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Bye Bye Binary : « Une typographie inclusive ou non-binaire est un engagement politique »

Bye Bye Binary : « Une typographie inclusive ou non-binaire est un engagement politique »

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Depuis l’apparition d’un · dans un manuel scolaire en 2017, l’écriture inclusive est devenue en France un sujet de débat public. Mais pour la collective Bye Bye Binary, née au croisement de La Cambre et de l’ERG à Bruxelles, cette question s’étend bien au-delà du seul point médian : elle ouvre un vaste champ de création et de réinvention, tant du langage que de la société.
La collective franco-belge de graphistes, typographes et artistes Bye Bye Binary est composée de 26 membres[1] à ce jour. Cette communauté militante se distingue par ses expérimentations formelles et pédagogiques autour de la question du genre dans le graphisme et la typographie. Créée à la faveur d’un workshop entre La Cambre et l’ERG, deux écoles bruxelloises, Bye Bye Binary explore de nouvelles formes graphiques et typographiques pour la langue française à partir des écritures inclusives et non-binaires. Car même si l’on voit fleurir de plus en plus de textes faisant usage de ce langage, qu’il est régulièrement utilisé dans différents milieux, il est pourtant toujours rejeté en France pour les textes officiels, allant jusqu’à une proposition de loi de 2022 visant carrément à le faire interdire.
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Pourquoi empêche-t-on le foisonnement de nouvelles formes d’écriture ? L’heure est-elle venue de considérer les métamorphoses des langues qualifiées de vivantes ?
Nous avons échangé avec Camille°Circlude, Enz@ Le Garrec et H·Alix Sanyas (Mourrier), trois membres de la collective, sur les enjeux des langages inclusifs et non-binaires, leurs histoires, leurs tactiques mais aussi sur les créations de Bye Bye Binary, qui se revendiquent de l’esthétique queer, du style « Camp » théorisé par Susan Sontag et qui sont, « à l’image des personnes qui les fabriquent », « molles et dégoulinantes ». Elles font l’objet d’une exposition au CAC Brétigny, le centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge (91) jusqu’au 1er avril prochain. Intitulée Læ collectiv·f·e, sous le commissariat de Céline Poulin, spécialiste des pratiques de co-création, l’exposition présente les productions de cette alliance engagée, animée par l’amour, la revanche et la rage. OR
Je crois que c’est Monique Wittig l’une des premières qui, dès les années 1960, avait écrit son livre L’opoponax avec le pronom indéfini on et donc sans marque de genre. Que s’est-il passé depuis ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : Dans les milieux féministes, les écritures inclusives ont différents types de graphies. On cite souvent Wittig car elle a fait des expérimentations graphiques intéressantes, notamment dans Le Corps lesbien, où elle vient slasher les pronoms avec un simple ou un double slash [« m/a très forte m/a très indomptable m/a très savante m/a très féroce m/a très douce m/a plus aimée »[2]]. C’est très intéressant de voir une personne qui invente des formes de graphies qui racontent des choses sur le sujet grâce à la poésie et à la littérature.
Quand je suis arrivé·e dans les milieux transféministes à Paris en 2010, il y avait déjà des pratiques d’écriture inclusive mais elles étaient uniquement présentes dans ces réseaux-là. On était en plein backlash féministe et la pratique de l’écriture inclusive dans les milieux universitaires, littéraires ou scolaires était totalement exclue. Depuis Wittig, après les années 70, le féminisme a été mis à l’écart, est retombé. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu d’arrêt définitif mais ce type d’écriture a suivi des vagues et été réactualisé à travers les nouveaux féminismes.
Camille°Circlude : La chercheuse Julie Abbou a énormément travaillé sur les pratiques d’écriture inclusive à travers les brochures anarchistes, militantes, transféministes et de pas mal de mouvements. On peut les retrouver sur infokiosques. Elle a répertorié des usages depuis la fin des années 80 jusqu’à nos jours. On peut citer quelques façons de faire qui ont un peu disparu ou qui ont muté comme l’usage du E capitale pour accentuer la présence des femmes dans des collectifs [amiEs], d’autres sortes de néologismes [celleux], jusqu’à l’introduction du pronom iel [néologisme, pronom de la troisième personne du singulier permettant de désigner les personnes, sans distinction de genre] dans le dictionnaire en 2021. Une entrée dans un dictionnaire est liée à des usages conséquents. Le dictionnaire n’est pas une forme d’autorité surplombante, c’est vraiment un répertoire des usages. D’autres formes ont disparu ou sont moins utilisées aujourd’hui comme les parenthèses qu’on trouve réductrices et qui minimisent la présence des femmes [ami(e)s] ou bien l’usage du slash qui divise les formes masculines et féminines [ami/e/s]. Aujourd’hui, on hérite de tout cela, c’est une longue histoire qui n’a pas commencé en 2017 avec un point médian et un manuel scolaire de chez Hatier.
Le point médian date donc de 2017 ?Enz@ Le Garrec : Le point médian existe depuis très longtemps. À la base, c’était un séparateur, utilisé comme un espace. On le trouve sur des gravures lapidaires de l’Empire romain.
Camille°Circlude : Il a surtout été médiatisé dans l’espace public en 2017 lorsqu’un manuel scolaire paraît aux éditions Hatier. Et encore, à l’époque, ce n’était pas un point médian [ami·es], c’était un point bas classique [ami.es]. À partir du moment où il est entré dans un manuel d’apprentissage d’école pour les enfants, il a fait débat.
Enz@ Le Garrec : Certaines pratiques militantes déplacent les usages. Je pense notamment à l’arobase qui remplace le a et le o pour les hispanophones [amigo, amiga > amig@], l’astérisque dans les milieux transféministes [amis, amies > ami*], le « Schwa » qui ressemble à un ‘e’ retourné utilisé en Italie [Ə]. Les signes typographiques ont toujours été appropriés et déplacés vers d’autres usages.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : On a davantage identifié le point médian dans les milieux universitaires. C’était d’ailleurs un double point médian [ami·e·s]. Éliane Viennot, professeuse émérite de littérature, en parle principalement dans son livre Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Je n’ai pas le sentiment que le point médian vienne des milieux féministes radicaux qui utilisaient plutôt le E majuscule dont parlait Camille [amiEs].
Camille°Circlude : Julie Abbou avait déjà répertorié le point médian dans les milieux anarchistes. On ne l’appelait pas point médian mais point surélevé. Ensuite, l’agence Mots-Clés a diffusé un guide en 2018 qui a été fort repris dans les milieux académiques et institutionnels où le point est surélevé, c’est donc un vrai point médian. Il est double et sépare le pluriel, donc la forme féminine est entourée de points [ami·e·s]. Éliane Viennot a ensuite suggéré de n’utiliser qu’un seul point pour ne pas isoler la forme féminine [ami·es]. Voilà l’histoire du point médian en quelques mots.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le point médian a été choisi car c’est un signe typographique qui n’est plus utilisé aujourd’hui. Il est donc identifié uniquement pour cet usage inclusif et évite la confusion que peuvent avoir d’autres signes typographiques de la langue française comme les parenthèses, les slashes ou les points bas sur le texte et la mise en forme.
Camille°Circlude : C’est drôle parce que tu parles de plusieurs usages mais en occitan et en catalan, le point médian est toujours utilisé. Et l’AFNOR, l’association française de normalisation, a le projet de ressortir un clavier AZERTY où le point médian serait accessible au clavier, plus facilement. Mais c’est pour l’occitan et le catalan et pas pour les usages de l’inclusif.
Pourquoi le point médian est si mal accepté ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense personnellement que les résistances employées sont de mauvaise foi et que les raisons sont le patriarcat, la misogynie et le sexisme. Qu’il y ait tant de boucliers, qu’on parle d’illisibilité et de grille typographique alors qu’on n’a jamais fait de typo de sa vie révèle une forme de résistance par rapport à un système qui est en train de s’effondrer.
