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C’est ça, la laïcité ? Mythologies laïques et République du même | Revue Esprit

C’est ça, la laïcité ? Mythologies laïques et République du même | Revue Esprit

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Depuis le vote de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le climat polémique autour de la laïcité (terme qui est soigneusement évité dans l’intitulé législatif 1) s’est estompé, même si le gouvernement demeure actif sur ce dossier. Prenons l’exemple de la campagne de promotion de la laïcité à l’école du ministère de l’Éducation nationale, alors dirigé par Jean-Michel Blanquer, lancée le 30 août 2021. On y voit une série de photographies sur lesquelles des enfants, dont on comprend par leurs prénoms qu’ils sont d’origines diverses, partagent les mêmes activités scolaires et « rient des mêmes histoires », sont « dans le même bain » (la question des piscines scolaires est en sous-texte), « portent les mêmes couleurs » et « pensent par eux-mêmes », etc. Le titre de la campagne, « C’est ça, la laïcité », ne peut qu’interpeller le lecteur, dans la mesure où il n’appelle ni l’interprétation ni le questionnement de la notion, immédiatement essentialisée. « C’est ça », donc, ça va de soi : c’est le symbole de l’évidence intériorisée, de la suspension de la critique. Cette formule désigne, indique et nomme – et l’on connaît le pouvoir de nommer – un concept lisse, sans aspérités, qui n’appelle plus de glose ni d’histoire ou de sociologie, mais qui doit être accepté tel quel, sous les auspices d’un rationalisme abstrait et universaliste. Dans ses Réflexions sur la question juive (1946), Jean-Paul Sartre en avait souligné les écueils, comme Roland Barthes avait décrypté le « mythe aujourd’hui » dans Mythologies (1957) ou relevé, dans L’Empire des signes (1970), à quel point il avait donné son congé au rationalisme universaliste, selon lequel l’autre était assimilable à soi (donc « même »), et inversement. Le 22 juin 2022, le Conseil d’État, saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » prévu par la loi, a confirmé la suspension, décidée par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, de l’autorisation accordée par cette ville de porter le « burkini » dans ses piscines municipales. L’application de cette loi, à considérer comme une nouvelle donne, d’une part, et la position encore incertaine du nouveau gouvernement sorti des élections législatives de juin 2022 à propos de la laïcité, d’autre part, appellent un temps d’arrêt qui favorise notre propre réflexion2. Administrer la laïcité Le projet de loi est présenté au Conseil des ministres le 9 décembre 2020 (jour anniversaire du vote final de la loi de 1905) et adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 16 février 2021. La loi est promulguée le 24 août. Un grand nombre de chercheurs ont été entendus par les élus, ainsi que les représentants des cultes et diverses strates de la société civile. L’Observatoire de la laïcité a été régulièrement la cible d’attaques. Celles-ci sont venues de divers bords, dont celui du Printemps républicain, proche de Manuel Valls, favorable à une laïcité exclusiviste sinon métaphysique, péguyste, à l’école publique conçue comme un « sanctuaire », une nouvelle Église, qui serait coupée de la société, et dont Laurent Bouvet, décédé en décembre 2021, Iannis Roder et Gilles Clavreul sont les militants les plus visibles3. Au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, l’Observatoire a été placé au cœur d’une nouvelle polémique, dont le principal objectif était la destitution de son rapporteur général, Nicolas Cadène. Telle ne fut pas la décision du Premier ministre, mais la structure semble plus en sursis que jamais, d’autant que le mandat officiel du rapporteur général parvenait à son terme quelques mois plus tard. Au mois de mars 2021, c’est à Marlène Schiappa, ministre déléguée à la Citoyenneté, qu’il revient de confirmer qu’elle endosse la tunique de « Madame Laïcité » du gouvernement en envisageant formellement la suppression de l’Observatoire et son remplacement par un organe interministériel, placé sous l’autorité directe de Matignon. La principale fonction de cette structure ne serait plus d’être un organe d’expertise et d’explication d’une laïcité abordée par son versant juridique, mais bien d’administrer la laïcité, sur un mode axiologique. Le 4 avril 2021, Jean-Louis Bianco n’est pas reconduit dans ses fonctions. Comment le comité interministériel qui le remplace compte-t-il s’articuler avec le « Conseil des sages » de la laïcité, créé le 17 janvier 2018 par Jean-Michel Blanquer ? Placé sous l’égide de son ministère, son orientation est corrélée à une laïcité républicaine attachée à la sacralisation de l’école et à l’existence d’un citoyen abstrait, coupé de tous ses déterminismes (dont il faudrait l’« émanciper »). Dirigé par la sociologue Dominique Schnapper, le Conseil est devenu au fil des mois un think tank du gouvernement en ce qui regarde la question laïque. Une lettre de mission destinée à la sociologue entérine cette décision. Dans ce texte, écrit par le ministre, si la laïcité est d’emblée définie comme un principe, elle ne tarde pas à devenir une des « valeurs de la République »4. Le Conseil prévoit d’organiser des équipes académiques « laïcité et faits religieux » chargées d’épauler les établissements scolaires et d’alerter sur les « atteintes à la laïcité ». Le Conseil compte plusieurs membres sensibles à la laïcité « républicaine » ou de « contrôle », comme Laurent Bouvet, Rémi Brague (jusqu’en janvier 2021), Olivier Galland, Patrick Kessel, Catherine Kintzler, Frédérique de la Morena ou encore Alain Seksig et Jean-Pierre Obin, et plusieurs d’entre eux sont proches ou parties prenantes du Printemps républicain ou du Comité Laïcité République. On n’y trouvera aucun membre du laboratoire fondé par Jean Baubérot, le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités. Les auditions parlementaires de l’hiver 2020-2021 constitueront sans conteste un moment charnière de l’histoire de la laïcité en France. L’opposition des cultes à un projet de loi qu’ils considèrent comme une restriction des libertés d’organisation prévues par la loi de 1905 est remarquable. C’est au pasteur François Clavairoly qu’il revint d’être la principale tête de pont de cette contestation (Dominique Schnapper soulignera son étonnement à ce sujet). Sorti de la réserve d’une Fédération protestante de France qui se veut, en écho à l’expression qu’il a mobilisée dans le titre d’un livre paru en 2019, une « vigie » de la République, c’est à l’égard de la remise en cause profonde du régime des associations cultuelles que s’oriente la critique. En effet, l’un des objectifs du projet de loi est de pousser le culte musulman à s’organiser non plus en s’inscrivant sous la houlette des associations loi 1901 (qui leur laissent une grande liberté à l’égard de l’État, dont la contrepartie est un financement réduit), mais bien sous celle des associations cultuelles de type 1905. La prise de parole du pasteur a fait son effet5. Un plus grand droit de regard et de contrôle de l’État est le principal marqueur de ce projet de loi. Mais cela n’est pas tout. Il est aussi prévu de restreindre la liberté des associations (sportives, culturelles, de jeunesse, etc.) issues de la loi Waldeck-Rousseau en leur demandant de s’engager, par le prisme d’un formulaire, à respecter les « valeurs de la République » ; quant aux pédagogies Montessori et Freinet, elles sont aussi dans l’œil du cyclone. Si l’Église catholique est structurée en fonction des associations diocésaines (accords Poincaré-Cerretti, 1923-1924), selon un canevas où une association correspond à un diocèse, le protestantisme est bien plus éclaté dans sa structure ; l’application de cette loi compliquerait donc significativement son organisation, sans même parler de l’islam, qui fait ici l’objet d’une suspicion claire. Quant à la nomination des ministres du culte, le projet de loi prévoit qu’elle sera confiée aux associations cultuelles et non plus, si l’on s’en tient au champ de l’Église catholique, à l’évêque, ce qui représente un changement de paradigme. Il est d’autant plus sensible qu’il reviendrait au préfet de définir si une association peut prétendre être cultuelle ou non, et dans quelle mesure elle peut bénéficier d’une subvention des pouvoirs publics. Celle-ci est octroyée dans la mesure où