Françoise Vergès : « L’universel dont se réclame le musée est une arme de domination coloniale » (Programme de désordre absolu)

Françoise Vergès : « L’universel dont se réclame le musée est une arme de domination coloniale » (Programme de désordre absolu)

Collectif

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Françoise Vergès : « L’universel dont se réclame le musée est une arme de domination coloniale » (Programme de désordre absolu)

Read More  Avec Programme de désordre absolu : décoloniser le musée, Françoise Vergès signe un des essais majeurs de ce début d’année. À rebours de l’idée néo-libérale selon laquelle la décolonisation du musée occidental serait impossible, Vergès propose, dans le sillage de Frantz Fanon, une puissante réflexion qui repasse par l’histoire du musée, qui n’a jamais été un espace neutre. Participant à l’élaboration d’un pseudo-universel, le musée occidental est un outil de domination qui, désormais, doit être déconstruit dans un monde post-raciste et post-capitaliste. A l’heure où Emmanuel Macron annonce une loi accélérant la restitution des œuvres volées aux peuples africains, Diacritik est allé interroger le temps d’un grand entretien Françoise Vergès sur ce programme de décolonisation des musées occidentaux.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et si pertinent Programme de désordre absolu qui vient de paraître à La Fabrique. Le sous-titre, explicite, informe sans détour sur la nature même du projet d’action : Décoloniser le musée. Mais comment le musée en est-il venu à occuper une place centrale dans les réflexions que vous élaborez ici ? Vous convoquez au cours de votre essai vos expériences notamment au musée du Louvre où en 2012, dans le cadre de la Triennale de Paris, vous avez organisé des visites guidées sous le titre « L’esclave au Louvre, une humanité invisible » ou encore à La Réunion de la création impossible de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR). En quoi ces deux expériences ont pu vous convaincre de la nécessité d’œuvrer à montrer comme vous le dites que le « musée universel est un musée d’essence impérialiste et coloniale » ?
Des précisions : je parle du musée universel inventé en Occident où 61% des musées se trouvent, donc dès le départ, quand on dit « musée » il faut savoir qu’une asymétrie existe et qu’elle est due non pas à un talent inhérent mais à l’accumulation de richesses qu’exploitation, colonialisme et impérialisme permette. Ces musées qui ont acquis un renommée mondiale grâce à des collections dont l’ampleur et le prestige repose notamment (mais pas que) sur une histoire de l’art forgée en Occident (les « grands maîtres », le « grand art »..) et la spoliation. Il y a aussi des inégalités entre grands musées nationaux et petits musées, ces derniers étant moins dotés, les musées privés de milliardaires ont les plus grandes ressources budgétaires et bénéficient du soutien actif de l’État. Je pose la question : sur quoi repose l’hégémonie de ce modèle, car à voir les musées qui sont construits des dernières décennies, on observe le même modèle : collection prestigieuse, curateurs mondialement connus, désir d’être sur la carte mondiale des lieux qu’il faut visiter.
Dans les musées du Nord global, la temporalité occidentale s’est imposée (Antiquité, XVe, XVIIe etc), et les écoles. Aujourd’hui, les directions s’efforcent de « faire dialoguer les objets », « des cultures » ou de croiser « des temporalités » répondant à un tournant épistémologique. Ce n’est pas toujours réussi, mais surtout la notion de « dialogue » pourrait être interrogée. Qui a mis en scène ce dialogue ? Mets-il en dialogue deux parties égales ?
On note aussi toute une attention aux mouvements ou aux artistes que l’hétéronormativité blanche a masqué, les artistes femmes ou noires, asiatiques, arabes, qui ont été effacé d’un mouvement. C’est important. Comme sont importantes toutes les initiatives, pratiques, expériences, qui le plus souvent ne se déroulent pas dans les institutions, mais à côté, dans des espaces « marrons » (au sens d’autonomes) et qui font entrevoir d’autres récits, narrations, écritures de l’histoire, regards… C’est absolument passionnant.
J’explique dans le livre que je suis venue tardivement au musée (pas de musée à La Réunion dans mon enfance et adolescence). Quand j’ai commencé à visiter des musées, je n’étudiais pas encore de près l’histoire de cette institution ou de sa structure. Je savais que les musées en Europe étaient pleins d’objets volés ou spoliés durant la colonisation, parce qu’il n’y pas colonisation et impérialisme sans extraction et expropriation. Je savais aussi que tous les mouvements révolutionnaires, sociaux et de libération, en s’intéressant aux arts et à la culture dans le processus de libération, ont dénoncé la manière dont les musées effaçaient, marginalisaient, ignoraient des créations et productions, et que l’acte d’expropriation, propre à la colonisation était soigneusement masqué. On peut penser entre autres au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956, la création de festivals –Festival mondial des arts nègres à Dakar (1966), Festival panafricain d’Alger (1969)- de troupes de théâtre, de festivals de cinéma (FESPACO, 1969), ou des maisons d’éditions (Présence africaine) témoignent de cet effort, qui continue aujourd’hui. Les mouvements féministes, de libération noire, de la classe ouvrière, des artistes questionnent les normes patriarcales et racistes. On se demande : comment se libérer des images, des représentations, des récits qui ont aliéné, faussé, marginalisé, ignoré des pratiques émancipatrices et comment forger de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de représentation, de transmission et de connaissance ? Comment se libérer de la colonialité du savoir, créer d’autres pédagogies ? Et surtout comment faire émerger d’autres formes et pratiques de représentation et de narration ? Cette dernière question est la plus importante. Il faut faire un effort d’imagination, oser secouer les évidences, réinterpréter, revoir les archives, étudier comment peinture, photographie, cinéma, imposent des stéréotypes, proposer de nouvelles formes de narration.
