Read More La semaine dernière, la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, a refusé d’appuyer une motion proposée par Québec solidaire à l’approche de la Journée internationale des droits des femmes, qui se tient le 8 mars de chaque année. La motion encourageait notamment l’Assemblée nationale dans « l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle afin de défendre les droits de toutes les femmes au Québec ». C’est la notion d’intersectionnalité, ici, qui aurait refroidi la CAQ. La notion peut sembler abstraite, mais justement, à l’approche du 8 mars, il serait important de comprendre ce dont il est question. Si le gouvernement décide que son féminisme n’est pas « intersectionnel », les implications sont grandes. Donc expliquons. Le mot « intersectionnalité » a été popularisé à la fin des années 1980 par la professeure de droit américaine Kimberlé Crenshaw — mais il renvoie à une manière de comprendre les droits des femmes et de lutter pour eux qui a existé sous plusieurs formes, sur plusieurs continents. Dans ses recherches, Kimberlé Crenshaw s’était notamment penchée sur une poursuite contre General Motors (GM) dans laquelle cinq femmes noires accusaient la compagnie de discrimination envers elles. Or, les tribunaux trouvaient à l’époque que GM ne pouvait être coupable de racisme, car elle engageait des hommes noirs sur son plancher d’usine, ni de sexisme, car elle employait des femmes blanches à des postes de secrétaire. Une entreprise pouvait donc refuser systématiquement d’engager des femmes noires sans qu’il y ait de mots, ni donc de prise légale, pour ce type de discrimination. La chercheuse a donc proposé le terme « intersectionnalité » comme outil d’analyse. J’insiste, ici, sur le mot « outil ». L’intersectionnalité est un outil qui permet de mieux nommer et comprendre des inégalités sociales qu’il est difficile d’envisager si on prend les « -isme » isolément, et donc de mieux agir sur elles. Exemple. On sait que les femmes handicapées sont plus à risque de subir des violences sexuelles, et que celles-ci prennent des formes différentes. Par exemple, elles peuvent être vulnérables aux abus de personnes dont elles dépendent pour recevoir certains soins. Il faut donc que le gouvernement du Québec comprenne « l’intersection » entre capacitisme et sexisme s’il veut offrir des services de prévention et de lutte contre les violences sexuelles qui répondent véritablement aux besoins de toutes les femmes, y compris les femmes handicapées. Sans une approche intersectionnelle, les programmes gouvernementaux ressemblent aux vêtements « taille unique » dans les magasins : censés faire à tout le monde, ils ne font bien à personne. Sinon, peut-être, à la « femme moyenne », que ses créateurs imaginent tout seuls dans leur tête. Autre exemple. On sait que les femmes noires sont plus à même de développer certains types de problèmes de santé que d’autres femmes. On pense aux fibromes utérins, notamment. On sait aussi, grâce aux études américaines, que certains cancers, comme le cancer du sein, sont en moyenne plus agressifs chez les femmes noires. Une Santé publique « qui ne voit pas les couleurs » ne peut sensibiliser adéquatement l’ensemble de la population en fonction de ses niveaux de risque, et le personnel soignant ne peut recommander des tests de dépistage en conséquence. En refusant de collecter des données qui permettent une « analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle », pour reprendre le texte de la motion de la semaine dernière, on peut affecter très concrètement la qualité de vie et la longévité de plusieurs citoyennes. Des exemples comme ça, on pourrait en donner des dizaines d’autres. Mais le principe de base reste le même : quand on fait semblant que toutes les femmes sont pareilles, on ne peut pas les traiter de manière équitable. Souvent, la résistance à l’intersectionnalité s’exprime par une crainte. Pourquoi parler, entre femmes, de nos différences ? demande-t-on. Ne serait-ce pas là chercher à nous diviser ? Le féminisme intersectionnel est-il, par définition, peu « rassembleur » ? Pourquoi ne pas plutôt parler que des grands combats qui affectent toutes les femmes, et concentrer nos efforts là ? Ce sont là de bonnes questions — qui partent tout de même d’une prémisse particulière. Ce type de questions sous-entend que la diversité des femmes est… une faiblesse. Quelque chose qu’on ferait mieux d’ignorer pour former un mouvement plus fort. Alors que, dans le concret, les mouvements qui font semblant que toutes les femmes se ressemblent entraînent, nécessairement, une exclusion. Plus les femmes s’éloignent de la condition « moyenne » qu’on s’imagine être la réalité « ordinaire » de toutes, moins leurs droits risquent d’être défendus par ce type de mouvements féministes. Encore un exemple. Bien des travailleuses domestiques viennent au Canada avec des permis de travail temporaires, souvent liés à leur employeur. Elles sont donc particulièrement vulnérables à des abus de pouvoir de la part de leurs patrons. Mais un mouvement féminisme qui priorise les combats « rassembleurs » n’organisera jamais de mobilisation pour les droits des travailleuses domestiques étrangères. Après des décennies de féminisme soi-disant « rassembleur », donc, les droits des femmes ont avancé dans une foule de domaines. Pour plusieurs, les combats légaux sont largement derrière elles — reste à faire évoluer les moeurs. Alors que pour d’autres — comme les travailleuses étrangères, mais aussi les travailleuses du sexe, les femmes trans, etc. —, d’importantes réformes légales doivent encore être mises en place, et elles se font beaucoup plus tardivement. Un féminisme qui n’est pas intersectionnel, donc, est un féminisme où certaines femmes « font la file », éternellement, sans que l’heure de leurs droits advienne jamais. Si ce féminisme est le féminisme caquiste, il vaudrait mieux le dire clairement, idéalement avant le 8 mars prochain.
Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland. » Le Devoir encourage la participation à un débat respectueux en fonction de ses règles de modération. Afin d’éviter les débordements, les commentaires ont été fermés à la suite de cette publication.
La semaine dernière, la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, a refusé d’appuyer une motion proposée par Québec solidaire à l’approche de la Journée internationale des droits des femmes, qui se tient le 8 mars de chaque année.
La motion encourageait notamment l’Assemblée nationale dans « l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle afin de défendre les droits de toutes les femmes au Québec ». C’est la notion d’intersectionnalité, ici, qui aurait refroidi la CAQ.
La notion peut sembler abstraite, mais justement, à l’approche du 8 mars, il serait important de comprendre ce dont il est question. Si le gouvernement décide que son féminisme n’est pas « intersectionnel », les implications sont grandes. Donc expliquons.
Le mot « intersectionnalité » a été popularisé à la fin des années 1980 par la professeure de droit américaine Kimberlé Crenshaw — mais il renvoie à une manière de comprendre les droits des femmes et de lutter pour eux qui a existé sous plusieurs formes, sur plusieurs continents.
Dans ses recherches, Kimberlé Crenshaw s’était notamment penchée sur une poursuite contre General Motors (GM) dans laquelle cinq femmes noires accusaient la compagnie de discrimination envers elles. Or, les tribunaux trouvaient à l’époque que GM ne pouvait être coupable de racisme, car elle engageait des hommes noirs sur son plancher d’usine, ni de sexisme, car elle employait des femmes blanches à des postes de secrétaire. Une entreprise pouvait donc refuser systématiquement d’engager des femmes noires sans qu’il y ait de mots, ni donc de prise légale, pour ce type de discrimination.
La chercheuse a donc proposé le terme « intersectionnalité » comme outil d’analyse. J’insiste, ici, sur le mot « outil ». L’intersectionnalité est un outil qui permet de mieux nommer et comprendre des inégalités sociales qu’il est difficile d’envisager si on prend les « -isme » isolément, et donc de mieux agir sur elles.
