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De l’écriture inclusive à la translangue

De l’écriture inclusive à la translangue

François Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

Par François Rastier

Principe fondamental de l’économie contemporaine, la dérégulation s’étend du monde économique au monde social, notamment par le biais d’internet. Les grandes firmes entretiennent l’individualisme asservi du client-roi par la customisation qui donne à chacun l’illusion de fixer ses propres règles. 

Fixer soi-même les règles d’une langue, c’est cependant s’arroger un pouvoir exorbitant mais illusoire, et qui dépasse l’action politique pour toucher à la mystique. Adam et sans doute Ève ont jadis imposé leurs noms aux choses, et ont assumé la dignité d’onomatothètes. La créativité revendiquée des grammaires queer montre que leurs auteurs se posent en nouveaux Adams et surtout en Èves futures. En créant de nouveaux mots, de nouvelles règles, de nouvelles graphies, ils n’entendent pas seulement changer la langue mais changer le monde (social) dont elle serait le décalque vicié ou vicieux. D’où les néologismes : l’identité étant affaire de mots, la transidentité sera affaire de néologismes, barbarismes, solécismes et cacographies qui tous tendent vers un objectif commun, la formation d’une translangue qui revivifie la magie du langage. 

Le retour aux conceptions magiques du langage se traduit dans trois domaines.

  1. Le premier est celui de l’évocation : le mot suscite la chose, et donc le e pourra susciter la femme. La performativité théorisée par Butler, créatrice de la théorie du genre, n’est pas seulement reprise de Lyotard, elle renvoie à la théorie sacramentelle médiévale : dire c’est vraiment faire.
  2. Le deuxième est celui du tabou : après avoir créé des formes féminines, on supprimera des formes masculines. Ainsi dans la contre-tribune de Mediapart, les collègues (hommes et femmes) parlent d’eux au féminin, et s’adressent de même à ceux qu’ils critiquent, dont l’auteur de ces lignes. La disparition du masculin s’apparente ici à la cancel culture, transposée ici aux règles d’usage.
  3. Le troisième est celui du cryptage et du décryptage par la création de codes de signaux. Par exemple, selon les spéculations de Mme Viennot, pour la première fois dans l’histoire des spéculations cryptiques sur le langage, l’accent aigu se voit comparé et assimilé à un pénis : « l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur » (Viennot, 2018 : 18) [nb: On imagine la symbolique torride des diacritiques dans des langues comme le tchèque]. 

Quant à l’alternance des rimes masculines et féminines, elle « traduit l’idéal hétérosexuel des rapports humains » (p. 19). Ainsi, non seulement la dénomination de rimes relèverait de la sexualité, mais leur alternance constituerait une promotion de l’hétérosexualité. Hélas, homme est une rime féminine. Le poème de La Fontaine sur La captivité de Saint Malc cachait-il donc un éloge de l’hétérosexualité ? Comme il est écrit à rimes plates, on pourrait arguer avec plus de vraisemblance encore que les vers appariés, tantôt à finale dite féminine, tantôt à finale dite masculine, forment des couples de même sexe, alternativement lesbiens et gays. Comme le langage et la réalité se confondent, Mme Viennot peut même affirmer que des mots sont « bisexuels » comme ‘amour’ (p. 81), et que ceux qui ont changé de genre sont « trans » (p. 81 [On ignore si les ‘sentinelles’ et les ‘gardes-françaises’ sont cisgenres ou gays. Jusqu’à présent, ces projections fantasmatiques ne se rencontraient qu’en littérature, chez Genet, notamment, mais avec un humour étranger aux imperturbables grammaires queer]). Bref, la casuistique des catégories LGBTQIA+ se voit plaquée sur les catégories morphologiques.

D’autres phénomènes cryptiques attestent le caractère ésotérique de l’inclusivisme radical. Ainsi, l’auteure d’une grammaire trans, chargée de cours à la Sorbonne, signe Alphératz, du nom de l’étoile majeure de la nébuleuse d’Andromède – mot qui signifie « Celle qui domine les hommes ». Elle crée une foule de termes et de suffixes trans qui sont autant d’éléments d’une translangue : « amiralx, digitalx, principalx, certan, écrivan, human, députæ, harcelæ, spécialisæ, bial ou béal (neutre de beau), homosexuæl, agenx, inconscienx, présidenx, concubaine, laborantaine, voisaine, civilx, subtilx… » (2019, passim). 

Dans la translangue, la lettre x est privilégiée, en anglais comme en français. En voici une raison, énoncée par les directrices de la maison d’édition iXe, dont Mme Viennot est une auteure vedette : « La lettre sous laquelle elle s’affiche exprime l’anonymat, le classé secret ou classé obscène, l’indifférenciation et la multiplication, le sexe, la sexualité, la potentialité de la sexuation.  iXe endosse cette polysémie troublante en se plaçant par jeu sous le signe neutre de l’algèbre : [iXe = l’inconnue de l’équation] ». En revanche, la lettre y est absente, pour des raisons qu’éclaire Valerie Solanas : « Le mâle est un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital » (2013 : 4).