J’ai été témoin à La Réunion, et parfois partie prenante, du contre-mouvement culturel qui proposait d’autres narrations que celle de l’État français. Le mépris dans lequel l’État français et la caste blanche locale tenaient la langue créole, la culture, la musique, les savoirs et les mythes réunionnais m’ont très tôt rendue sensible aux questions de représentation. À ce mépris, s’ajoutait une ignorance revendiquée, du racisme et la conviction d’avoir une culture supérieure (cela n’a pas beaucoup changé). D’autre part, j’ai très tôt eu accès grâce à la bibliothèque familiale à des littératures non-européennes, les luttes du Sud global étaient discutées à table, les cultures locales (afro-malgache, hindouiste, musulmane) ne m’étaient pas étrangères et d’autres images que celles de l’école française m’étaient familières grâce aux revues et journaux révolutionnaires que mes parents recevaient. Ma mère m’emmenait aux séances des deux ciné-clubs de gauche locaux. J’ai donc reçu une éducation culturelle parallèle à celle de l’école française et des médias, une éducation plus riche que ces dernières et ancrée dans une autre région du monde que l’Europe, le monde indiaocéanique.
Je peux dire que j’ai toujours été attentive à ce qui n’était pas hégémonique, et donc, à la manière dont l’hégémonie se constitue et comment elle fabrique le consentement au racisme et à l’exploitation. J’ai toujours été attentive aux images et aux récits qui « échappent » au monde occidental. Quand Yann Le Masson est venu à La Réunion filmer Sucre amer (1963) qui dénonçait la fraude systématique sous Debré et le racisme, j’étais fascinée. Je voulais devenir monteuse. Les photos prises dans les années 1970s par des photographes proches du PCR montrent des visages joyeux, rieurs ou attentifs, des personnes qui n’étaient jamais photographiées, alors que la photographie officielle était raciste ou paternaliste. Mais j’ai aussi appris à être attentive à la répétition dans les pays qui se sont libérés du colonialisme, de la censure envers des cultures minorées, ignorées, censurées par l’État-nation postcolonial. Ce dernier s’est souvent construit sur le modèle européen –une langue, une culture, une religion. Le modèle de la « culture nationale » quand cette dernière exclut des minorités, des sexualités non hétéro-normatives, d’autres langues et récits, où des arts deviennent ceux de la nation identifiée comme une, reste prégnant. Faire une critique décoloniale du musée universel occidental, c’est aussi poser un regard critique sur les musées dits « nationaux » dans le Sud global. Si je comprends l’importance d’affirmer l’existence d’une communauté nationale contre l’ancien colonisateur, reconstituer la nation contre des groupes et communautés conçues comme marginales mais qui vivent dans l’espace national est une répétition du modèle colonial. L’homogénéité de la nation doit être questionnée. Le musée national ne laisse pas entrer les queer, les trans, les peuples autochtones, les pauvres, les refugié.e.s. Ce qui n’est pas surprenant vu la conception de la communauté nationale. La solution a souvent été de consacrer un musée aux cultures autochtones, minoritaires ou diasporiques. Mais posons nous la question de cette approche : que signifierait construire un musée en Guyane « française » où vivent des peuples autochtones – arawak, kali’na, pahikwene, teko, wayampi et wayana-, des Bushinenge (communautés de marron.ne.s), des descendants d’esclaves, de colons, d’immigrés hmong, brésiliens, haïtiens et des français.es, couvert en grande partie par la forêt amazonienne, où l’extraction de l’or pollue les grands fleuves avec qui les peuples autochtones ont une relation intime, où existe la base de Kourou,  et où l’État français, qui refuse toujours de signer l’article 169 de l’OIT qui reconnaît des droits aux nations autochtones  et où il est propriétaire de 90% des terres ( !). Chacun son musée ? Ou bien se demander comment aborder ces temporalités et ces spatialités entremêlées, les diversités de rapport à la terre, au monde, à la forêt, à l’eau, l’esclavage, le colonialisme, l’économie d’extraction et d’expropriation et les arts bushinenge, arawak, kali’na, pahikwene, teko, wayampi et wayana.  Malgré des expositions (et les demandes viennent parfois de ces peuples), la question demeure : assiste t’on à une entreprise de pacification, à de l’ « art-washing » ?
