un peu. C’est pour avoir éprouvé cela que rien n’est encore parvenu à éteindre en moi l’optimisme.

 

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