l’association, dans son engagement républicain, s’engage à respecter l’ordre public et la dignité de la personne humaine. Mais que signifie cet « ordre public » maintes fois invoqué dans de grandes déclarations passées ? Il s’agit des « exigences minimales de la vie en société », aux contours discrétionnaires et qui représentent à elles seules une valeur qui pèse sur l’ensemble du débat. Les chrétiens de gauche et la déprise Un même écho résonne dans l’article que publie, le 18 avril 2021 dans La Croix, Isabelle de Gaulmyn. Rédactrice en chef du quotidien, dont elle a été l’envoyée spéciale permanente au Vatican, elle titre : « Laïcité : Aristide, reviens, ils sont devenus fous ! » Elle invoque les chrétiens de gauche qui, à ses yeux, ont vécu leurs « grandes heures » au Sénat. La référence est importante. Le catholicisme de gauche, comme le protestantisme libéral ou de gauche, se sentant en affinité avec les mémoires politiques d’André Philip et de Michel Rocard, mais aussi de Paul Ricœur, ont compté parmi les principaux défenseurs de 1905 conçue comme une loi de liberté. Jean-Louis Bianco et Jean Baubérot proviennent de cette culture politique. Le caractère devenu minoritaire, depuis les années 1980, des chrétiens de gauche dans le champ politique français est un facteur significatif. Face à une droite (Les Républicains et de larges franges de La République en marche) décidée à défendre ce projet de loi, à un Parti socialiste devenu très minoritaire et ayant compté dans ses rangs les partisans d’une laïcité restrictive (Manuel Valls) et à une extrême droite aux yeux de laquelle l’islam demeure une altérité inconciliable, il semble manquer une voix politique, celle des chrétiens de gauche. Ils s’expriment encore, mais davantage dans l’espace de la société civile et non forcément en se réclamant de cette sensibilité politique ou idéologique. Et que dire des compagnons de route athées, agnostiques ou non déclarés, qui semblent échapper aux radars sociologiques et auxquels on s’intéresse assez peu ? La volonté de voir la société civile se réapproprier la question laïque se manifeste par la publication d’un nombre croissant de tribunes dans la presse quotidienne, le plus souvent Le Monde et Libération, mais aussi l’hebdomadaire Télérama (20-26 mars 2021). Ces articles témoignent de ce que j’envisage comme une tentative de reprise en main de la parole publique par les chercheurs attachés à une interprétation libérale de la loi de 1905, après des années durant lesquelles ils étaient entendus, mais dans une proportion moins visible que la sensibilité républicaine. La volonté de faire corps surgit, au risque d’être dissous dans le débat public. Ils paraissent à un moment où aux régimes de confiance puis de défiance succède celui de la déprise entre intellectuels et monde politique. Philippe Portier constate que le monde politique, dans une large majorité, considère désormais la laïcité comme un « ensemble de valeurs », de même que Stéphanie Hennette-Vauchez et Valentine Zuber. Dans Le Monde du 7 avril 2021, cent dix-neuf signataires contestent la suppression de l’Observatoire de la laïcité. Une tribune de soutiens internationaux paraît dans Libération. Cette démarche pose la question de l’internationalisation de la notion de laïcité à la française. Une revue en ligne, L’Observatoire du décolonialisme, s’en fait l’écho le 16 avril 2021. Cet organe déclare « lutter contre la promotion de l’antisémitisme, du sexisme et du racisme par la pseudo-science et pour défendre les principes qui dépendent de l’Université : la langue, l’école et la laïcité ». Il titre : « Les soutiens internationaux de l’Observatoire de la laïcité : amis ou fossoyeurs de la laïcité ? » Un « signataire étranger » réunit-il bien toutes les compétences pour se prononcer sur une question aussi complexe que la laïcité française ? Manifestement non, selon cet article. À cela s’agrège l’idée reçue selon laquelle le terme « laïcité » est difficilement traduisible, particulièrement propre à la France et, enfin, c’est invariablement des « collègues anglo-saxons » qu’il est impossible de se faire entendre6. L’« anglo-saxonisation » est souvent brandie comme la cause d’une laïcité menacée, ancrée dans ses fondements français. De manière bien plus subliminale, sinon inavouable, les chercheurs de culture protestante sont parfois soupçonnés de favoriser cette option, étant ainsi ramenés à leur statut de communauté « antipatriote », « parti de l’étranger ». Il s’agit d’une des fortes interpellations, et en cours de reconfiguration, de ce nationalisme au refrain pourtant ancien7. Une autre plateforme se revendiquant de Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch et George Orwell, Lieux communs, « site indépendant pour une auto-transformation radicale de la société », aux gestionnaires encore mal identifiés (anti-Lumières venus de la gauche vers la droite, selon un certain confusionnisme ?), a pris l’habitude de catégoriser, non sans une connaissance précise des acteurs, les défenseurs de la laïcité libérale sous l’appellation de « néo-concordataires ». Lutter contre la communauté plutôt que l’individu se manifeste dans la volonté politique de repenser la police des cultes dans le projet de loi. Lors de son audition parlementaire du 22 décembre 2020, Jean Baubérot avait déjà relevé l’importance de cette police, dont les législateurs contemporains semblent avoir oublié l’existence, préférant considérer la loi trop laxiste. La revalorisation de cette police des cultes est palpable depuis la mort de Samuel Paty. À la suite de ce crime, la mosquée de Pantin avait été fermée, alors que l’individu qui avait publié sur les réseaux sociaux la vidéo mettant en cause la mosquée dans la mort du professeur n’a pas été immédiatement inquiété. C’est donc à une collectivité largement indépendante de l’assassinat que les autorités s’en sont prises, et non à une personne précisément impliquée dans cette affaire. Cette pratique est la métaphore d’un projet de loi qui a pris le parti de sanctionner les communautés plutôt que certains individus dangereux pour l’ordre public. Après avoir souligné en février le « tournant illibéral » qu’impliquait le projet de loi, Philippe Portier avance ses arguments le 15 mai 2021, à la faveur d’un entretien donné à Ouest-France. Il souligne le peu de cas que ce projet fait de la notion de collectivité dans son interaction avec celle de liberté religieuse (la majorité est brimée, plutôt qu’une minorité qu’il aurait fallu neutraliser, comme avec la fermeture de la mosquée de Pantin) et la volonté d’ériger la laïcité en valeur. Une laïcité anhistorique et essentielle Le 18 avril 2021, Marlène Schiappa annonce, à la surprise générale, la tenue d’états généraux de la laïcité. Personne ne semble avoir été informé de ce projet parmi les chercheurs. Et, assez rapidement, cette initiative, sans lendemain, est désavouée par Emmanuel Macron. À une structure doit instinctivement succéder une autre, dont l’antichambre serait ces états généraux, organisés après la phase de débat, de délibération, et non avant celle-ci, ce qui ne manque pas d’interpeller. Marlène Schiappa y a convié des agents médiatiques, tels que Caroline Fourest et Raphaël Enthoven (dont on cherchera en vain la réflexion qu’il a développée sur la question). La présence annoncée de Barbara Cassin, connue pour son engagement à l’égard du sort des migrants en Méditerranée, peut étonner dans ce contexte. Elle a, semble-t-il, été « piégée ». Elle ne se rendra pas à la réunion du 20 avril. Puis, pour la première fois, un point de vue à la teneur polémique en provenance de la laïcité « inclusiviste » se manifeste. Il éclôt sous la plume de Jean Baubérot : « Marlène Schiappa et les “ripoux” de la laïcité », dans L’Obs 8. Ce texte à charge se positionne sur le champ de la compétence intellectuelle. En un sens, il montre bien l’importance que prend le facteur savant dans le débat, qu’il s’agisse de la déprise mentionnée ou du recours à l’histoire. Ici, la compétence n’est plus religieuse, comme chez Régis Debray (« laïcité d’intelligence »), mais historique et juridique. Baubérot, peu après avoir rencontré Marlène Schiappa, lui administre une leçon de rigueur scientifique, dans un contexte où fleurissent les livres de décideurs politiques sur la question (et souvent écrits par des collaborateurs), d’une acuité très contestable, à l’image de celui de Gérald Darmanin9. Extraire la laïcité de son histoire et