Quand on travaille comme moi sur l’esclavage et ses « après-vies » (afterlives), c’est-à-dire le lien entre esclavagisme et racisme anti-Noir aujourd’hui, on s’intéresse aux représentations picturales et narratives des Noir.e.s. Ce ne sont jamais des illustrations. Ces images sont constitutives du régime d’exploitation raciale et de dépossession. L’analyse critique des représentations des femmes, de toustes les colonisé.e.s et racialisé.e.s, des classes populaires contribue à la décolonisation. L’étude de la sexualisation, de l’animalisation, de l’opposition entre le degré de civilisation que l’Occident aurait atteint (palais, musées, opéras, littérature) et celui d’autres cultures qui auraient soit perdu leur gloire d’antan, soit auraient à peine atteint « l’âge d’homme » a énormément apporté à la théorie des régimes visuels. Les régimes visuels de l’antisémitisme, du racisme anti-Noir.e, de l’Islamophobie, du sexisme, du mépris de classe ne sont pas de simples chapitres que l’on aborde en passant. Dans les années 1970, montrer des femmes militantes en armes (Algérie, Cuba, Vietnam, USA avec les Black Panthers) cassait l’image de la femme passive, celle qui attend le soldat mais aussi les images racistes et orientaliste. Poing levé, fusil en mains, marchant dans les maquis ou posant des bombes, les images de ces femmes ont accompagné mon adolescence. Le voile était un vêtement de résistance pendant la guerre de libération algérienne, comme l’a expliqué Frantz Fanon. Les normes blanches de la beauté étaient rejetées. En France, le MLF dénonçait les images hétéronormées de « la femme », le « Moulinex libère la femme », l’injonction à la  minceur, la violence sexuelle au travail, l’indifférence des syndicats aux spécificités des femmes dans le monde du travail salarié. S’interroger sur comment l’histoire de l’art (une discipline qui a sa propre généalogie patriarcale, coloniale et raciale) représente Noir.e.s, Asiatiques, Arabes et autres peuples non-européens, et les classes populaires mais aussi les paysages. On sait que les tableaux des paysages nord-américain  somptueux mais vides ont conforté l’idée d’une terra nullius à occuper et coloniser, que les représentations de la mer ont obéi à l’image occidentale d’un espace dangereux, plein de créatures monstrueuses alors que pour des peuples du Pacifique notamment, les représentations des espaces maritimes sont totalement différentes. Ces représentations ne sont pas que des images, elles ont contribué à formuler des lois, à inventer des techniques.
Le musée, de par son origine patriarcale, coloniale et impérialiste, est une partie intégrante de la modernité européenne et de la construction de l’État et de ses institutions. C’est une institution centrale de ce dispositif. Comme je l’explique, même si on n’y va pas, cette institution s’insinue dans nos vies. En France, le Louvre tient une place très importante dans l’idée que le pays se fait de lui-même, en abritant une collection prestigieuse logée dans un palais de la monarchie, il ajoute au prestige du pays, conforte l’idée que ce dernier appartient au monde civilisé, car il a su réunir le grand art, les objets témoins de l’esprit de l’humanité. On ne peut pas s’intéresser au processus de décolonisation actuelle en négligeant cette institution que je vois comme un tout social. Il ne s’agit pas de regarder seulement ce qui est accroché au mur mais de se demander qui nettoie, qui garde, quelle a été la formation des historien.ne.s d’art et des conservateurs, comment s’effectue le recrutement, quelles sont les inégalités (de salaire, de statut), comment agissent le racisme et le sexisme structurels ?  La géographie culturelle et artistique de l’État reste coloniale.
La notion de patrimoine s’inscrit dans la loi patriarcale bourgeoise de transmission et d’héritage : le capital doit rester dans la famille, et dès lors il ne faut pas accepter dans la famille une personne qui appartiendrait à une classe ou un groupe vu comme inférieur et qui n’aurait pas le même respect du patrimoine. Je vois un écho de cette conception dans l’argument « ils ne savent pas s’en occupe, ils n’ont pas les musées qu’il faut, ils ont des gouvernements corrompus. Ces trésors seront perdus pour l’humanité », qui s’oppose à la restitution des objets aux Africain.e.s. L’Europe se place en position de savoir ce qui doit advenir d’objets qui ne lui appartiennent pas, c’est « je te rends ce que je t’ai volé mais à la condition que tu suives mes conditions ». Le vocabulaire de ces arguments est puisé dans le vocabulaire de ce que j’appelle le « colonial/racial » pour bien indiquer l’imbrication de ces deux systèmes. L’Europe a privé pendant plusieurs générations, des peuples de leurs arts, rituel, usuel, monarchique, les a accaparés, en a tiré un savoir, a imposé ses catégories et sa temporalité (siècle, origines, destination), en a indiqué la valeur esthétique et financière, puis s’indigne que les peuples puissent en faire ce qu’ils veulent, et peut-être même les sortir du « monde de l’art ». Mais ça ne se passe pas vraiment ainsi, la restitution se fait d’État à État et non de peuple à peuple. L’État pilleur rend à un État qui s’accapare des objets qui appartiennent à des peuples, à des communautés. Ces dernières ont rarement leur mot à dire mais ce n’est pas aux Européens de poser des conditions. Mais l’hégémonie du modèle du musée européen comme seul capable de préserver, indexer et montrer des objets pose question.