Les idiomes qui résultent de l’inclusivisme trans rappellent fort les médiévales langues elfiques du Seigneur des Anneaux, ou les codes futuristes comme le klingon de Star Trek. De même, les alphabets non genrés évoquent des alphabets elfiques comme les tengwar de Fëanor et les cirth de Daeron. L’inclusivisme n’entend pas pour autant créer une langue imaginaire de plus : il s’agit d’artificialiser la langue pour la rédimer de son masculinisme et l’améliorer. La translangue qui en résulte peut être comprise comme une élaboration transhumaniste. 

La principale auteure à faire le lien entre postféminisme utopique et transhumanisme avait été dès 1985 Donna Haraway, dans son Cyborg Manifesto [Essai qui a marqué les premières heures du cyberféminisme, publié en 1985 dans la Socialist Review, puis repris en 1991 dans son livre Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, 2007 (tr. fr. « Manifeste Cyborg: Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », in Manifeste Cyborg et autres essais (2007)]. L’artificialisation de la langue « naturelle » par des signaux factices évoque si bien la figure du cyborg que Julie Abbou finit son « Débinariser le genre linguistique. Des déesses aux cyborgs, du grammatical au sémiotique » par le slogan : « Plutôt cyborg que déesse ». Elle reprend ainsi la célèbre formule « j’aime mieux être cyborg que déesse » forgée par Donna Haraway dans son manifeste transféministe. 

Les liens entre le transhumanisme et la tradition gnostique ont été plusieurs fois soulignés [voir Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Hachette, 2009 et l’auteur, 2004, 2019]. Ils concordent sur une même scansion de l’Histoire du Salut : la corruption et l’oubli de la condition originelle, la prise de pouvoir par un Prince de ce monde, démiurgique ou satanique, la restauration finale par la destruction de ce pouvoir mauvais, dans une perspective généralement eschatologique [Voir Jean Doresse, « La Gnose, origines des sectes gnostiques », dans Histoire des Religions, Tome 2, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1972, p. 389-393 : « L’oubli de la condition originelle est une image spécifiquement gnostique. (…) La découverte du principe transcendant à l’intérieur de Soi-même constitue l’élément central de la religion gnostique »]. Par le biais notamment de Heidegger, qui souligne leur coloration antijudaïque et antisémite [Elle est traditionnelle depuis les premiers hérésiarques gnostiques, Marcion et Valentin. Ces auteurs excluent une grande partie de l’Ancien Testament. Certaines sectes, comme les Naasséniens, assimilaient à Satan le Dieu judaïque], les schèmes néo-gnostiques se sont multipliés dans le post-modernisme et la déconstruction, chez des auteurs comme Giorgio Agamben.

Dans la société du spectacle, l’obscurcissement par l’oubli devient invisibilisation. Et la scansion gnostique du temps recoupe la conception singulière de Mme Viennot concernant l’histoire de la catégorie du genre en français puisqu’elle se voit scandée par les étapes d’une invisibilisation des femmes, due aux grammairiens masculinistes, puis d’une libération inclusiviste en cours.

Le Diable rôde cependant dans l’historiographie gnostique. Mme Viennot intitule Le retour du péril mortel ! sa réponse à une tribune critique de l’écriture inclusive parue dans Marianne. Elle commence en précisant que « le covid (oui, LE covid) continue de faire rage » (2020), et, contrairement à l’usage établi, elle masculinise cette maladie assez dangereuse pour ne pas être au féminin. Puis elle précise que « l’Homme laisse ses sales pattes partout ! », et partant de cette exclamation, on serait en droit de voir le Mâle (ou le Mal ?) partout. La majuscule essentialise une puissance mauvaise et universelle, bref le Prince de ce Monde. Ainsi les signataires de la la tribune que critique Mme Viennot ont-ils vendu leur âme au Diable, puisqu’elle voit parmi eux « trois quarts de retraité·es qu’on imagine tout à fait déboussolé·es devant ce #MeToo linguistique, et prêt·es à vendre leur âme au Diable [Mme Viennot, dument retraitée, ne prononce pas ici une autocritique. Elle se réclame d’un « #MeToo linguistique », comme s’il fallait dénoncer des particularités de la langue française au même titre et avec la violence accusatrice qui atteint des violeurs présumés] ». 

Mais quel Diable ? : « Au Diable, c’est-à-dire à ceux qui mènent la danse ». Leur procès inquisitorial commence, « car parmi les 4 qui avouent (je souligne) avoir rédigé la tribune », elle ne mentionne que deux noms de tradition askenaze, puis elle cite un nom séfarade parmi les dizaines de signataires. Le complot judéo-masculiniste prend corps quand elle rappelle que ces trois collègues animent un blog qu’elle juge « antiféministe ». Ainsi le Diable se cache-t-il dans des détails [Des inquisiteurs jadis évoquaient : la « Synagogue de Satan », le « Sabbat des sorcières ». Dans certains corpus de l’entre-deux-guerres, et dans la tradition de l’antisémitisme archaïque, Teufel renvoie collectivement aux Juifs. Par exemple, sans même évoquer Mein Kampf ou les Cahiers noirs de Heidegger, le roman Der Giftpilz, écrit en 1938 par Julius Streicher, créateur de Der Stürmer, torchon antisémite, dénonçait dans le Juif le « diable sous forme humaine »] sur lesquels il serait discourtois de s’appesantir.

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