Quelle est la différence entre écriture inclusive et non-binaire ?Camille°Circlude : Il s’agit d’un chemin qu’on a fait en termes de nomenclature et d’épistémologie plus que d’une différenciation nette. Dans l’actualité, on parle d’écriture inclusive, donc pour que nos travaux soient compris plus facilement, on a utilisé le terme de typographie inclusive. On a eu différents débats sur l’inclusivité de ces formes : est-ce qu’elles étaient lisibles par toustes, par des personnes qui avaient des troubles de la lecture ou des habiletés diverses, neuro-atypiques et autres… Le mot inclusif interroge qui est inclu·e, qui est exclu·e et donc, puisque notre principale préoccupation était de sortir de la binarité du point médian, on a parlé de typographie non-binaire. On a commencé à utiliser post-binaire également. C’est fluctuant. Pour le moment, on utilise les trois termes et on verra ce qu’il en reste.
Vous avez beaucoup travaillé sur les ligatures, l’assemblage de plusieurs lettres et graphèmes. Par exemple, l’assemblage du o et du e en œ est une ligature. Mais vous entendez aussi la ligature dans une autre forme, celle du lien au sens plus général. Pouvez-vous nous en parler ?Enz@ Le Garrec : Dans la communauté du langage, de l’écriture et de la typographie inclusive, on a le sentiment que le point médian vient séparer le féminin du masculin d’une manière un peu binaire, sans pour autant réussir à inclure d’autres identités de genre. La ligature semble être une forme de symbiose et de réunion qui vient davantage marquer un spectre plutôt que deux balises. Elle permet d’inclure une plus grande diversité d’identités de genre.
Camille°Circlude : Par identités de genre, on cite régulièrement les gentes qui se définissent genderfluid, non binaires, a-genre, genderfucker ou autres. La base du travail est là. On veut parler d’autres identités que le masculin et le féminin.
D’où vient Bye Bye Binary ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : À l’origine, un workshop inter-écoles a été organisé entre L’école de recherche graphique (erg) et l’École nationale supérieure des Arts visuels de La Cambre à Bruxelles intitulé « Gender Fluid : Bye bye binary, des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive ». Les étudiant·es des deux écoles et des intervenant·es extérieur·es étaient réuni·es. Cette première rencontre a donné lieu à trois jours de workshops intensifs, de premières créations de glyphes, de premières oralisations et à la conception de l’Acadam, qui est une création de Bye Bye Binary. On a voulu continuer cette aventure pour poursuivre les chantiers ouverts lors de cette première rencontre, c’est à ce moment-là que la collective s’est formée de manière officielle en 2018, sous l’impulsion de plusieurs personnes formateur·ices à Bruxelles, et notamment de Camille°Circlude, ici présent·e.
L’Acadam ? Qu’est-ce que c’est ?Enz@ Le Garrec : C’est une grammaire, une sorte de tableau de conversion qui permet de traduire un texte genré grâce à des suffixes non-genrés pour remplacer des terminaisons de mots. Par exemple, plutôt que d’utiliser présidente ou président, on utilise le terme présidol. On peut la consulter en ligne au cœur du premier fanzine Gender Fluid de Bye Bye Binary ou encore sur un post de notre Instagram.
Camille°Circlude : Les suffixes viennent d’expérimentations littéraires et sont inspirés du pronom ol utilisé par l’autrice de science-fiction Clara Pacotte. Dans son livre, MNRVWX, elle utilisait simplement les pronoms, mais on a décidé d’en faire un tableau de conversion pour tous les accords et les suffixes genrés de la langue française ce qui permet de conjuguer et d’accorder avec le sujet. On peut parler en Acadam ou écrire en Acadam.
Enz@ Le Garrec : Le terme Acadam est un pied de nez à l’Académie française, on a dégenré le terme Académie. Le suffixe (ie) a été supprimé pour en proposer une version non-binaire : Acadam.
C’est donc à partir de l’Acadam que vous avez réécrit la « Déclaration des droits de l’humainls et du citoyol » de 1789 qui devient ainsi : « Les humainls naissent et demeurent libres et égols en droits. Les distinctions sociax ne peuvent être fondæs que sur l’utilité commune » ?Camille°Circlude : Oui, à partir de ça.
En 2021, le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse publiait une circulaire signée de Jean-Michel Blanquer qui indiquait que l’écriture inclusive, si elle semblait participer du mouvement pour la lutte contre les discriminations sexistes, était « non seulement contre-productive » mais aussi « nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française ». Le texte considère l’écriture inclusive « complexe » et « instable », son usage et son apprentissage sont donc interdits. Vous qui travaillez sur la pédagogie et l’apprentissage, notamment dans le cadre d’ateliers et de workshops, que constatez-vous ?Enz@ Le Garrec : Publier ce type de circulaire, c’est nier toute la littérature et les travaux de toute une communauté de graphistes, de typographes, de performeur·euses, etc. qui font des recherches, créent et expérimentent autour de ce sujet. La circulaire parle de contre-productivité, des difficultés de lisibilité que l’écriture inclusive provoquerait mais l’Éducation nationale ne fait pas plus d’efforts que d’habitude pour accompagner les personnes avec des troubles cognitifs de la lecture. Les mettre au cœur du débat est opportuniste.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : J’ai l’impression que ça polarise les discussions, voire les positions, mais qu’aucun effort n’est consenti pour s’y intéresser réellement. Ce type de circulaire et la proposition de loi bloquent plutôt que de créer un foisonnement tout en provoquant une sorte d’autocensure. Avec Bye Bye Binary, on est souvent invité·es, par des écoles notamment, parce que quelque chose ne se transmet pas. On base nos créations à partir du point médian, ce qui permet le codage qui a été réalisé pour læ QUNI [Queer Code Initiative], qui permet de rassembler nos fontes, avec toute la diversité qu’elles contiennent, autour d’un même système d’encodage en vue de leur utilisation par un large public.
Camille°Circlude : Il faut toujours bien rappeler que l’argument de l’illisibilité pour des personnes qui ont des difficultés, évoqué dans la circulaire, n’est pas prouvé scientifiquement. En règle générale, les arguments systématiquement mis sur la table viennent de personnes qui ne sont pas concernées. À ce sujet, on a créé le Bingo Gggo, un outil stratégique de défense collective qui sert à lister des phrases systémiques racistes entendues dans les écoles d’art, ainsi que des phrases systémiques contre les langages inclusifs et à apporter des réponses et des contre-arguments efficaces et construits.
Le Réseau d’études handi-féministes (REHF) avait publié un billet très intéressant à ce sujet, qui demandait aux personnes réactionnaires d’arrêter de prendre les personnes avec des troubles de la lecture comme objets pour dévoyer les recherches en écriture inclusive. C’est une question d’apprentissage. On a échangé avec une orthophoniste qui travaille avec des enfants. Les recherches indiquent que tout comme l’apprentissage de la lecture, l’écriture inclusive est une question de temps et d’apprentissage. Si les personnes qui ont écrit cette circulaire avaient essayé d’apprendre cette écriture elles-mêmes, elles se seraient rendu·es compte qu’après deux-trois semaines, c’était entré dans leurs usages et que cette question était réglée.
Enz@ Le Garrec : Il y a une citation de Zuzana Licko que j’aime bien : « You read best what you read most ». C’est une question d’habitude. On s’habitue à beaucoup de choses très facilement dans la vie, mais on n’arrive pas à s’habituer à un petit point médian qui traîne de temps en temps dans un texte…
Pensez-vous que l’apprentissage de la langue française devrait se faire en plusieurs étapes ou que l’on devrait l’apprendre dans sa forme inclusive ou non-binaire dès le départ ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense qu’il faudrait commencer par revenir sur certaines règles. Tout un ensemble de règles a été supprimé au profit d’un soi-disant masculin générique neutre. J’ai l’impression qu’il faudrait remettre en question ces suppressions d’accords de proximité, ces accords de majorité. Il faudrait supprimer le masculin hégémonique neutre, c’est ce qui me semble le plus efficace.