Exemple. On sait que les femmes handicapées sont plus à risque de subir des violences sexuelles, et que celles-ci prennent des formes différentes. Par exemple, elles peuvent être vulnérables aux abus de personnes dont elles dépendent pour recevoir certains soins. Il faut donc que le gouvernement du Québec comprenne « l’intersection » entre capacitisme et sexisme s’il veut offrir des services de prévention et de lutte contre les violences sexuelles qui répondent véritablement aux besoins de toutes les femmes, y compris les femmes handicapées.
Sans une approche intersectionnelle, les programmes gouvernementaux ressemblent aux vêtements « taille unique » dans les magasins : censés faire à tout le monde, ils ne font bien à personne. Sinon, peut-être, à la « femme moyenne », que ses créateurs imaginent tout seuls dans leur tête.
Autre exemple. On sait que les femmes noires sont plus à même de développer certains types de problèmes de santé que d’autres femmes. On pense aux fibromes utérins, notamment. On sait aussi, grâce aux études américaines, que certains cancers, comme le cancer du sein, sont en moyenne plus agressifs chez les femmes noires. Une Santé publique « qui ne voit pas les couleurs » ne peut sensibiliser adéquatement l’ensemble de la population en fonction de ses niveaux de risque, et le personnel soignant ne peut recommander des tests de dépistage en conséquence. En refusant de collecter des données qui permettent une « analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle », pour reprendre le texte de la motion de la semaine dernière, on peut affecter très concrètement la qualité de vie et la longévité de plusieurs citoyennes.
Des exemples comme ça, on pourrait en donner des dizaines d’autres. Mais le principe de base reste le même : quand on fait semblant que toutes les femmes sont pareilles, on ne peut pas les traiter de manière équitable.
Souvent, la résistance à l’intersectionnalité s’exprime par une crainte. Pourquoi parler, entre femmes, de nos différences ? demande-t-on. Ne serait-ce pas là chercher à nous diviser ? Le féminisme intersectionnel est-il, par définition, peu « rassembleur » ? Pourquoi ne pas plutôt parler que des grands combats qui affectent toutes les femmes, et concentrer nos efforts là ?
Ce sont là de bonnes questions — qui partent tout de même d’une prémisse particulière. Ce type de questions sous-entend que la diversité des femmes est… une faiblesse. Quelque chose qu’on ferait mieux d’ignorer pour former un mouvement plus fort. Alors que, dans le concret, les mouvements qui font semblant que toutes les femmes se ressemblent entraînent, nécessairement, une exclusion. Plus les femmes s’éloignent de la condition « moyenne » qu’on s’imagine être la réalité « ordinaire » de toutes, moins leurs droits risquent d’être défendus par ce type de mouvements féministes.
Encore un exemple. Bien des travailleuses domestiques viennent au Canada avec des permis de travail temporaires, souvent liés à leur employeur. Elles sont donc particulièrement vulnérables à des abus de pouvoir de la part de leurs patrons. Mais un mouvement féminisme qui priorise les combats « rassembleurs » n’organisera jamais de mobilisation pour les droits des travailleuses domestiques étrangères.
Après des décennies de féminisme soi-disant « rassembleur », donc, les droits des femmes ont avancé dans une foule de domaines. Pour plusieurs, les combats légaux sont largement derrière elles — reste à faire évoluer les moeurs. Alors que pour d’autres — comme les travailleuses étrangères, mais aussi les travailleuses du sexe, les femmes trans, etc. —, d’importantes réformes légales doivent encore être mises en place, et elles se font beaucoup plus tardivement.
Un féminisme qui n’est pas intersectionnel, donc, est un féminisme où certaines femmes « font la file », éternellement, sans que l’heure de leurs droits advienne jamais. Si ce féminisme est le féminisme caquiste, il vaudrait mieux le dire clairement, idéalement avant le 8 mars prochain.
Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.
» Le Devoir encourage la participation à un débat respectueux en fonction de ses règles de modération. Afin d’éviter les débordements, les commentaires ont été fermés à la suite de cette publication.
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