Dans son très beau livre Potential History : Unlearning Imperialism (2019), Ariella Aïcha Azoulay dit la même chose que moi : il n’y aura pas de décolonisation du musée sans décolonisation de toute la société et le terme « art » a une connotation coloniale. Pour Azoulay, la photographie a été construite sur des pratiques, structures et régimes impérialistes. Sans l’accumulation primitive de photos, la majorité des musées et des archives en Occident n’existeraient pas, dit-elle. Je n’analyse pas que la photographie, mais à la manière dont les objets sont obtenus pour enrichir les musées. Le musée est présenté comme un espace neutre, le dépôt désintéressé des trésors de l’humanité, mais il n’est pas étranger à l’économie extractiviste. Pas du tout. Le principe d’exhaustivité, qui devient essentiel au cours du 19ème siècle, explique la fièvre de possession qui s’empare des soldats, officiers, administrateurs, colons, explorateurs, à la colonie. Il y a quand même 70 000 objets d’Afrique subsaharienne au seul musée du quai Branly ! Au sujet de l’accumulation primitive fondée sur l’extractivisme, ma visite en 2011(avant sa rénovation) des collections du musée de Tervuren à Bruxelles, musée construit par ordre de Léopold II pour recueillir sa collection d’objets pillés au Congo et ceux de colons, missionnaires et autres, m’a beaucoup marquée. Je n’en revenais pas de voir non pas une dizaine de flèches par exemple mais des milliers, non pas trois têtes d’antilopes, mais des dizaines. J’en avais la nausée, j’imaginais la campagne exhaustive de pillages, vols et d’expropriation qui avait vidé le Congo, comme si rien ne devait échapper aux griffes avares et avides du colon belge, comme s’il lui fallait vider cet immense pays et priver ses habitant.e.s de leurs objets. Rien ne devait échapper aux griffes coloniales. Les chiffres donnent le vertige :  10 000 000 de spécimens animaux, 250 000 échantillons minéraux, 56 000 échantillons de bois, 180 000 objets ethnographiques et 8 000 instruments de musique… Cette obsession de l’exhaustivité est inséparable de l’économie coloniale et capitaliste. J’ai lu que les musées en Angleterre n’avaient plus assez de place pour entreposer et montrer des objets de sa propre histoire. 25% des artefacts trouvés dans mes sites archéologiques du pays ne trouvent pas de place dans les musées tellement ces derniers sont remplis d’objets pris à d’autres peuples. Dans mon livre, je fais allusion aux restes humains que les musées européens possèdent. Ces « restes », c’est-à-dire des morceaux de corps, des cheveux, des crânes, furent collectés pour prouver une hiérarchie raciale de l’humanité. Aujourd’hui, ils fournissent, nous dit-on, des données scientifiques, mais il est totalement légitime de demander : sur quelle éthique s’appuie ces recherches ? Quelles sont ses méthodes ? Les descendant.e.s ont-iels été consulté.e.s ? À qui profite le savoir qui en sort ?  Les musées sont des nécropoles pour des voleurs de cadavres, des profanateurs de sépulture.
Le « musée universel », terme que même l’UNESCO et l’ICOM adoptent est une notion problématique : quel universel ? Quel univers ? Il y a confusion entre un universel comme ce que pourrait constituer un commun qui tienne compte de la planète (monde humain et non-humain) et l’universel tel que l’Europe des Lumières l’a construit. Il y a là tout un débat qui continue à mobiliser intellectuel.le.s, artistes, activistes. Mais est-ce possible de dire d’une institution née en Europe qu’elle est universelle ? Tout contredit cette affirmation : la manière dont l’histoire de l’art se construit, l’idée du beau, la manière dont se constitue la collection, le caractère bourgeois et patriarcal de l’institution, le racisme structurel, les conflits de classe.
Pour en venir sans attendre au cœur de votre essai, vous posez l’idée forte selon laquelle le musée opère, dites-vous, « un formidable retournement rhétorique » qui, pour masquer combien il repose sur des aspects conflictuels et criminels, se présente comme un gardien du patrimoine universel de l’humanité. Or, démontrez-vous sans attendre, cet universel ne se donne en rien comme désintéressé, pacifié ou encore neutre dans la mesure où le musée procède de l’histoire coloniale même. Cet universel devient un outil de domination au point que, dans le sillage de Wandile Kasibe qui affirmait que « les musées sont des scènes de crime », vous affirmez dans une formule très forte : « Les musées sont des champs de bataille ».En quoi ainsi, selon vous, l’universel dont se réclame le musée est une arme supplémentaire dans l’arsenal de domination coloniale, une domination économique, idéologique et politique ? En ce sens le musée n’est-il pas l’expression première de ce que le capitalisme a fini par nommer le soft power qui n’est toujours qu’un hard power ? En quoi le musée est-il un des termes du contrat racial sur lequel repose les sociétés capitalisme ?