de son droit fut une volonté du ministre Blanquer. Extraire la laïcité de son histoire et de son droit fut une volonté du ministre Blanquer. Dans un échange de vues entre Patrick Weil et Jean-Michel Blanquer que L’Obs publie le 13 mai 2021, la position ministérielle est claire à ce sujet. À plusieurs reprises, Jean-Michel Blanquer annonce que « le principe de laïcité n’est pas purement juridique », qu’« heureusement que l’autorité ministérielle ne se borne pas à dire le droit. Il y a des réalités sociologiques, géopolitiques qui échappent à la question de la loi » et que le mieux serait de faire voter un « 1905 augmenté ». Nous pouvons dégager une autre trame transversale de son propos, c’est l’essentialisation assumée, et non plus implicite, de la laïcité. S’il l’évoque comme un principe, elle paraît être une valeur dans son esprit. Pour Jean-Michel Blanquer, les lois de 1881-1882 donnent les « premières saveurs de la laïcité ». Quant à celle-ci, il convient de la « transmettre », de la « faire vivre », comme on le ferait d’un flambeau immuable et anhistorique. Un nouveau nationalisme Le 9 juin 2021 est annoncée la création d’une association loi 1901 nommée : « Vigie de la laïcité ». Une tribune du Monde annonce cette naissance. La référence à la loi de 1905 et à la définition de la laïcité proposée par Ferdinand Buisson en 1883 sont claires : neutralité de l’État et garantie de la liberté de conscience en sont les deux repères10. La création de la Vigie apparaît comme une étape actée de la déprise, sans doute momentanée. Il faut désormais voir comment la structure va se positionner à l’égard d’un gouvernement où Jean-Michel Blanquer, acteur central d’une volonté de réarmer moralement la République par la voie laïque, a été remplacé par Pap Ndiaye, au profil a priori très différent. Encore faudra-t-il mesurer la marge de manœuvre de certains de ses conseillers, anciens proches de Blanquer, comme son directeur de cabinet Jean-Marc Huart ou sa conseillère Julie Benetti11. Là où l’Observatoire mêlait membres issus du monde politique, experts et représentants de la société civile, la Vigie prend ses distances avec le politique. Si le monde politique s’écarte de plus en plus de tout tropisme juridique, cet organe de la société civile s’écarte à son tour du politique, en demeurant attentif au droit, sans pour autant réduire la laïcité à ce domaine. La concevoir comme un mouvement philosophique et libéral est revendiqué comme central. À la rupture entre les représentants des cultes et plusieurs organes officiels de la République autour de la question du respect de la liberté religieuse, succède celle du champ intellectuel dans sa frange libérale (la sensibilité exclusiviste demeurant très silencieuse durant la période étudiée, comme si le gouvernement avait intégré ses thèses et rendait son militantisme temporairement obsolète). Ce mouvement participe bien du régime de l’intellectuel « spécifique » défini par Michel Foucault, appartenant à un corps social hétérogène (la Vigie de la laïcité partage un socle commun de principes, mais ne prétend pas à l’homogénéité parfaite relevant d’un « même »). Ce corps présente un champ d’expertise circonscrit qu’il estime détourné par une parole publique audible et contestant un pouvoir en position de domination. Au printemps 2021, c’est d’une « République officielle », pour reprendre la catégorie mobilisée par Christophe Charle dans le contexte de l’affaire Dreyfus12, que les membres fondateurs de Vigie se mettent à distance. C’est à une nouvelle forme de nationalisme que la question laïque est aujourd’hui confrontée. Le nationalisme, au sens où l’entendait Isaiah Berlin et dont un des quatre critères est la croyance en la suprématie des droits de la nation, dès lors qu’il y a conflit d’autorité ou nécessité de choisir entre des fidélités contradictoires. Il faut alors contraindre les groupes qui remettent en question la cohésion13. René Rémond écrivait que les intellectuels, au-delà des contre-exemples de Maurras et Barrès (plutôt maîtres à penser qu’intellectuels), ont souvent été les « bêtes noires » du nationalisme14. Doit-on rappeler que Jean-Michel Blanquer a considéré qu’un sénateur, dans la séance du Sénat du 7 avril 2021, adoptait une attitude « antipatriote » ? La laïcité militante et scolaire des années 1950-1980 a d’abord cédé le champ à son tournant juridique des années 1990-2000, puis à sa politisation. Aujourd’hui, la laïcité, après avoir été l’objet d’une « inflexion sécuritaire » identifiée par Philippe Portier, intègre un récit nationaliste, nostalgique, puisant plus à Péguy et à Alain qu’aux textes de loi. Roland Barthes se percevait comme un Occidental au Japon, justement pour échapper au fantasme ou à la prétention orientaliste de l’occidental, pensant pouvoir s’assimiler totalement, se fondre, dans la culture lointaine et, par un retour de balancier, attendre de l’autre qu’il fasse de même. Sans doute – rêvons – aurait-il écrit une mythologie, aussi sobre que redoutable, consacrée à cette laïcité. Peut-être y aurait-il même vu un stigmate de la « francité ». La période 2020-2022 a fragilisé une structure élémentaire : l’association. Mais le processus en cours va bien plus loin. Il semble sacraliser davantage encore, sous le prétexte de « laisser respirer les jeunes filles musulmanes » à l’école publique, ainsi éloignées de l’emprise religieuse, une République en quête d’unité, d’un « vivre-ensemble » revu et corrigé et d’un « même » de plus en plus lisse. Une République qui se contemple, incomparable, et qui donne à son histoire la beauté tant redoutée par Paul Valéry, une République mi-Narcisse mi-Adonis. Encore faudrait-il rappeler le sort tragique, et un peu pathétique, des deux héros grecs. 1. Voir Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité, avant-propos de Valentine Zuber, Paris, Publications de l’École pratique des hautes études, coll. « Les conférences de l’EPHE », 2022, p. 35. 2. Sur la catégorisation des manières de concevoir la laïcité, voir Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007 ; Jean Baubérot, Les Sept Laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015 ; Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. 3. Voir l’analyse récente de Haouès Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont, Le Bord de l’eau, 2022, p. 129-159. Voir aussi Vincent Peillon, Une théologie laïque ?, Paris, Presses universitaires de France, 2021. 4. Voir Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2022, p. 95-111. 5. Voir l’entretien avec François Clavairoly, « Le protestantisme veut assumer son rôle de “vigie” de la République », La Croix, 21 janvier 2021. 6. Voir Valentine Zuber, La Laïcité en débat, au-delà des idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, 2017. 7. Voir Sébastien Urbanski, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe, préface d’Alban Bouvier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2022, p. 66-77. 8. Jean Baubérot, « Marlène Schiappa et les “ripoux” de la laïcité », L’Obs, 22 avril 2021. 9. Gérald Darmanin, Le Séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021. La probabilité est grande que la plume de cet opuscule soit Louis-Xavier Thirode, conseiller aux cultes et à l’immigration du ministre, et qualifié de « spécialiste de la laïcité » par Le Monde du 8 avril 2021. Bien que le ministre ait nié d’une manière embarrassée ce soupçon d’auctorialité, il est pourtant très vraisemblable (et, au fond, peu surprenant si l’on sait que les livres politiques sont rarement du fait des signataires). Thirode est un énarque, sous-préfet, ayant dirigé le Bureau central des cultes de 2011 à 2013. Il a démissionné de ses fonctions à la suite de plusieurs divergences avec l’Observatoire de la laïcité. 10. On y compte Jean-Louis Bianco, Nicolas Cadène, Valentine Zuber, Jean Baubérot, Dounia Bouzar, Michel Wieviorka, Philippe Portier, Jean-Louis Schlegel, Jean-Marc Schiappa, Daniel Maximin, Stéphanie Hennette-Vauchez, Olivier Abel, Radia Bakkouch et Nilüfer Göle. 11. Voir Anne-Sophie Mercier, « Pap Ndiaye. À rude école », Le Canard enchaîné, 8 juin 2022. 12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990, p. 91-93. 13. Voir Isaiah Berlin, À contre-courant. Essais sur l’histoire des idées, trad. par André Berelowitch, Paris, Albin Michel, 1988. 14. René Rémond, « Les intellectuels et la politique », Revue française de science politique, vol. 9, no 4, décembre 1959, p. 870. 