Camille°Circlude : Il n’y a pas de raison d’apprendre l’écriture inclusive en deux phases. Pour les enfants, si c’est appris dès le départ, c’est acquis très rapidement.
Enz@ Le Garrec : L’écriture inclusive n’enlève pas de richesse à la langue française. Justement, elle y gagne ! On peut user de différentes règles d’accord, des accords de proximité, de majorité… Et il y a beaucoup d’autres règles : le point médian, le doublet, l’épicène… Beaucoup de formes peuvent exister autour, entre, etc. Je trouve beaucoup plus riche d’apprendre à utiliser tous ces panels et de savoir jongler avec ces différentes formes.
En 2017, l’Académie française a déclaré que l’écriture inclusive était une aberration et que la langue française se trouvait « en péril mortel ». On dit qu’une langue est vivante lorsqu’elle est parlée par des locuteurs pour communiquer. La langue française n’est donc pas morte. Le français est une langue qui a été modifiée et s’est transformée au cours des siècles. Pensez-vous que l’on est aujourd’hui dans ce moment charnière de transformation de la langue ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : On discute beaucoup des usages dans la collective. C’est une révolution par le bas. On parlait de l’Académie française qui a masculinisé la langue. Là il y a tout un mouvement, notamment par l’appropriation d’outils comme la typographie, qui décide de proposer autre chose de ces pratiques. Camille parle souvent de pollinisation. C’est en train de se diffuser par le bas, que ça plaise ou non à certaines instances. Les usages feront probablement la différence.
Une approche bottom-up plutôt qu’une approche descendante donc…Camille°Circlude : Ça ne peut que passer par là. C’est la manière dont la langue évolue et dont l’Académie fonctionne. Quand on regarde certains mots d’argot ou la féminisation de noms de métiers comme le mot autrice, ils ont finalement été acceptés après vingt ans de débats alors que c’était déjà entré dans les usages depuis longtemps. L’Académie française a vingt ans de retard, c’est ce qu’il faut comprendre. Il faut aussi rappeler qu’il n’y a aucun linguiste à l’Académie. La politique linguistique de la France émane, entre autres, de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France qui est un service rattaché au ministère de la Culture.
Enz@ Le Garrec : L’Académie française est une institution qui n’a aucun pouvoir, elle est consultative. On a souvent tendance à y faire référence comme une figure d’autorité, tutélaire, mais ce n’est pas dans ses missions. Elle ne légifère pas. L’Académie française est née d’un boys club et d’un club de lecture. En 1635, c’était vraiment un cercle littéraire de mecs, invités par Richelieu. La première femme est arrivée en 1980, Marguerite Yourcenar. Maintenant, elles ne sont que six à y siéger.
Une des grandes critiques adressées à l’écriture inclusive concerne le fait que les textes seraient impossibles à transcrire à l’oral, et rendraient la lecture à voix haute difficile. Le 11 mars prochain, vous animez au CAC Brétigny un atelier de recherche pour « essayer collectivement de parler de manière non-binaire un langage plus inclusif ». Qu’allez-vous y proposer ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : Il faut commencer par dire que des membres de la collective parlent de manière débinarisée et ont des tactiques, en fonction des endroits, des lieux et des personnes. Je pense que c’est déjà dans les pratiques vocales d’un certain nombre de personnes de la collective, si ce n’est toustes. On n’est d’ailleurs pas les seul·es. D’autres personnes s’amusent et jouent avec. On peut rendre les choses audibles et jouer avec le genre directement dans le langage. Dès le premier workshop, Camille avait fait des enregistrements d’oralisation de la langue. C’est un vaste terrain de jeu. Camille parle régulièrement l’Acadam, moi je surféminise tout par exemple.
Enz@ Le Garrec : Oui, par exemple, Loraine Furter avait lu l’introduction du texte de Sam Bourcier Homo Inc.orporated, Le triangle et la licorne (qui pète) qui parle de l’usage de l’astérisque, en claquant des doigts quand il y avait une. Des expérimentations physiques de l’ordre de la performance peuvent être très intéressantes.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le point médian est considéré comme une forme de respiration. Le point médian, le point haut et le point bas étaient considérés comme des formes d’affirmation dans les phrases, dans les usages. On peut faire des pauses, couper les mots. Pour l’atelier qu’on va encadrer au CAC Brétigny, on va jouer avec les formes de langage. Il s’agira déjà de démasculiniser le langage de manière très directe. Pour un certain nombre de personnes, ce n’est pas forcément évident d’intégrer des néologismes, des terminaisons féminines, de jouer avec les accords de proximité. Ensuite, on pourra utiliser l’Acadam, mais c’est une débinarisation totale qui demande une gymnastique plus complexe.
Quand on entend ce langage oralisé, on découvre différents types d’accents. Quand on verbalise le mot travailleur·ses par exemple, de nouvelles formes apparaissent. On entend presque travail heureuse. C’est un nouveau champ qui s’ouvre… Je pense à Marielle Macé qui rappelle qu’on trouve rêver et veiller dans Réveillez-vous.H·Alix Sanyas (Mourrier) : Ce sont les néologismes comme iel, celleux, etc. qui sont en train de passer dans les usages de pas mal de personnes aujourd’hui. C’est une technique.
Fin 2021, vous avez eu besoin de rédiger le manifeste de la collective. Racontez-nous…Camille°Circlude : On l’a écrit quand on était invité·es en résidence au Ballet national de Marseille. Il nous a semblé important de rappeler que lorsqu’on souhaite travailler avec Bye Bye Binary, il faut prendre en compte certaines dimensions du travail collectif. Vis-à-vis des institutions, cela concerne la rémunération correcte de notre travail, éviter l’appropriation des recherches, prendre le temps de considérer le travail collectif : plus de personnes, plus de noms dans un article, etc.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Entre le rejet massif dont on parlait plus tôt et les institutions qui s’approprient le travail pour faire du pinkwashing, parfois on se retrouve pris·es entre deux pôles. C’est compliqué de trouver une place juste, que nos pratiques soient accueillies à la hauteur du travail réalisé et de l’implication que ça demande. On est une collective, on n’a pas de statut juridique. On a décidé de ne pas être une association, donc on repose sur nos statuts personnels, ce qui complexifie beaucoup de choses. Personnellement, je pense que c’est une manière de continuer cette utopie. Il y a l’idée de pérenniser cette forme de liberté et de recherche.
C’est une utopie ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : (rires) Peut-être une hétérotopie…
Enz@ Le Garrec : (rires) Une protopie…
Camille°Circlude : (rires) On peut dire une postopie ?
En 2021, Bye Bye Binary a lancé un appel à typographies inclusives, non binaires et post-binaires pour en faire l’inventaire. Où en êtes-vous ?Camille°Circlude : Il y a eu beaucoup de retours à cet appel à contributions que j’ai mené dans le cadre d’un master de spécialisation en Études de genre (Gender Studies). On trouve l’inventaire en ligne. On a pu répertorier à peu près 70 propositions typographiques. C’était une façon de voir toutes ces formes. Certaines sont en accès libre sur la Typothèque Bye Bye Binary. Une dizaine de fontes sont disponibles. Les gentes peuvent les télécharger, nous faire un don et les installer sur leur ordinateur. L’objectif de l’inventaire était de montrer l’envergure du mouvement alors que la Typothèque est une plateforme de diffusion des caractères. En 2020, tout ce travail avait été attribué publiquement à une seule personne. Il était très important de pouvoir faire état que le mouvement était collectif.
Enz@ Le Garrec : L’histoire retient toujours les génies isolés comme des personnes qui auraient été touchées par la grâce. L’histoire de l’art, de la culture, de l’esthétique, des arts graphiques, etc. sont des continuums qui ne se sont jamais arrêtés. On ne part jamais de rien. On est toujours dans des formes collectives de création.