L’universel dont se réclame le musée est une arme dans l’arsenal de la domination coloniale. En construisant le musée comme neutre, comme un espace protégé des conflits sociaux et politiques, l’Europe réussit à masquer le crime. « Au-dessus » des conflits, le musée universel offrirait un espace de paix et de réconciliation où j’apprends à regarder ce que le musée me montre sans me poser de questions. Par exemple en regardant les tableaux de Jan Post qui sont au Louvre, je voix un paysage et une plantation du XVIIe dans la colonie hollandaise au nord-est du Brésil. Je peux ne pas voir l’esclavage, je vois des Noir.e.s au Brésil, et je ne m’étonne pas, après tout, c’est ce que je sais du Brésil : Noir.e.s, musique, carnaval. Je vois une plantation mais c’est un décor, un arrière-plan sans signification, un paysage exotique. Certes, Jan Post ne cherchait pas à « représenter l’esclavage », ce qu’il voyait, c’était une réalisation hollandaise, l’architecture raisonnée d’une exploitation (les Hollandais ont perfectionné l’architecture de la plantation esclavagiste et ce modèle a été repris dans toutes les colonies esclavagistes) où l’esclavage (racisme, exploitation, dépossession) disparaissait. Suffirait-il alors de préciser que ce que je vois est une plantation esclavagiste pour changer mon regard ? Je n’en suis pas sûre. Est-ce que cela va me faire prendre conscience ? Je n’en suis pas sûre. Si on me dit : « plantation, esclavage, horrible! », je peux me dire « heureusement c’est fini, sauf peut-être dans des endroits « ‘non civilisés’ ». Le musée universel neutralise l’exploitation. Ce qui est intéressant dans ces tableaux c’est de comprendre qu’une plantation esclavagiste devient un décor, un paysage, qu’elle est neutralisée par la peinture. Je ne demande pas à un tableau du 17ème de dénoncer l’esclavage.  Pour moi, cela n’a pas grand intérêt. Ce que je trouve plus productif, c’est de réfléchir à la transformation d’une plantation esclavagiste en paysage, de la difficulté à représenter le travail dans une économie esclavagiste, et aujourd’hui de capitalisme globalisé : comment montrer l’épuisement, le corps et l’esprit épuisés, et même si je les montre, ça montre quoi ? Je ne parle pas de « l’irreprésentable » mais de l’épaisseur de la matière, du corps.  La culture visuelle ne fait pas que représenter, ou mettre en miroir, ces représentations sont  « partie prenante de structures économiques qui ont fait, et continuent de faire, des vies noires, des marchandises ». (Anna Arabindan-Kesson, Black Bodies, White Gold. Art, Cotton, and Commerce in the Atlantic World, Duke University Press, 2021). Et les vies noires, musulmanes, autochtones, des vies qui ne comptent pas.
Le musée est contemporain de la colonisation, il n’est pas étranger au contrat racial que Charles Mills, philosophe africain-américain dit, dans The Racial Contract (1997), qu’il réconcilie la contradiction entre les principes de l’égalité des droits, de l’autonomie et de la liberté pour toustes et le massacre, l’expropriation et l’organisation de l’esclavage qui leur sont contemporains. Le contrat racial en pénétrant les imaginaires et les mentalités a servi de justification au vol et à la spoliation et à une histoire de l’art qui a inévitablement institué une hiérarchie. On peut opposer à ces remarques la fascination et l’admiration qu’eurent des artistes pour les mondes non-européens et pour leurs objets. Mais c’étaient des sentiments pleins d’ambiguïtés qui de plus émergeaient dans un contexte de conquête coloniale ou de domination coloniale : artistes accompagnant des troupes françaises comme Eugène Delacroix au Maroc ou ayant accès à des objets dont ils ne connaissaient ni l’histoire ni l’environnement culturel et linguistique comme Picasso avec les masques africains. La question n’est pas de faire un jugement moral rétrospectif mais de connaître les conditions de production de ces moments de rencontres asymétriques. Les conditions de production et de diffusion ne sont jamais neutres dans le capitalisme racial.