Depuis le vote de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le climat polémique autour de la laïcité (terme qui est soigneusement évité dans l’intitulé législatif 1) s’est estompé, même si le gouvernement demeure actif sur ce dossier. Prenons l’exemple de la campagne de promotion de la laïcité à l’école du ministère de l’Éducation nationale, alors dirigé par Jean-Michel Blanquer, lancée le 30 août 2021. On y voit une série de photographies sur lesquelles des enfants, dont on comprend par leurs prénoms qu’ils sont d’origines diverses, partagent les mêmes activités scolaires et « rient des mêmes histoires », sont « dans le même bain » (la question des piscines scolaires est en sous-texte), « portent les mêmes couleurs » et « pensent par eux-mêmes », etc. Le titre de la campagne, « C’est ça, la laïcité », ne peut qu’interpeller le lecteur, dans la mesure où il n’appelle ni l’interprétation ni le questionnement de la notion, immédiatement essentialisée. « C’est ça », donc, ça va de soi : c’est le symbole de l’évidence intériorisée, de la suspension de la critique. Cette formule désigne, indique et nomme – et l’on connaît le pouvoir de nommer – un concept lisse, sans aspérités, qui n’appelle plus de glose ni d’histoire ou de sociologie, mais qui doit être accepté tel quel, sous les auspices d’un rationalisme abstrait et universaliste. Dans ses Réflexions sur la question juive (1946), Jean-Paul Sartre en avait souligné les écueils, comme Roland Barthes avait décrypté le « mythe aujourd’hui » dans Mythologies (1957) ou relevé, dans L’Empire des signes (1970), à quel point il avait donné son congé au rationalisme universaliste, selon lequel l’autre était assimilable à soi (donc « même »), et inversement.