Camille°Circlude : La typographie est un champ particulièrement masculin. Il nous semblait important de sortir du bois à ce moment-là.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Et il y a une longue histoire de l’invisibilisation des personnes assigné·es meufs dans le champ du design et de l’art.
Enz@ Le Garrec : Des personnes prennent en charge ce travail d’historiographie. On pense à l’article de 1971 de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Il y a aussi les recherches d’Alice Savoie, Fiona Ross et Helena Lekka : Women in Type.
On a parlé de beaucoup de choses mais peu de forme finalement. J’aimerais parler du rapport entre écriture et forme. J’ai vu l’exposition du CAC Brétigny comme un travail de recherche en cours sur la langue, l’écriture, mais surtout l’écriture collective.H·Alix Sanyas (Mourrier) : L’esthétique est politique, c’est ce qui nous intéresse. Nos choix formels mais aussi le choix des typographies sur lesquelles on travaille ont des histoires d’invisibilisation. On a le désir de revisibiliser ces histoires. On travaille aussi beaucoup sur la question de la queerness, de nos propres identités.
Enz@ Le Garrec : On peut parler de langages esthétiques un peu kitsch, de l’ordre du mauvais goût, du « Camp », du queer.
Camille°Circlude : Dans le graphisme aussi, on a été formé·es dans des écoles d’art qui nous ont conditionné·es à une certaine esthétique genre design suisse avec des canons très précis, ce qui est de bon goût, ce qui s’expose, ce qui se montre, en typographie en tout cas. Ça nous semble très important de questionner ça. Moi aussi parfois, je me fais des kiffs de noir et blanc, mais c’est quelque chose dont on est hyper conscient·es et qu’on essaye de travailler.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le modernisme est une esthétique considérée comme neutre. La plupart des typographies linéales produites à ce moment-là ont été quasiment automatiquement qualifiées de neutres, comme si elles étaient objectives, qu’aucun signifiant ne s’y accrochait. Nos créations sont à l’image des personnes qui les fabriquent, molles et dégoulinantes, à l’opposé de ce qui est attendu. Ce sont des formes qu’on n’a pas été autorisé·es à exploiter, à exprimer. Il y a un quelque chose de l’ordre du revenge et de l’opposition esthétique à l’intérieur de nos créations. Le « Camp » est non récupérable. On ne peut pas l’imiter, c’est tout le temps en mouvement, c’est une esthétique qui se déplace, qui fait tache.
Enz@ Le Garrec : On hérite d’une domination masculine dans la culture, les arts graphiques, l’esthétique, dans l’enseignement, où la neutralité est représentée par des profils bien spécifiques, le Bauhaus, le style suisse… en tout cas en Europe et en Occident.
Camille°Circlude : Il existe même une fonte qui s’appelle Univers…
Enz@ Le Garrec : Penny Sparke, doctoresse en histoire du design a beaucoup écrit là-dessus. Elle démontre dans Politiques sexuelles du goût. As Long as It’s Pink que tout ce qui a été considéré comme de mauvais goût était considéré comme du féminin, et le bon goût, masculin.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense qu’on défend l’idée de bad taste and bad design face à ce qui serait considéré comme du bon goût et du bon design.
Votre exposition est composée de drapeaux suspendus aux fenêtres et accrochés aux murs comme des posters en tissu. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec des drapeaux. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le tissu ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : On a voulu faire exister les formes. Comme les typographies sont en circulation, il fallait trouver des moyens de les faire vivre et exister. Tu disais tout à l’heure que notre exposition au CAC Brétigny était un état des recherches actuelles. C’est vrai qu’on va énormément chercher des auteurices. C’est une filiation et un cercle vertueux. C’est aussi une manière très simple de montrer des créations typographiques. Pas mal de personnes de la collective avaient déjà fait de la sublimation sur tissu, de l’impression, c’est arrivé de manière assez évidente. La première fois qu’on a fait des drapeaux, il me semble que c’était pour la Fête du Slip. Pour des questions budgétaires très pratiques, ça nous permet de les fabriquer en ping pong, de travailler en rebond, alors qu’on n’est pas forcément les un·es avec les autres. Les envois sont aussi plus légers. Beaucoup de choses sont connectées au fait d’utiliser ces formes-là, évidemment issues du militantisme et des pratiques déclamatoires d’une certaine manière.
Dans l’exposition, vous avez aussi beaucoup mis en valeur la polysémie que vous utilisez, autour notamment du terme police, compris comme un assortiment de caractères typographiques mais aussi dans son acception sécuritaire, de maintien de l’ordre. Pour quelles raisons ?H·Alix Sanyas (Mourrier) : Ce sont des manières de reparler de certaines choses, d’une généalogie et d’un positionnement vis-à-vis de ce qui se passe actuellement. Il y a une longue histoire des violences policières sur les queer, aux États-Unis notamment. C’est un sujet extrêmement sensible.
Camille°Circlude : Les violences policières ont été bien racontées dans un livre auquel nous sommes vraiment attaché·es qui s’appelle Stone Butch Blues de Leslie Feinberg. On conseille à tout le monde de le lire. Du coup, on essaye d’éviter d’utiliser le terme de police de caractères. Quand on parle des typographies, on préfère utiliser le mot fonte qui vient de fondu, des fonderies, du vocabulaire de la typographie même s’il est un peu un dérivé. On devrait utiliser police de caractères mais on fait exprès de ne pas l’utiliser, sinon on parlerait de la police tous les jours.
En revanche, vous utilisez beaucoup le mot amour.H·Alix Sanyas (Mourrier) : C’est aussi ce sur quoi est fondée notre communauté de trans*-pédé·e-bi·e-gouin·es, c’est un peu le fil rouge. C’est vraiment l’origine de la création de cette communauté. Amour est souvent couplé avec Rage parce qu’on est aussi en colère.
Bye Bye Binary est une collective franco-belge, quel rapport entretenez-vous vis-à-vis des institutions ?Camille°Circlude : Au cours de notre trajectoire, j’ai remarqué une grande différence entre la Belgique et la France. En France, on met les expérimentations typographiques dans des musées ou des expositions. En Belgique, c’est implémenté par les institutions. Ici à Bruxelles, six institutions culturelles importantes actives dans le théâtre et la performance et donc financées publiquement, implémentent nos travaux, et les intègrent dans leur programmation, leurs brochures… Par exemple, le Théâtre national Wallonie-Bruxelles utilise nos caractères qui sont implémentés sur le site web et sur tous les supports : dans son programme de saison et dans les textes courants. Ça passe dans tous les usages, à l’adresse du public. En France, ce n’est pas interdit par la loi mais la proposition de loi fait peur.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Camille a écrit un mémoire sur le post-binarisme politique et la typographie. En France, il faut que ce soit vu comme de la création artistique pour être validé alors qu’en Belgique, on est sur de la fonctionnalité et de l’usage.
Camille°Circlude : Ce n’est pas la même chose de faire une exposition ou un workshop, où l’on produit des signes graphiques à regarder comme objets de curiosité dans un temps donné, que d’utiliser une typographie intégrée aux usages, qui s’inscrit dans une pratique même de la lecture à l’adresse d’un public. Les deux sont intéressants et la collective se situe aux deux endroits mais il faut noter la différence entre les pays et par rapport au politique que ça implique. Implémenter une typographie inclusive ou non-binaire est un engagement politique. C’est aussi un engagement politique très fort d’utiliser le masculin neutre, pour moi c’est clair. Exposition « Læ collectiv·f·e de Bye Bye Binary », commissariat de Céline Poulin, jusqu’au 1er avril 2023 au CAC Brétigny.Atelier de recherche de Bye Bye Binary « pour essayer ensemble de parler de manière non-binaire ». Le 11 mars 2023 de 15h à 17h au CAC Brétigny. Partager : copier le lien sur Twitter sur Facebook sur Linkedin par Mail 