Si les directions de musées occidentaux cherchent à améliorer l’institution (plus de femmes et de racisé.e.s exposé.e.s, d’autres textes), sa fonction reste d’offrir la base d’une commune humanité autour de l’amour du beau et de la contemplation que provoque le beau. Attention, je ne dis pas que la visite le musée serait sans intérêt, je parle de l’idée même du musée universel. Le musée s’est imposé comme évident et naturel. On n’arrive plus à imaginer autre chose. En gros, c’est ça : « Vous voulez exposer des objets ? Alors, construisez un musée et si vous voulez que ça devienne une attraction qui mette votre ville, votre pays, sur la carte mondiale, prenez un.e architecte star, gentrifiez l’environnement, ajoutez des boutiques de design, une librairie, des restaurants, pensez à des animations et surtout n’oubliez pas un emplacement iconique pour les selfies ». Je rappelle que le musée est une institution sociale où règne inégalités de classe, de race et de genre, où la violence sexuelle et raciale existe. Dès lors, il faut s’interroger sur la manière dont se fait la formation et le recrutement, dont est organisée la hiérarchie à l’intérieur de l’institution. En France, de nombreux témoignages dénoncent la violence sexuelle et raciale dans les écoles d’art, le dernier numéro de la revue Afrikadaa aborde ce thème et des collectifs d’étudiant.e.s se sont crées. Mais on attend toujours en France une nomination comme celle en 2021 d’Elvira Dyangani Ose à la direction du MACBA (Barcelone) ou celle de Boaventure Soh Bejeng à la tête du HKW (Berlin), d’excellentes nouvelles car on sait que ce ne se sont pas  des nominations « vitrine ». Certes Laurella Rinçon est à la tête du MémorialActe, mais c’est à Pointe-à-Pitre, aucune grande institution nationale n’a un.e racisé.e à sa tête qui par son travail aurait prouvé un engagement à des transformations de l’institution et de sa programmation.
Mais revenons à ce que des musées appellent « décolonisation » et qui est le plus souvent de la révision historique, nécessaire, légitime, justifiée mais qui n’est pas mettre du désordre. Les directions suivent ce que des historien.nes et des artistes ont démontré : que leur histoire ne constitue pas une note en bas de page, qu’elle exige de nouvelles méthodes, et de nouvelles formes de récits, et que par là même, elle interroge et conteste le récit national. Ces dernières années, ces mouvements se sont accélérés, je pense à des curatrices, curateurs, collectifs et artistes qui font un travail formidable. Blogs et revues critiques en ligne et sur les réseaux sociaux offrent des analyses innovantes. C’est là qu’il faut regarder pour entrapercevoir ce que serait un post-musée. Je suis intéressée par le travail qui va au-delà de la demande de diversité sur les murs des musées, qui attaque le capitalisme racial, l’impérialisme, l’extraction, l’expropriation, qui cherche à inventer de nouvelles manières de faire communauté, famille, collectif.
Si des productions participent au processus de décolonisation, certaines se contentent de demander l’ajout d’un chapitre sans contester le cadre narratif et temporel. Mais même ces rectifications secouent le monde du musée tellement ce dernier a été jusque-là protégé des conflits. Elles le secouent mais ne l’ébranlent pas. Encore que ce qui se passe dans des musées en Grande-Bretagne, aux USA, au Canada où des équipes refusent que l’institution où iels travaillent accueillent des marchands d’armes, des soutiens à la politique coloniale d’apartheid d’Israël, aux guerres impérialistes, au racisme participent à une remise en cause plus profonde de l’institution que la demande de diversité. C’est ce qui conteste le cadre narratif et temporel et l’organisation qui ouvre de nouvelles voies, qui participe à la décolonisation. Mais jusqu’où peut aller l’institution musée ? Cette dernière, par sa structure même, ne neutralise t’elle pas inévitablement les aspects les plus tranchants, les plus dérangeants pour le capitalisme racial et l’État répressif ? Certes, des expositions ont secoué et secouent la paix bourgeoise, déchirent le rideau de la neutralité, mais il n’en demeure pas moins que la demande de lieux autonomes démontre les limites de l’institution musée. Certes, son hégémonie n’est jamais totale, des choses échappent au désir de tout contrôler, la censure peut se retourner contre elle, ou bien le désir de contrôle est tellement évident qu’il en devient ridicule. Ça peut aussi craquer de l’intérieur. Et malgré la volonté d’imposer un point de vue, le public trouve ce qui lui convient. Mais je le répète, par sa structure même, l’institution freine. L’institution décoloniale n’existe pas encore mais l’extraordinaire mouvement qui s’est accéléré dans le monde indique la possibilité d’autres formes de représentation et de visite. Des pratiques et des réflexions passionnantes, des propositions inspirantes posent les bases d’un post-musée.
La décolonisation, pour moi, c’est ce que Frantz Fanon a défini ainsi : « La décolonisation qui a pour objet de changer l’ordre du monde est un programme de désordre absolu ». On voit bien qu’appliquer la proposition « changer l’ordre du monde » à l’institution musée va plus loin que diversifier la programmation.
Françoise Vergès © Jean-Philippe Cazier

Dans la continuité du musée conçu comme arme au service de l’asservissement impérialiste, le musée s’offre ainsi comme une activité colonialiste comme une autre. Vous posez immédiatement l’idée très juste selon laquelle, dans le capitalisme racial, le musée est à lire comme une activité extractiviste. Le musée repose ainsi sur l’extractivisme cutlurel en pillant, des œuvres jusqu’aux restes humains, les cultures que le capitalisme a colonisées.Ma question sera ici double : témoin de la société capitaliste et patriarcal, le musée repose sur ce que vous appelez « la culture du vol » dont il est l’éclatante vitrine, notamment depuis les pillages de Napoléon durant le Directoire : pouvez-vous nous en expliquer la formule ? Cette culture du vol, très prégnante par exemple au Louvre ou au British Museum, achève-t-elle selon vous de contredire la vision du musée comme un sanctuaire ? Est-ce cette vision sanctuarisée du musée qui retarde, selon vous, la restitution des œuvres volées ? Pourquoi selon vous une telle lenteur ?