Le 22 juin 2022, le Conseil d’État, saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » prévu par la loi, a confirmé la suspension, décidée par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, de l’autorisation accordée par cette ville de porter le « burkini » dans ses piscines municipales. L’application de cette loi, à considérer comme une nouvelle donne, d’une part, et la position encore incertaine du nouveau gouvernement sorti des élections législatives de juin 2022 à propos de la laïcité, d’autre part, appellent un temps d’arrêt qui favorise notre propre réflexion2.

Administrer la laïcité

Le projet de loi est présenté au Conseil des ministres le 9 décembre 2020 (jour anniversaire du vote final de la loi de 1905) et adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 16 février 2021. La loi est promulguée le 24 août. Un grand nombre de chercheurs ont été entendus par les élus, ainsi que les représentants des cultes et diverses strates de la société civile. L’Observatoire de la laïcité a été régulièrement la cible d’attaques. Celles-ci sont venues de divers bords, dont celui du Printemps républicain, proche de Manuel Valls, favorable à une laïcité exclusiviste sinon métaphysique, péguyste, à l’école publique conçue comme un « sanctuaire », une nouvelle Église, qui serait coupée de la société, et dont Laurent Bouvet, décédé en décembre 2021, Iannis Roder et Gilles Clavreul sont les militants les plus visibles3. Au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, l’Observatoire a été placé au cœur d’une nouvelle polémique, dont le principal objectif était la destitution de son rapporteur général, Nicolas Cadène. Telle ne fut pas la décision du Premier ministre, mais la structure semble plus en sursis que jamais, d’autant que le mandat officiel du rapporteur général parvenait à son terme quelques mois plus tard. Au mois de mars 2021, c’est à Marlène Schiappa, ministre déléguée à la Citoyenneté, qu’il revient de confirmer qu’elle endosse la tunique de « Madame Laïcité » du gouvernement en envisageant formellement la suppression de l’Observatoire et son remplacement par un organe interministériel, placé sous l’autorité directe de Matignon. La principale fonction de cette structure ne serait plus d’être un organe d’expertise et d’explication d’une laïcité abordée par son versant juridique, mais bien d’administrer la laïcité, sur un mode axiologique.

Le 4 avril 2021, Jean-Louis Bianco n’est pas reconduit dans ses fonctions. Comment le comité interministériel qui le remplace compte-t-il s’articuler avec le « Conseil des sages » de la laïcité, créé le 17 janvier 2018 par Jean-Michel Blanquer ? Placé sous l’égide de son ministère, son orientation est corrélée à une laïcité républicaine attachée à la sacralisation de l’école et à l’existence d’un citoyen abstrait, coupé de tous ses déterminismes (dont il faudrait l’« émanciper »). Dirigé par la sociologue Dominique Schnapper, le Conseil est devenu au fil des mois un think tank du gouvernement en ce qui regarde la question laïque. Une lettre de mission destinée à la sociologue entérine cette décision. Dans ce texte, écrit par le ministre, si la laïcité est d’emblée définie comme un principe, elle ne tarde pas à devenir une des « valeurs de la République »4. Le Conseil prévoit d’organiser des équipes académiques « laïcité et faits religieux » chargées d’épauler les établissements scolaires et d’alerter sur les « atteintes à la laïcité ». Le Conseil compte plusieurs membres sensibles à la laïcité « républicaine » ou de « contrôle », comme Laurent Bouvet, Rémi Brague (jusqu’en janvier 2021), Olivier Galland, Patrick Kessel, Catherine Kintzler, Frédérique de la Morena ou encore Alain Seksig et Jean-Pierre Obin, et plusieurs d’entre eux sont proches ou parties prenantes du Printemps républicain ou du Comité Laïcité République. On n’y trouvera aucun membre du laboratoire fondé par Jean Baubérot, le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités.

Les auditions parlementaires de l’hiver 2020-2021 constitueront sans conteste un moment charnière de l’histoire de la laïcité en France. L’opposition des cultes à un projet de loi qu’ils considèrent comme une restriction des libertés d’organisation prévues par la loi de 1905 est remarquable. C’est au pasteur François Clavairoly qu’il revint d’être la principale tête de pont de cette contestation (Dominique Schnapper soulignera son étonnement à ce sujet). Sorti de la réserve d’une Fédération protestante de France qui se veut, en écho à l’expression qu’il a mobilisée dans le titre d’un livre paru en 2019, une « vigie » de la République, c’est à l’égard de la remise en cause profonde du régime des associations cultuelles que s’oriente la critique. En effet, l’un des objectifs du projet de loi est de pousser le culte musulman à s’organiser non plus en s’inscrivant sous la houlette des associations loi 1901 (qui leur laissent une grande liberté à l’égard de l’État, dont la contrepartie est un financement réduit), mais bien sous celle des associations cultuelles de type 1905. La prise de parole du pasteur a fait son effet5.