Depuis l’apparition d’un · dans un manuel scolaire en 2017, l’écriture inclusive est devenue en France un sujet de débat public. Mais pour la collective Bye Bye Binary, née au croisement de La Cambre et de l’ERG à Bruxelles, cette question s’étend bien au-delà du seul point médian : elle ouvre un vaste champ de création et de réinvention, tant du langage que de la société.

La collective franco-belge de graphistes, typographes et artistes Bye Bye Binary est composée de 26 membres[1] à ce jour. Cette communauté militante se distingue par ses expérimentations formelles et pédagogiques autour de la question du genre dans le graphisme et la typographie. Créée à la faveur d’un workshop entre La Cambre et l’ERG, deux écoles bruxelloises, Bye Bye Binary explore de nouvelles formes graphiques et typographiques pour la langue française à partir des écritures inclusives et non-binaires. Car même si l’on voit fleurir de plus en plus de textes faisant usage de ce langage, qu’il est régulièrement utilisé dans différents milieux, il est pourtant toujours rejeté en France pour les textes officiels, allant jusqu’à une proposition de loi de 2022 visant carrément à le faire interdire.

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Pourquoi empêche-t-on le foisonnement de nouvelles formes d’écriture ? L’heure est-elle venue de considérer les métamorphoses des langues qualifiées de vivantes ?

Nous avons échangé avec Camille°Circlude, Enz@ Le Garrec et H·Alix Sanyas (Mourrier), trois membres de la collective, sur les enjeux des langages inclusifs et non-binaires, leurs histoires, leurs tactiques mais aussi sur les créations de Bye Bye Binary, qui se revendiquent de l’esthétique queer, du style « Camp » théorisé par Susan Sontag et qui sont, « à l’image des personnes qui les fabriquent », « molles et dégoulinantes ». Elles font l’objet d’une exposition au CAC Brétigny, le centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge (91) jusqu’au 1er avril prochain. Intitulée Læ collectiv·f·e, sous le commissariat de Céline Poulin, spécialiste des pratiques de co-création, l’exposition présente les productions de cette alliance engagée, animée par l’amour, la revanche et la rage. OR

Je crois que c’est Monique Wittig l’une des premières qui, dès les années 1960, avait écrit son livre L’opoponax avec le pronom indéfini on et donc sans marque de genre. Que s’est-il passé depuis ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Dans les milieux féministes, les écritures inclusives ont différents types de graphies. On cite souvent Wittig car elle a fait des expérimentations graphiques intéressantes, notamment dans Le Corps lesbien, où elle vient slasher les pronoms avec un simple ou un double slash [« m/a très forte m/a très indomptable m/a très savante m/a très féroce m/a très douce m/a plus aimée »[2]]. C’est très intéressant de voir une personne qui invente des formes de graphies qui racontent des choses sur le sujet grâce à la poésie et à la littérature.

Quand je suis arrivé·e dans les milieux transféministes à Paris en 2010, il y avait déjà des pratiques d’écriture inclusive mais elles étaient uniquement présentes dans ces réseaux-là. On était en plein backlash féministe et la pratique de l’écriture inclusive dans les milieux universitaires, littéraires ou scolaires était totalement exclue. Depuis Wittig, après les années 70, le féminisme a été mis à l’écart, est retombé. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu d’arrêt définitif mais ce type d’écriture a suivi des vagues et été réactualisé à travers les nouveaux féminismes.

Camille°Circlude : La chercheuse Julie Abbou a énormément travaillé sur les pratiques d’écriture inclusive à travers les brochures anarchistes, militantes, transféministes et de pas mal de mouvements. On peut les retrouver sur infokiosques. Elle a répertorié des usages depuis la fin des années 80 jusqu’à nos jours. On peut citer quelques façons de faire qui ont un peu disparu ou qui ont muté comme l’usage du E capitale pour accentuer la présence des femmes dans des collectifs [amiEs], d’autres sortes de néologismes [celleux], jusqu’à l’introduction du pronom iel [néologisme, pronom de la troisième personne du singulier permettant de désigner les personnes, sans distinction de genre] dans le dictionnaire en 2021. Une entrée dans un dictionnaire est liée à des usages conséquents. Le dictionnaire n’est pas une forme d’autorité surplombante, c’est vraiment un répertoire des usages. D’autres formes ont disparu ou sont moins utilisées aujourd’hui comme les parenthèses qu’on trouve réductrices et qui minimisent la présence des femmes [ami(e)s] ou bien l’usage du slash qui divise les formes masculines et féminines [ami/e/s]. Aujourd’hui, on hérite de tout cela, c’est une longue histoire qui n’a pas commencé en 2017 avec un point médian et un manuel scolaire de chez Hatier.

Le point médian date donc de 2017 ?
Enz@ Le Garrec : Le point médian existe depuis très longtemps. À la base, c’était un séparateur, utilisé comme un espace. On le trouve sur des gravures lapidaires de l’Empire romain.

Camille°Circlude : Il a surtout été médiatisé dans l’espace public en 2017 lorsqu’un manuel scolaire paraît aux éditions Hatier. Et encore, à l’époque, ce n’était pas un point médian [ami·es], c’était un point bas classique [ami.es]. À partir du moment où il est entré dans un manuel d’apprentissage d’école pour les enfants, il a fait débat.

Enz@ Le Garrec : Certaines pratiques militantes déplacent les usages. Je pense notamment à l’arobase qui remplace le a et le o pour les hispanophones [amigo, amiga > amig@], l’astérisque dans les milieux transféministes [amis, amies > ami*], le « Schwa » qui ressemble à un ‘e’ retourné utilisé en Italie [Ə]. Les signes typographiques ont toujours été appropriés et déplacés vers d’autres usages.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : On a davantage identifié le point médian dans les milieux universitaires. C’était d’ailleurs un double point médian [ami·e·s]. Éliane Viennot, professeuse émérite de littérature, en parle principalement dans son livre Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Je n’ai pas le sentiment que le point médian vienne des milieux féministes radicaux qui utilisaient plutôt le E majuscule dont parlait Camille [amiEs].

Camille°Circlude : Julie Abbou avait déjà répertorié le point médian dans les milieux anarchistes. On ne l’appelait pas point médian mais point surélevé. Ensuite, l’agence Mots-Clés a diffusé un guide en 2018 qui a été fort repris dans les milieux académiques et institutionnels où le point est surélevé, c’est donc un vrai point médian. Il est double et sépare le pluriel, donc la forme féminine est entourée de points [ami·e·s]. Éliane Viennot a ensuite suggéré de n’utiliser qu’un seul point pour ne pas isoler la forme féminine [ami·es]. Voilà l’histoire du point médian en quelques mots.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le point médian a été choisi car c’est un signe typographique qui n’est plus utilisé aujourd’hui. Il est donc identifié uniquement pour cet usage inclusif et évite la confusion que peuvent avoir d’autres signes typographiques de la langue française comme les parenthèses, les slashes ou les points bas sur le texte et la mise en forme.

Camille°Circlude : C’est drôle parce que tu parles de plusieurs usages mais en occitan et en catalan, le point médian est toujours utilisé. Et l’AFNOR, l’association française de normalisation, a le projet de ressortir un clavier AZERTY où le point médian serait accessible au clavier, plus facilement. Mais c’est pour l’occitan et le catalan et pas pour les usages de l’inclusif.

Pourquoi le point médian est si mal accepté ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense personnellement que les résistances employées sont de mauvaise foi et que les raisons sont le patriarcat, la misogynie et le sexisme. Qu’il y ait tant de boucliers, qu’on parle d’illisibilité et de grille typographique alors qu’on n’a jamais fait de typo de sa vie révèle une forme de résistance par rapport à un système qui est en train de s’effondrer.