Je commencerai par votre dernière question. Le 27 février 2023, le président de la République française a annoncé qu’une loi-cadre serait présentée au vote afin d’accélérer la restitution des objets qui appartiennent aux peuples africains. La loi est nécessaire puisqu’en droit les objets des musées publics sont inaliénables et seule une loi peut les libérer de ce principe d’inaliénabilité. Le président aime être celui qui fait des annonces mais une proposition de loi avait déjà été adoptée par le Sénat le 10 janvier 2022 comprenant un texte sur la restitution des restes humains, un sur la restitution des biens juifs spoliés, et enfin une loi-cadre pour éviter la propension des chefs de l’État à restituer des objets en guise de cadeau diplomatique. Bref, on verra ce qui va sortir de tout ça, mais soulignons l’extrême retard puisque dès les indépendances, des États africains exigent des restitutions ! Il a fallu des décennies pour surmonter les résistances des conservateurs et de l’État français qui considéraient que ces objets appartenaient de droit et de nature à la France. La France avait pris au sérieux sa mission civilisatrice coloniale, et l’idée que si les objets étaient restés en Afrique, en Asia, au Proche-Orient, ou dans le Pacifique, ils auraient été perdus était partagée par beaucoup. Pour les Européens en général, aucune des sociétés non-européennes n’avait le sens de la préservation, de la conservation et de la transmission. L’Europe s’est donnée le rôle de gardienne des trésors de l’humanité. C’est une idée qui n’a pas disparue. Donc la restitution est lente parce que c’est difficile pour les Européen.ne.s d’envisager que ce qu’iels voient comme une perte puisse advenir. Cela fait des siècles que l’universalisme de leurs musées faisait partie de leur identité. Iels ont la peur d’un appauvrissement, que leurs musées « se vident ». Cette peur est à la hauteur du sentiment que même si tout ça n’était pas très légitime, tous ces objets sur lesquels on ne se posait pas trop de questions, ils sont devenus les nôtres, on les a préservés, indexés, conservés, étudiés et voilà que leurs propriétaires frappent à la porte et les réclament. Tout un échafaudage pourrait s’écrouler. C’est l’envers de la peur du grand remplacement.
La lenteur n’est pas la même d’un pays à l’autre, des universités, des musées privés en Grande-Bretagne et en Allemagne sont allés plus loin que les musées publics français (les musées privés font le choix de restituer ou pas en dehors des lois). Le continent africain a été totalement pillé (90% de son « patrimoine » serait à l’extérieur du continent), mais même en Europe des objets ne sont pas restitués entre états,  l’Angleterre refuse toujours de rendre à la Grèce les frises du Parthénon, la France refuse de rendre à l’Italie Les Noces de Cana de Véronèse, tableau volé par Napoléon, tous les biens juifs spoliés n’ont pas été rendus, et ne parlons pas des objets pillés dans la Cité interdite de Pékin par les armées anglaises et françaises, dans le Pacifique, en Asie, dans les Amériques. En restituant à l’État plutôt qu’aux peuples et aux communautés, on ne sait pas non plus ce que ces dernières souhaitent.
Nous ne saurons jamais ce qui aurait pu surgir de différent, l’impérialisme ayant imposé sa grille de lecture. Les modes de transmission et de préservation autres qu’européennes sont devenues marginales. Le musée européen est devenu le seul modèle. Si on observe les musées qui ont été construits dans les vingt dernières années, on trouve ; un.e architecte star, des acquisitions qui doivent impressionner, un bâtiment phare, une attraction touristique. Le prestige de l’État est en jeu.
Le vol a constitué un élément important dans la constitution de collections prestigieuses, vols et spoliations pendant les guerres, trafic, acquisitions par des collectionneurs privés de pièces rares sur le marché illégal. Je rappelle que ce sont des révolutionnaires français qui posent le principe d’expropriation au nom de la liberté : les objets d’art dans les monarchies européennes sont « esclaves », les révolutionnaires ont donc le devoir de les libérer et de les rapporter au pays de la liberté, la France. On notera qu’il n’est pas question de les retirer des mains des monarques en attendant de les rendre aux peuples, mais de les garder. Le peuple français semble être le seul apte à préserver et protéger les objets d’art. À la chute de l’empire napoléonien, des objets sont rendus aux monarchies européennes, mais le principe n’est pas remis en question. Si les guerres avaient toujours fourni des occasions de pillage et de vol, on a désormais une politique d’état d’expropriation légale d’objets. Les états européens vont imiter la France. Napoléon avait commencé le pillage colonial en direction du musée en Égypte, mais la colonisation verra une accélération de l’expropriation. Le musée universel devait être exhaustif, je l’ai dit, et ce principe d’exhaustivité va justifier le pillage, le vol, l’acquisition. C’est le même principe qui explique les expositions universelles avec des pavillons par pays et des représentations de son « habitat » et de ses « coutumes ».