Un plus grand droit de regard et de contrôle de l’État est le principal marqueur de ce projet de loi. Mais cela n’est pas tout. Il est aussi prévu de restreindre la liberté des associations (sportives, culturelles, de jeunesse, etc.) issues de la loi Waldeck-Rousseau en leur demandant de s’engager, par le prisme d’un formulaire, à respecter les « valeurs de la République » ; quant aux pédagogies Montessori et Freinet, elles sont aussi dans l’œil du cyclone. Si l’Église catholique est structurée en fonction des associations diocésaines (accords Poincaré-Cerretti, 1923-1924), selon un canevas où une association correspond à un diocèse, le protestantisme est bien plus éclaté dans sa structure ; l’application de cette loi compliquerait donc significativement son organisation, sans même parler de l’islam, qui fait ici l’objet d’une suspicion claire. Quant à la nomination des ministres du culte, le projet de loi prévoit qu’elle sera confiée aux associations cultuelles et non plus, si l’on s’en tient au champ de l’Église catholique, à l’évêque, ce qui représente un changement de paradigme. Il est d’autant plus sensible qu’il reviendrait au préfet de définir si une association peut prétendre être cultuelle ou non, et dans quelle mesure elle peut bénéficier d’une subvention des pouvoirs publics. Celle-ci est octroyée dans la mesure où l’association, dans son engagement républicain, s’engage à respecter l’ordre public et la dignité de la personne humaine. Mais que signifie cet « ordre public » maintes fois invoqué dans de grandes déclarations passées ? Il s’agit des « exigences minimales de la vie en société », aux contours discrétionnaires et qui représentent à elles seules une valeur qui pèse sur l’ensemble du débat.

Les chrétiens de gauche et la déprise

Un même écho résonne dans l’article que publie, le 18 avril 2021 dans La Croix, Isabelle de Gaulmyn. Rédactrice en chef du quotidien, dont elle a été l’envoyée spéciale permanente au Vatican, elle titre : « Laïcité : Aristide, reviens, ils sont devenus fous ! » Elle invoque les chrétiens de gauche qui, à ses yeux, ont vécu leurs « grandes heures » au Sénat. La référence est importante. Le catholicisme de gauche, comme le protestantisme libéral ou de gauche, se sentant en affinité avec les mémoires politiques d’André Philip et de Michel Rocard, mais aussi de Paul Ricœur, ont compté parmi les principaux défenseurs de 1905 conçue comme une loi de liberté. Jean-Louis Bianco et Jean Baubérot proviennent de cette culture politique. Le caractère devenu minoritaire, depuis les années 1980, des chrétiens de gauche dans le champ politique français est un facteur significatif. Face à une droite (Les Républicains et de larges franges de La République en marche) décidée à défendre ce projet de loi, à un Parti socialiste devenu très minoritaire et ayant compté dans ses rangs les partisans d’une laïcité restrictive (Manuel Valls) et à une extrême droite aux yeux de laquelle l’islam demeure une altérité inconciliable, il semble manquer une voix politique, celle des chrétiens de gauche. Ils s’expriment encore, mais davantage dans l’espace de la société civile et non forcément en se réclamant de cette sensibilité politique ou idéologique. Et que dire des compagnons de route athées, agnostiques ou non déclarés, qui semblent échapper aux radars sociologiques et auxquels on s’intéresse assez peu ?

La volonté de voir la société civile se réapproprier la question laïque se manifeste par la publication d’un nombre croissant de tribunes dans la presse quotidienne, le plus souvent Le Monde et Libération, mais aussi l’hebdomadaire Télérama (20-26 mars 2021). Ces articles témoignent de ce que j’envisage comme une tentative de reprise en main de la parole publique par les chercheurs attachés à une interprétation libérale de la loi de 1905, après des années durant lesquelles ils étaient entendus, mais dans une proportion moins visible que la sensibilité républicaine. La volonté de faire corps surgit, au risque d’être dissous dans le débat public. Ils paraissent à un moment où aux régimes de confiance puis de défiance succède celui de la déprise entre intellectuels et monde politique. Philippe Portier constate que le monde politique, dans une large majorité, considère désormais la laïcité comme un « ensemble de valeurs », de même que Stéphanie Hennette-Vauchez et Valentine Zuber. Dans Le Monde du 7 avril 2021, cent dix-neuf signataires contestent la suppression de l’Observatoire de la laïcité. Une tribune de soutiens internationaux paraît dans Libération. Cette démarche pose la question de l’internationalisation de la notion de laïcité à la française. Une revue en ligne, L’Observatoire du décolonialisme, s’en fait l’écho le 16 avril 2021. Cet organe déclare « lutter contre la promotion de l’antisémitisme, du sexisme et du racisme par la pseudo-science et pour défendre les principes qui dépendent de l’Université : la langue, l’école et la laïcité ». Il titre : « Les soutiens internationaux de l’Observatoire de la laïcité : amis ou fossoyeurs de la laïcité ? » Un « signataire étranger » réunit-il bien toutes les compétences pour se prononcer sur une question aussi complexe que la laïcité française ? Manifestement non, selon cet article. À cela s’agrège l’idée reçue selon laquelle le terme « laïcité » est difficilement traduisible, particulièrement propre à la France et, enfin, c’est invariablement des « collègues anglo-saxons » qu’il est impossible de se faire entendre6. L’« anglo-saxonisation » est souvent brandie comme la cause d’une laïcité menacée, ancrée dans ses fondements français. De manière bien plus subliminale, sinon inavouable, les chercheurs de culture protestante sont parfois soupçonnés de favoriser cette option, étant ainsi ramenés à leur statut de communauté « antipatriote », « parti de l’étranger ». Il s’agit d’une des fortes interpellations, et en cours de reconfiguration, de ce nationalisme au refrain pourtant ancien7. Une autre plateforme se revendiquant de Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch et George Orwell, Lieux communs, « site indépendant pour une auto-transformation radicale de la société », aux gestionnaires encore mal identifiés (anti-Lumières venus de la gauche vers la droite, selon un certain confusionnisme ?), a pris l’habitude de catégoriser, non sans une connaissance précise des acteurs, les défenseurs de la laïcité libérale sous l’appellation de « néo-concordataires ».