Quelle est la différence entre écriture inclusive et non-binaire ?
Camille°Circlude : Il s’agit d’un chemin qu’on a fait en termes de nomenclature et d’épistémologie plus que d’une différenciation nette. Dans l’actualité, on parle d’écriture inclusive, donc pour que nos travaux soient compris plus facilement, on a utilisé le terme de typographie inclusive. On a eu différents débats sur l’inclusivité de ces formes : est-ce qu’elles étaient lisibles par toustes, par des personnes qui avaient des troubles de la lecture ou des habiletés diverses, neuro-atypiques et autres… Le mot inclusif interroge qui est inclu·e, qui est exclu·e et donc, puisque notre principale préoccupation était de sortir de la binarité du point médian, on a parlé de typographie non-binaire. On a commencé à utiliser post-binaire également. C’est fluctuant. Pour le moment, on utilise les trois termes et on verra ce qu’il en reste.

Vous avez beaucoup travaillé sur les ligatures, l’assemblage de plusieurs lettres et graphèmes. Par exemple, l’assemblage du o et du e en œ est une ligature. Mais vous entendez aussi la ligature dans une autre forme, celle du lien au sens plus général. Pouvez-vous nous en parler ?
Enz@ Le Garrec : Dans la communauté du langage, de l’écriture et de la typographie inclusive, on a le sentiment que le point médian vient séparer le féminin du masculin d’une manière un peu binaire, sans pour autant réussir à inclure d’autres identités de genre. La ligature semble être une forme de symbiose et de réunion qui vient davantage marquer un spectre plutôt que deux balises. Elle permet d’inclure une plus grande diversité d’identités de genre.

Camille°Circlude : Par identités de genre, on cite régulièrement les gentes qui se définissent genderfluid, non binaires, a-genre, genderfucker ou autres. La base du travail est là. On veut parler d’autres identités que le masculin et le féminin.

D’où vient Bye Bye Binary ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : À l’origine, un workshop inter-écoles a été organisé entre L’école de recherche graphique (erg) et l’École nationale supérieure des Arts visuels de La Cambre à Bruxelles intitulé « Gender Fluid : Bye bye binary, des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive ». Les étudiant·es des deux écoles et des intervenant·es extérieur·es étaient réuni·es. Cette première rencontre a donné lieu à trois jours de workshops intensifs, de premières créations de glyphes, de premières oralisations et à la conception de l’Acadam, qui est une création de Bye Bye Binary. On a voulu continuer cette aventure pour poursuivre les chantiers ouverts lors de cette première rencontre, c’est à ce moment-là que la collective s’est formée de manière officielle en 2018, sous l’impulsion de plusieurs personnes formateur·ices à Bruxelles, et notamment de Camille°Circlude, ici présent·e.

L’Acadam ? Qu’est-ce que c’est ?
Enz@ Le Garrec : C’est une grammaire, une sorte de tableau de conversion qui permet de traduire un texte genré grâce à des suffixes non-genrés pour remplacer des terminaisons de mots. Par exemple, plutôt que d’utiliser présidente ou président, on utilise le terme présidol. On peut la consulter en ligne au cœur du premier fanzine Gender Fluid de Bye Bye Binary ou encore sur un post de notre Instagram.

Camille°Circlude : Les suffixes viennent d’expérimentations littéraires et sont inspirés du pronom ol utilisé par l’autrice de science-fiction Clara Pacotte. Dans son livre, MNRVWX, elle utilisait simplement les pronoms, mais on a décidé d’en faire un tableau de conversion pour tous les accords et les suffixes genrés de la langue française ce qui permet de conjuguer et d’accorder avec le sujet. On peut parler en Acadam ou écrire en Acadam.

Enz@ Le Garrec : Le terme Acadam est un pied de nez à l’Académie française, on a dégenré le terme Académie. Le suffixe (ie) a été supprimé pour en proposer une version non-binaire : Acadam.

C’est donc à partir de l’Acadam que vous avez réécrit la « Déclaration des droits de l’humainls et du citoyol » de 1789 qui devient ainsi : « Les humainls naissent et demeurent libres et égols en droits. Les distinctions sociax ne peuvent être fondæs que sur l’utilité commune » ?
Camille°Circlude : Oui, à partir de ça.

En 2021, le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse publiait une circulaire signée de Jean-Michel Blanquer qui indiquait que l’écriture inclusive, si elle semblait participer du mouvement pour la lutte contre les discriminations sexistes, était « non seulement contre-productive » mais aussi « nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française ». Le texte considère l’écriture inclusive « complexe » et « instable », son usage et son apprentissage sont donc interdits. Vous qui travaillez sur la pédagogie et l’apprentissage, notamment dans le cadre d’ateliers et de workshops, que constatez-vous ?
Enz@ Le Garrec : Publier ce type de circulaire, c’est nier toute la littérature et les travaux de toute une communauté de graphistes, de typographes, de performeur·euses, etc. qui font des recherches, créent et expérimentent autour de ce sujet. La circulaire parle de contre-productivité, des difficultés de lisibilité que l’écriture inclusive provoquerait mais l’Éducation nationale ne fait pas plus d’efforts que d’habitude pour accompagner les personnes avec des troubles cognitifs de la lecture. Les mettre au cœur du débat est opportuniste.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : J’ai l’impression que ça polarise les discussions, voire les positions, mais qu’aucun effort n’est consenti pour s’y intéresser réellement. Ce type de circulaire et la proposition de loi bloquent plutôt que de créer un foisonnement tout en provoquant une sorte d’autocensure. Avec Bye Bye Binary, on est souvent invité·es, par des écoles notamment, parce que quelque chose ne se transmet pas. On base nos créations à partir du point médian, ce qui permet le codage qui a été réalisé pour læ QUNI [Queer Code Initiative], qui permet de rassembler nos fontes, avec toute la diversité qu’elles contiennent, autour d’un même système d’encodage en vue de leur utilisation par un large public.

Camille°Circlude : Il faut toujours bien rappeler que l’argument de l’illisibilité pour des personnes qui ont des difficultés, évoqué dans la circulaire, n’est pas prouvé scientifiquement. En règle générale, les arguments systématiquement mis sur la table viennent de personnes qui ne sont pas concernées. À ce sujet, on a créé le Bingo Gggo, un outil stratégique de défense collective qui sert à lister des phrases systémiques racistes entendues dans les écoles d’art, ainsi que des phrases systémiques contre les langages inclusifs et à apporter des réponses et des contre-arguments efficaces et construits.

Le Réseau d’études handi-féministes (REHF) avait publié un billet très intéressant à ce sujet, qui demandait aux personnes réactionnaires d’arrêter de prendre les personnes avec des troubles de la lecture comme objets pour dévoyer les recherches en écriture inclusive. C’est une question d’apprentissage. On a échangé avec une orthophoniste qui travaille avec des enfants. Les recherches indiquent que tout comme l’apprentissage de la lecture, l’écriture inclusive est une question de temps et d’apprentissage. Si les personnes qui ont écrit cette circulaire avaient essayé d’apprendre cette écriture elles-mêmes, elles se seraient rendu·es compte qu’après deux-trois semaines, c’était entré dans leurs usages et que cette question était réglée.

Enz@ Le Garrec : Il y a une citation de Zuzana Licko que j’aime bien : « You read best what you read most ». C’est une question d’habitude. On s’habitue à beaucoup de choses très facilement dans la vie, mais on n’arrive pas à s’habituer à un petit point médian qui traîne de temps en temps dans un texte…

Pensez-vous que l’apprentissage de la langue française devrait se faire en plusieurs étapes ou que l’on devrait l’apprendre dans sa forme inclusive ou non-binaire dès le départ ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense qu’il faudrait commencer par revenir sur certaines règles. Tout un ensemble de règles a été supprimé au profit d’un soi-disant masculin générique neutre. J’ai l’impression qu’il faudrait remettre en question ces suppressions d’accords de proximité, ces accords de majorité. Il faudrait supprimer le masculin hégémonique neutre, c’est ce qui me semble le plus efficace.

