[article d’Alexandru Călinescu, professeur à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași, critique littéraire et écrivain, paru en roumain le 18 juin 2021 sur le site Ziarul de Iași]
La littérature, pour faire référence à mon domaine d’activité, a-t-elle un intérêt? Soyons sérieux: désormais, seules comptent les études de genre et les études décoloniales. Ce qui au départ semblait être une mode est devenu une impérieuse obligation.
En regardant en arrière sans passion et sans colère, je peux dire que – d’un certain point de vue – j’ai eu de la chance. À l’exception du lycée, où les sciences humaines étaient fortement idéologisées, en tant qu’étudiant, j’ai été protégé, grâce à la plupart de mes professeurs, de l’ivresse politique (en plus j’ai bénéficié de la relative « libéralisation » du milieu des années 1960). À la fac, j’ai pu enseigner la littérature française et la théorie littéraire à volonté, sans faire de concessions et sans craindre d’être « censuré ». J’étais aussi libre dans les cours et les séminaires qu’après 1989 (et le fait d’avoir de tels espaces de liberté était aussi un moyen de survie). J’ai rencontré, dans les années 1990, le monde universitaire français, dans des conditions de normalité réconfortante. Mais ce qui se passe actuellement dans les universités américaines et d’Europe occidentale nous rappelle, à l’Est, l’atmosphère sinistre et irrespirable des années 1950. Comme alors, tout est politisé, vous êtes obligé d’appliquer une grille idéologique simpliste, partout il y a des « commissaires » qui sanctionnent toute déviation du dogme.
Y a-t-il un intérêt pour la littérature, pour faire référence à mon domaine d’activité? Soyons sérieux: désormais, seules comptent les études de genre et les études décoloniales. Ce qui au départ semblait être une mode est devenu une impérieuse obligation. Les études de genre, cette pseudo-science dont les dérives sont d’un énorme ridicule, a pénétré partout, représentant le « sésame » pour participer à des colloques, obtenir des bourses, publier dans des revues bien cotées, etc. Non moins omniprésentes sont les études décoloniales, également un symptôme des fixations idéologiques par lesquelles la société occidentale veut expier tous ses péchés, passés, présents et futurs.
La lutte contre le colonialisme et l’impérialisme était l’un des thèmes privilégiés de la propagande soviétique. La lutte n’était pas du tout désintéressée: l’Union soviétique voulait occuper les espaces laissés libres par le retrait des pays occidentaux colonisateurs, ce à quoi elle a réussi en de nombreux endroits. La partie embarrassante et absurde de l’histoire était que l’Union soviétique était elle-même devenue une grande puissance impérialiste, colonisant les États qui formaient l’URSS ainsi que les pays « libérés » d’Europe centrale et orientale. Progressivement, les États occidentaux qui possédaient les colonies leur ont accordé l’indépendance, tandis que les États du « camp socialiste » ne l’ont obtenue que lorsque l’URSS a réalisé qu’elle avait perdu la partie et était sur le point d’imploser, ce qui n’a pas tardé. Le processus de décolonisation a connu différentes hypostases, certaines non violentes, d’autres – au contraire – avec des épisodes dramatiques, comme ce fut le cas en Algérie. Les Britanniques trouvèrent une solution élégante, celle d’établir une association des anciens États coloniaux – le Commonwealth. Dans plusieurs pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, la décolonisation a entraîné l’infiltration des communistes, d’où des conflits et des guerres sanglantes. La mise en place de régimes marxistes a plongé un certain nombre de pays africains dans la pauvreté et la corruption. Bien sûr, aucune personne ayant la tête sur les épaules ne peut idéaliser ou regretter le colonialisme. Comment passer sous silence les atrocités commises au Congo belge sous le règne de Léopold II? D’autre part, n’oublions pas que la « mission civilisatrice » des Européens, à laquelle nous nous référons aujourd’hui par dérision, était la conviction sincère de nombreuses personnes de bonne foi, qui ont fait assez de bonnes choses – chemins de fer, routes, écoles, hôpitaux, etc. Contrairement aux idées reçues, la France ne s’est pas enrichie dans les colonies, au contraire, elle a investi plus qu’elle n’a fait de profit (comme l’a démontré un grand économiste, Jacques Marseille). Mais alors que la lutte contre le « suprémacisme blanc » prévaut aujourd’hui, on demande à l’Occident de mettre des cendres sur sa tête et d’admettre que rien ne l’absoudra de sa culpabilité. Récemment, le président Macron s’est rendu au Rwanda où il a présenté ses excuses pour la responsabilité française dans l’un des pires génocides du XXe siècle, alors que le génocide a été commis par certains Africains sur d’autres Africains. C’est aussi l’essence de l’idéologie décoloniale: les anciens pays colonialistes seraient restés colonialistes, comme l’homme blanc reste, par nature, « suprémaciste » et raciste.
L’université et le monde de la culture sont parasités par cette idéologie vindicative. Je vais donner un exemple récent et parlant: Aida de Verdi mis en scène à Paris ce printemps par la réalisatrice néerlandaise Lotte de Beer. Les entretiens qu’elle a accordés avec générosité montrent la jeune réalisatrice volubile et souriante, soutenant fermement ses idées. Lotte de Beer rappelle que l’œuvre de Verdi a été composée à l’époque où l’art égyptien était pillé et exposé dans les grands musées européens. Dès lors, la réalisatrice déplace l’action de l’opéra dans un musée où sont exposés des chefs-d’œuvre volés aux colonies. Les esclaves éthiopiens n’ont plus de visages noirs, car cela constituerait un crime d’appropriation culturelle. Les personnages ont des costumes du XIXe siècle, Radamès est vêtu d’un uniforme d’officier de l’armée impériale française, les « colonialistes » sont très caricaturaux. Heureusement, les solistes et l’ensemble de l’Opéra de Paris se produisent au plus haut niveau (l’enregistrement du spectacle, réalisé par la chaîne Arte, est en ligne: il suffit de faire abstraction de ce que l’on voit). La réalisatrice est fière d’autres succès similaires. L’automne dernier, elle a joué à l’Opéra de Malmö Falstaff de Verdi. Là, Falstaff avait le visage de… Donald Trump! Elle avait raison: Trump venait de perdre les élections. Bien sûr, l’œuvre (transposée – décoration, costumes, etc. – de nos jours) est apparue comme un manifeste féministe…
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