Lutter contre la communauté plutôt que l’individu se manifeste dans la volonté politique de repenser la police des cultes dans le projet de loi. Lors de son audition parlementaire du 22 décembre 2020, Jean Baubérot avait déjà relevé l’importance de cette police, dont les législateurs contemporains semblent avoir oublié l’existence, préférant considérer la loi trop laxiste. La revalorisation de cette police des cultes est palpable depuis la mort de Samuel Paty. À la suite de ce crime, la mosquée de Pantin avait été fermée, alors que l’individu qui avait publié sur les réseaux sociaux la vidéo mettant en cause la mosquée dans la mort du professeur n’a pas été immédiatement inquiété. C’est donc à une collectivité largement indépendante de l’assassinat que les autorités s’en sont prises, et non à une personne précisément impliquée dans cette affaire. Cette pratique est la métaphore d’un projet de loi qui a pris le parti de sanctionner les communautés plutôt que certains individus dangereux pour l’ordre public. Après avoir souligné en février le « tournant illibéral » qu’impliquait le projet de loi, Philippe Portier avance ses arguments le 15 mai 2021, à la faveur d’un entretien donné à Ouest-France. Il souligne le peu de cas que ce projet fait de la notion de collectivité dans son interaction avec celle de liberté religieuse (la majorité est brimée, plutôt qu’une minorité qu’il aurait fallu neutraliser, comme avec la fermeture de la mosquée de Pantin) et la volonté d’ériger la laïcité en valeur.

Une laïcité anhistorique et essentielle

Le 18 avril 2021, Marlène Schiappa annonce, à la surprise générale, la tenue d’états généraux de la laïcité. Personne ne semble avoir été informé de ce projet parmi les chercheurs. Et, assez rapidement, cette initiative, sans lendemain, est désavouée par Emmanuel Macron. À une structure doit instinctivement succéder une autre, dont l’antichambre serait ces états généraux, organisés après la phase de débat, de délibération, et non avant celle-ci, ce qui ne manque pas d’interpeller. Marlène Schiappa y a convié des agents médiatiques, tels que Caroline Fourest et Raphaël Enthoven (dont on cherchera en vain la réflexion qu’il a développée sur la question). La présence annoncée de Barbara Cassin, connue pour son engagement à l’égard du sort des migrants en Méditerranée, peut étonner dans ce contexte. Elle a, semble-t-il, été « piégée ». Elle ne se rendra pas à la réunion du 20 avril. Puis, pour la première fois, un point de vue à la teneur polémique en provenance de la laïcité « inclusiviste » se manifeste. Il éclôt sous la plume de Jean Baubérot : « Marlène Schiappa et les “ripoux” de la laïcité », dans L’Obs 8. Ce texte à charge se positionne sur le champ de la compétence intellectuelle. En un sens, il montre bien l’importance que prend le facteur savant dans le débat, qu’il s’agisse de la déprise mentionnée ou du recours à l’histoire. Ici, la compétence n’est plus religieuse, comme chez Régis Debray (« laïcité d’intelligence »), mais historique et juridique. Baubérot, peu après avoir rencontré Marlène Schiappa, lui administre une leçon de rigueur scientifique, dans un contexte où fleurissent les livres de décideurs politiques sur la question (et souvent écrits par des collaborateurs), d’une acuité très contestable, à l’image de celui de Gérald Darmanin9.

Extraire la laïcité de son histoire et de son droit fut une volonté du ministre Blanquer.

Extraire la laïcité de son histoire et de son droit fut une volonté du ministre Blanquer. Dans un échange de vues entre Patrick Weil et Jean-Michel Blanquer que L’Obs publie le 13 mai 2021, la position ministérielle est claire à ce sujet. À plusieurs reprises, Jean-Michel Blanquer annonce que « le principe de laïcité n’est pas purement juridique », qu’« heureusement que l’autorité ministérielle ne se borne pas à dire le droit. Il y a des réalités sociologiques, géopolitiques qui échappent à la question de la loi » et que le mieux serait de faire voter un « 1905 augmenté ». Nous pouvons dégager une autre trame transversale de son propos, c’est l’essentialisation assumée, et non plus implicite, de la laïcité. S’il l’évoque comme un principe, elle paraît être une valeur dans son esprit. Pour Jean-Michel Blanquer, les lois de 1881-1882 donnent les « premières saveurs de la laïcité ». Quant à celle-ci, il convient de la « transmettre », de la « faire vivre », comme on le ferait d’un flambeau immuable et anhistorique.

Un nouveau nationalisme

Le 9 juin 2021 est annoncée la création d’une association loi 1901 nommée : « Vigie de la laïcité ». Une tribune du Monde annonce cette naissance. La référence à la loi de 1905 et à la définition de la laïcité proposée par Ferdinand Buisson en 1883 sont claires : neutralité de l’État et garantie de la liberté de conscience en sont les deux repères10. La création de la Vigie apparaît comme une étape actée de la déprise, sans doute momentanée. Il faut désormais voir comment la structure va se positionner à l’égard d’un gouvernement où Jean-Michel Blanquer, acteur central d’une volonté de réarmer moralement la République par la voie laïque, a été remplacé par Pap Ndiaye, au profil a priori très différent. Encore faudra-t-il mesurer la marge de manœuvre de certains de ses conseillers, anciens proches de Blanquer, comme son directeur de cabinet Jean-Marc Huart ou sa conseillère Julie Benetti11. Là où l’Observatoire mêlait membres issus du monde politique, experts et représentants de la société civile, la Vigie prend ses distances avec le politique. Si le monde politique s’écarte de plus en plus de tout tropisme juridique, cet organe de la société civile s’écarte à son tour du politique, en demeurant attentif au droit, sans pour autant réduire la laïcité à ce domaine. La concevoir comme un mouvement philosophique et libéral est revendiqué comme central.