Camille°Circlude : Il n’y a pas de raison d’apprendre l’écriture inclusive en deux phases. Pour les enfants, si c’est appris dès le départ, c’est acquis très rapidement.

Enz@ Le Garrec : L’écriture inclusive n’enlève pas de richesse à la langue française. Justement, elle y gagne ! On peut user de différentes règles d’accord, des accords de proximité, de majorité… Et il y a beaucoup d’autres règles : le point médian, le doublet, l’épicène… Beaucoup de formes peuvent exister autour, entre, etc. Je trouve beaucoup plus riche d’apprendre à utiliser tous ces panels et de savoir jongler avec ces différentes formes.

En 2017, l’Académie française a déclaré que l’écriture inclusive était une aberration et que la langue française se trouvait « en péril mortel ». On dit qu’une langue est vivante lorsqu’elle est parlée par des locuteurs pour communiquer. La langue française n’est donc pas morte. Le français est une langue qui a été modifiée et s’est transformée au cours des siècles. Pensez-vous que l’on est aujourd’hui dans ce moment charnière de transformation de la langue ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : On discute beaucoup des usages dans la collective. C’est une révolution par le bas. On parlait de l’Académie française qui a masculinisé la langue. Là il y a tout un mouvement, notamment par l’appropriation d’outils comme la typographie, qui décide de proposer autre chose de ces pratiques. Camille parle souvent de pollinisation. C’est en train de se diffuser par le bas, que ça plaise ou non à certaines instances. Les usages feront probablement la différence.

Une approche bottom-up plutôt qu’une approche descendante donc…
Camille°Circlude : Ça ne peut que passer par là. C’est la manière dont la langue évolue et dont l’Académie fonctionne. Quand on regarde certains mots d’argot ou la féminisation de noms de métiers comme le mot autrice, ils ont finalement été acceptés après vingt ans de débats alors que c’était déjà entré dans les usages depuis longtemps. L’Académie française a vingt ans de retard, c’est ce qu’il faut comprendre. Il faut aussi rappeler qu’il n’y a aucun linguiste à l’Académie. La politique linguistique de la France émane, entre autres, de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France qui est un service rattaché au ministère de la Culture.

Enz@ Le Garrec : L’Académie française est une institution qui n’a aucun pouvoir, elle est consultative. On a souvent tendance à y faire référence comme une figure d’autorité, tutélaire, mais ce n’est pas dans ses missions. Elle ne légifère pas. L’Académie française est née d’un boys club et d’un club de lecture. En 1635, c’était vraiment un cercle littéraire de mecs, invités par Richelieu. La première femme est arrivée en 1980, Marguerite Yourcenar. Maintenant, elles ne sont que six à y siéger.

Une des grandes critiques adressées à l’écriture inclusive concerne le fait que les textes seraient impossibles à transcrire à l’oral, et rendraient la lecture à voix haute difficile. Le 11 mars prochain, vous animez au CAC Brétigny un atelier de recherche pour « essayer collectivement de parler de manière non-binaire un langage plus inclusif ». Qu’allez-vous y proposer ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Il faut commencer par dire que des membres de la collective parlent de manière débinarisée et ont des tactiques, en fonction des endroits, des lieux et des personnes. Je pense que c’est déjà dans les pratiques vocales d’un certain nombre de personnes de la collective, si ce n’est toustes. On n’est d’ailleurs pas les seul·es. D’autres personnes s’amusent et jouent avec. On peut rendre les choses audibles et jouer avec le genre directement dans le langage. Dès le premier workshop, Camille avait fait des enregistrements d’oralisation de la langue. C’est un vaste terrain de jeu. Camille parle régulièrement l’Acadam, moi je surféminise tout par exemple.

Enz@ Le Garrec : Oui, par exemple, Loraine Furter avait lu l’introduction du texte de Sam Bourcier Homo Inc.orporated, Le triangle et la licorne (qui pète) qui parle de l’usage de l’astérisque, en claquant des doigts quand il y avait une. Des expérimentations physiques de l’ordre de la performance peuvent être très intéressantes.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le point médian est considéré comme une forme de respiration. Le point médian, le point haut et le point bas étaient considérés comme des formes d’affirmation dans les phrases, dans les usages. On peut faire des pauses, couper les mots. Pour l’atelier qu’on va encadrer au CAC Brétigny, on va jouer avec les formes de langage. Il s’agira déjà de démasculiniser le langage de manière très directe. Pour un certain nombre de personnes, ce n’est pas forcément évident d’intégrer des néologismes, des terminaisons féminines, de jouer avec les accords de proximité. Ensuite, on pourra utiliser l’Acadam, mais c’est une débinarisation totale qui demande une gymnastique plus complexe.

Quand on entend ce langage oralisé, on découvre différents types d’accents. Quand on verbalise le mot travailleur·ses par exemple, de nouvelles formes apparaissent. On entend presque travail heureuse. C’est un nouveau champ qui s’ouvre… Je pense à Marielle Macé qui rappelle qu’on trouve rêver et veiller dans Réveillez-vous.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Ce sont les néologismes comme iel, celleux, etc. qui sont en train de passer dans les usages de pas mal de personnes aujourd’hui. C’est une technique.

Fin 2021, vous avez eu besoin de rédiger le manifeste de la collective. Racontez-nous…
Camille°Circlude : On l’a écrit quand on était invité·es en résidence au Ballet national de Marseille. Il nous a semblé important de rappeler que lorsqu’on souhaite travailler avec Bye Bye Binary, il faut prendre en compte certaines dimensions du travail collectif. Vis-à-vis des institutions, cela concerne la rémunération correcte de notre travail, éviter l’appropriation des recherches, prendre le temps de considérer le travail collectif : plus de personnes, plus de noms dans un article, etc.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Entre le rejet massif dont on parlait plus tôt et les institutions qui s’approprient le travail pour faire du pinkwashing, parfois on se retrouve pris·es entre deux pôles. C’est compliqué de trouver une place juste, que nos pratiques soient accueillies à la hauteur du travail réalisé et de l’implication que ça demande. On est une collective, on n’a pas de statut juridique. On a décidé de ne pas être une association, donc on repose sur nos statuts personnels, ce qui complexifie beaucoup de choses. Personnellement, je pense que c’est une manière de continuer cette utopie. Il y a l’idée de pérenniser cette forme de liberté et de recherche.

C’est une utopie ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : (rires) Peut-être une hétérotopie…

Enz@ Le Garrec : (rires) Une protopie…

Camille°Circlude : (rires) On peut dire une postopie ?

En 2021, Bye Bye Binary a lancé un appel à typographies inclusives, non binaires et post-binaires pour en faire l’inventaire. Où en êtes-vous ?
Camille°Circlude : Il y a eu beaucoup de retours à cet appel à contributions que j’ai mené dans le cadre d’un master de spécialisation en Études de genre (Gender Studies). On trouve l’inventaire en ligne. On a pu répertorier à peu près 70 propositions typographiques. C’était une façon de voir toutes ces formes. Certaines sont en accès libre sur la Typothèque Bye Bye Binary. Une dizaine de fontes sont disponibles. Les gentes peuvent les télécharger, nous faire un don et les installer sur leur ordinateur. L’objectif de l’inventaire était de montrer l’envergure du mouvement alors que la Typothèque est une plateforme de diffusion des caractères. En 2020, tout ce travail avait été attribué publiquement à une seule personne. Il était très important de pouvoir faire état que le mouvement était collectif.

Enz@ Le Garrec : L’histoire retient toujours les génies isolés comme des personnes qui auraient été touchées par la grâce. L’histoire de l’art, de la culture, de l’esthétique, des arts graphiques, etc. sont des continuums qui ne se sont jamais arrêtés. On ne part jamais de rien. On est toujours dans des formes collectives de création.