À la rupture entre les représentants des cultes et plusieurs organes officiels de la République autour de la question du respect de la liberté religieuse, succède celle du champ intellectuel dans sa frange libérale (la sensibilité exclusiviste demeurant très silencieuse durant la période étudiée, comme si le gouvernement avait intégré ses thèses et rendait son militantisme temporairement obsolète). Ce mouvement participe bien du régime de l’intellectuel « spécifique » défini par Michel Foucault, appartenant à un corps social hétérogène (la Vigie de la laïcité partage un socle commun de principes, mais ne prétend pas à l’homogénéité parfaite relevant d’un « même »). Ce corps présente un champ d’expertise circonscrit qu’il estime détourné par une parole publique audible et contestant un pouvoir en position de domination. Au printemps 2021, c’est d’une « République officielle », pour reprendre la catégorie mobilisée par Christophe Charle dans le contexte de l’affaire Dreyfus12, que les membres fondateurs de Vigie se mettent à distance.

C’est à une nouvelle forme de nationalisme que la question laïque est aujourd’hui confrontée. Le nationalisme, au sens où l’entendait Isaiah Berlin et dont un des quatre critères est la croyance en la suprématie des droits de la nation, dès lors qu’il y a conflit d’autorité ou nécessité de choisir entre des fidélités contradictoires. Il faut alors contraindre les groupes qui remettent en question la cohésion13. René Rémond écrivait que les intellectuels, au-delà des contre-exemples de Maurras et Barrès (plutôt maîtres à penser qu’intellectuels), ont souvent été les « bêtes noires » du nationalisme14. Doit-on rappeler que Jean-Michel Blanquer a considéré qu’un sénateur, dans la séance du Sénat du 7 avril 2021, adoptait une attitude « antipatriote » ?

La laïcité militante et scolaire des années 1950-1980 a d’abord cédé le champ à son tournant juridique des années 1990-2000, puis à sa politisation. Aujourd’hui, la laïcité, après avoir été l’objet d’une « inflexion sécuritaire » identifiée par Philippe Portier, intègre un récit nationaliste, nostalgique, puisant plus à Péguy et à Alain qu’aux textes de loi. Roland Barthes se percevait comme un Occidental au Japon, justement pour échapper au fantasme ou à la prétention orientaliste de l’occidental, pensant pouvoir s’assimiler totalement, se fondre, dans la culture lointaine et, par un retour de balancier, attendre de l’autre qu’il fasse de même. Sans doute – rêvons – aurait-il écrit une mythologie, aussi sobre que redoutable, consacrée à cette laïcité. Peut-être y aurait-il même vu un stigmate de la « francité ».

La période 2020-2022 a fragilisé une structure élémentaire : l’association. Mais le processus en cours va bien plus loin. Il semble sacraliser davantage encore, sous le prétexte de « laisser respirer les jeunes filles musulmanes » à l’école publique, ainsi éloignées de l’emprise religieuse, une République en quête d’unité, d’un « vivre-ensemble » revu et corrigé et d’un « même » de plus en plus lisse. Une République qui se contemple, incomparable, et qui donne à son histoire la beauté tant redoutée par Paul Valéry, une République mi-Narcisse mi-Adonis. Encore faudrait-il rappeler le sort tragique, et un peu pathétique, des deux héros grecs.

1. Voir Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité, avant-propos de Valentine Zuber, Paris, Publications de l’École pratique des hautes études, coll. « Les conférences de l’EPHE », 2022, p. 35. 2. Sur la catégorisation des manières de concevoir la laïcité, voir Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007 ; Jean Baubérot, Les Sept Laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015 ; Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. 3. Voir l’analyse récente de Haouès Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Lormont, Le Bord de l’eau, 2022, p. 129-159. Voir aussi Vincent Peillon, Une théologie laïque ?, Paris, Presses universitaires de France, 2021. 4. Voir Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2022, p. 95-111. 5. Voir l’entretien avec François Clavairoly, « Le protestantisme veut assumer son rôle de “vigie” de la République », La Croix, 21 janvier 2021. 6. Voir Valentine Zuber, La Laïcité en débat, au-delà des idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, 2017. 7. Voir Sébastien Urbanski, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe, préface d’Alban Bouvier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2022, p. 66-77. 8. Jean Baubérot, « Marlène Schiappa et les “ripoux” de la laïcité », L’Obs, 22 avril 2021. 9. Gérald Darmanin, Le Séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021. La probabilité est grande que la plume de cet opuscule soit Louis-Xavier Thirode, conseiller aux cultes et à l’immigration du ministre, et qualifié de « spécialiste de la laïcité » par Le Monde du 8 avril 2021. Bien que le ministre ait nié d’une manière embarrassée ce soupçon d’auctorialité, il est pourtant très vraisemblable (et, au fond, peu surprenant si l’on sait que les livres politiques sont rarement du fait des signataires). Thirode est un énarque, sous-préfet, ayant dirigé le Bureau central des cultes de 2011 à 2013. Il a démissionné de ses fonctions à la suite de plusieurs divergences avec l’Observatoire de la laïcité. 10. On y compte Jean-Louis Bianco, Nicolas Cadène, Valentine Zuber, Jean Baubérot, Dounia Bouzar, Michel Wieviorka, Philippe Portier, Jean-Louis Schlegel, Jean-Marc Schiappa, Daniel Maximin, Stéphanie Hennette-Vauchez, Olivier Abel, Radia Bakkouch et Nilüfer Göle. 11. Voir Anne-Sophie Mercier, « Pap Ndiaye. À rude école », Le Canard enchaîné, 8 juin 2022. 12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990, p. 91-93. 13. Voir Isaiah Berlin, À contre-courant. Essais sur l’histoire des idées, trad. par André Berelowitch, Paris, Albin Michel, 1988. 14. René Rémond, « Les intellectuels et la politique », Revue française de science politique, vol. 9, no 4, décembre 1959, p. 870.

 

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