Camille°Circlude : La typographie est un champ particulièrement masculin. Il nous semblait important de sortir du bois à ce moment-là.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Et il y a une longue histoire de l’invisibilisation des personnes assigné·es meufs dans le champ du design et de l’art.

Enz@ Le Garrec : Des personnes prennent en charge ce travail d’historiographie. On pense à l’article de 1971 de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Il y a aussi les recherches d’Alice Savoie, Fiona Ross et Helena Lekka : Women in Type.

On a parlé de beaucoup de choses mais peu de forme finalement. J’aimerais parler du rapport entre écriture et forme. J’ai vu l’exposition du CAC Brétigny comme un travail de recherche en cours sur la langue, l’écriture, mais surtout l’écriture collective.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : L’esthétique est politique, c’est ce qui nous intéresse. Nos choix formels mais aussi le choix des typographies sur lesquelles on travaille ont des histoires d’invisibilisation. On a le désir de revisibiliser ces histoires. On travaille aussi beaucoup sur la question de la queerness, de nos propres identités.

Enz@ Le Garrec : On peut parler de langages esthétiques un peu kitsch, de l’ordre du mauvais goût, du « Camp », du queer.

Camille°Circlude : Dans le graphisme aussi, on a été formé·es dans des écoles d’art qui nous ont conditionné·es à une certaine esthétique genre design suisse avec des canons très précis, ce qui est de bon goût, ce qui s’expose, ce qui se montre, en typographie en tout cas. Ça nous semble très important de questionner ça. Moi aussi parfois, je me fais des kiffs de noir et blanc, mais c’est quelque chose dont on est hyper conscient·es et qu’on essaye de travailler.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Le modernisme est une esthétique considérée comme neutre. La plupart des typographies linéales produites à ce moment-là ont été quasiment automatiquement qualifiées de neutres, comme si elles étaient objectives, qu’aucun signifiant ne s’y accrochait. Nos créations sont à l’image des personnes qui les fabriquent, molles et dégoulinantes, à l’opposé de ce qui est attendu. Ce sont des formes qu’on n’a pas été autorisé·es à exploiter, à exprimer. Il y a un quelque chose de l’ordre du revenge et de l’opposition esthétique à l’intérieur de nos créations. Le « Camp » est non récupérable. On ne peut pas l’imiter, c’est tout le temps en mouvement, c’est une esthétique qui se déplace, qui fait tache.

Enz@ Le Garrec : On hérite d’une domination masculine dans la culture, les arts graphiques, l’esthétique, dans l’enseignement, où la neutralité est représentée par des profils bien spécifiques, le Bauhaus, le style suisse… en tout cas en Europe et en Occident.

Camille°Circlude : Il existe même une fonte qui s’appelle Univers…

Enz@ Le Garrec : Penny Sparke, doctoresse en histoire du design a beaucoup écrit là-dessus. Elle démontre dans Politiques sexuelles du goût. As Long as It’s Pink que tout ce qui a été considéré comme de mauvais goût était considéré comme du féminin, et le bon goût, masculin.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Je pense qu’on défend l’idée de bad taste and bad design face à ce qui serait considéré comme du bon goût et du bon design.

Votre exposition est composée de drapeaux suspendus aux fenêtres et accrochés aux murs comme des posters en tissu. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec des drapeaux. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le tissu ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : On a voulu faire exister les formes. Comme les typographies sont en circulation, il fallait trouver des moyens de les faire vivre et exister. Tu disais tout à l’heure que notre exposition au CAC Brétigny était un état des recherches actuelles. C’est vrai qu’on va énormément chercher des auteurices. C’est une filiation et un cercle vertueux. C’est aussi une manière très simple de montrer des créations typographiques. Pas mal de personnes de la collective avaient déjà fait de la sublimation sur tissu, de l’impression, c’est arrivé de manière assez évidente. La première fois qu’on a fait des drapeaux, il me semble que c’était pour la Fête du Slip. Pour des questions budgétaires très pratiques, ça nous permet de les fabriquer en ping pong, de travailler en rebond, alors qu’on n’est pas forcément les un·es avec les autres. Les envois sont aussi plus légers. Beaucoup de choses sont connectées au fait d’utiliser ces formes-là, évidemment issues du militantisme et des pratiques déclamatoires d’une certaine manière.

Dans l’exposition, vous avez aussi beaucoup mis en valeur la polysémie que vous utilisez, autour notamment du terme police, compris comme un assortiment de caractères typographiques mais aussi dans son acception sécuritaire, de maintien de l’ordre. Pour quelles raisons ?
H·Alix Sanyas (Mourrier) : Ce sont des manières de reparler de certaines choses, d’une généalogie et d’un positionnement vis-à-vis de ce qui se passe actuellement. Il y a une longue histoire des violences policières sur les queer, aux États-Unis notamment. C’est un sujet extrêmement sensible.

Camille°Circlude : Les violences policières ont été bien racontées dans un livre auquel nous sommes vraiment attaché·es qui s’appelle Stone Butch Blues de Leslie Feinberg. On conseille à tout le monde de le lire. Du coup, on essaye d’éviter d’utiliser le terme de police de caractères. Quand on parle des typographies, on préfère utiliser le mot fonte qui vient de fondu, des fonderies, du vocabulaire de la typographie même s’il est un peu un dérivé. On devrait utiliser police de caractères mais on fait exprès de ne pas l’utiliser, sinon on parlerait de la police tous les jours.

En revanche, vous utilisez beaucoup le mot amour.
H·Alix Sanyas (Mourrier) : C’est aussi ce sur quoi est fondée notre communauté de trans*-pédé·e-bi·e-gouin·es, c’est un peu le fil rouge. C’est vraiment l’origine de la création de cette communauté. Amour est souvent couplé avec Rage parce qu’on est aussi en colère.

Bye Bye Binary est une collective franco-belge, quel rapport entretenez-vous vis-à-vis des institutions ?
Camille°Circlude : Au cours de notre trajectoire, j’ai remarqué une grande différence entre la Belgique et la France. En France, on met les expérimentations typographiques dans des musées ou des expositions. En Belgique, c’est implémenté par les institutions. Ici à Bruxelles, six institutions culturelles importantes actives dans le théâtre et la performance et donc financées publiquement, implémentent nos travaux, et les intègrent dans leur programmation, leurs brochures… Par exemple, le Théâtre national Wallonie-Bruxelles utilise nos caractères qui sont implémentés sur le site web et sur tous les supports : dans son programme de saison et dans les textes courants. Ça passe dans tous les usages, à l’adresse du public. En France, ce n’est pas interdit par la loi mais la proposition de loi fait peur.

H·Alix Sanyas (Mourrier) : Camille a écrit un mémoire sur le post-binarisme politique et la typographie. En France, il faut que ce soit vu comme de la création artistique pour être validé alors qu’en Belgique, on est sur de la fonctionnalité et de l’usage.

Camille°Circlude : Ce n’est pas la même chose de faire une exposition ou un workshop, où l’on produit des signes graphiques à regarder comme objets de curiosité dans un temps donné, que d’utiliser une typographie intégrée aux usages, qui s’inscrit dans une pratique même de la lecture à l’adresse d’un public. Les deux sont intéressants et la collective se situe aux deux endroits mais il faut noter la différence entre les pays et par rapport au politique que ça implique. Implémenter une typographie inclusive ou non-binaire est un engagement politique. C’est aussi un engagement politique très fort d’utiliser le masculin neutre, pour moi c’est clair.

Exposition « Læ collectiv·f·e de Bye Bye Binary », commissariat de Céline Poulin, jusqu’au 1er avril 2023 au CAC Brétigny.
Atelier de recherche de Bye Bye Binary « pour essayer ensemble de parler de manière non-binaire ». Le 11 mars 2023 de 15h à 17h au CAC Brétigny.

 

« Ce post est un relevé d’information de notre veille d’information »

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