Les objets d’art doivent être exposés dans les musées européens. Les Europén.nes ont le droit de les voir. Rien ne doit leur être caché : on va détacher des statues des temples en Asie, on va dépouiller les temples au Proche-Orient, on va fouiller, ouvrir les tombes, déplacer les momies, on va s’enfoncer dans la jungle à la recherche de cités perdues. Il faut tout voir, tout répertorier, tout annexer. N’importe quel petit musée en Europe doit avoir des objets africains, asiatiques, amérindiens. Rien de comparable sur les autres continents. Je ne plaide cependant pas pour une parité, et que les pays du Sud aient autant de musées qu’au Nord, je pense plutôt qu’il faut en finir avec ce modèle. Il peut y avoir un côté « tombe » dans les musées, une atmosphère morbide avec tous ces objets séparés de leur environnement de vie.
Un des points les plus stimulants et les plus remarquables de votre réflexion repose sur le programme même de désordre que, dès les premières pages, vous annoncez. Empruntant cette formule à Frantz Fanon, vous vous interrogez d’emblée sur la possibilité de décoloniser le musée. L’entreprise est difficile, dites-vous, tant elle exige un temps long et des efforts certains. Cependant, si elle demeure une promesse possiblement tenable, c’est parce qu’elle repose sur une vertu propre à toute proposition politique forte et neuve : l’imaginaire qu’offre cette pensée de l’utopie.Vous procédez ainsi en deux temps majeurs : le premier moment consiste à admettre que seul l’imaginaire permettra de sortir de l’impasse politique contemporaine qui condamne avant même que quoi que ce soit ne soit mis en œuvre. Car cette décolonisation est posée comme impossible par le capitalisme racial lui-même. Pourquoi, selon vous, ce programme est-il présenté comme une menace existentielle ? Pourquoi brandir la menace du chaos quand le monde est réduit en cendres par ce capitalisme extracteur ?  
Le capitalisme se présente comme incontournable, rien d’autre n’aurait marché jusqu’à présent disent ses partisans, rien n’a apporté autant de liberté de choix. Aucun pays n’échappe à ce modèle aujourd’hui. La notion de liberté est centrale : le capitalisme m’offre de fait un vaste champ de possibilités et de marchandises, certes cela ne me rend pas plus heureuse et l’environnement autour de moi est détruit mais on m’a promis abondance et contentement. Alors on me dit aujourd’hui que « c’est la fin de l’abondance » comme si cette dernière était tombée du ciel et que soudainement elle se tarit, mais extraction et exploitation explique  l’abondance des fameuses trente glorieuses en France. La catastrophe climatique causée par le capitalisme racial change la donne et l’État veut faire peser aux citoyen.ne.s le coût de la destruction. La caste des ingénieurs au service du Capital ne cesse de proposer des solutions technologiques à tous les problèmes posés par le chaos causé par le capitalisme racial. Le progrès serait illimité et la technocratie promet que tous problèmes seront réglés à terme. Les crises sur crises, l’effondrement du système bancaire en 2088 qui mis des millions de personne sur la paille, la pandémie du COVID-19, les guerres destructrices, la pollution qui fabrique de la mort prématurée, les espèces qui disparaissent, tout cela peut être surmonté, c’est la promesse. Pourtant, c’est facile de voir que l’écart entre la vitesse à laquelle découvertes technologiques et scientifiques émergent et le bien-être (accès à l’eau, l’air, la nourriture, l’art, le logement…) s’accroît de manière exponentielle. Le conflit s’intensifie entre une nécropolitique et une économie de l’épuisement, de la suffocation et de la destruction et les désirs multiples de mettre fin à ce monde. Pour arriver à ce que l’État se mette au service du capital, il a fallu travailler et convaincre ! La contre-offensive démarre dès les années 1940. Pour les penseurs du néolibéralisme et de l’État au service du Capital, les enjeux étaient énormes : faire de l’État l’ennemi de la liberté et du bien-être, montrer que les lois sociales entravaient la liberté, faire croire à l’individu qu’iel n’a pas besoin du social. « Il n’y pas de société, il n’y a que des individus » disait Margaret Thatcher. En France, Mitterrand accepte « le tournant de la rigueur » et les lois sociales sont peu à peu détricotées. L’idée que le chaos ne serait que le résultat de mauvaises décisions individuelles ou de la folie de tyrans s’impose. La psychologisation des injustices et des inégalités (c’est à chacune de s’en sortir, si on veut on peut, poursuivre ses rêves est possible, where there is a will, there is a way, toutes ces banalités font peser sur l’individu le poids de la réussite de sa vie. Aux Etats-Unis, le « capitalisme noir » qui a été mis en place par Nixon a été une tentative de pacification des luttes noires de libération : offrir le capitalisme contre la libération, mais les études actuelles sur la violence policière, le système carcéral, la pauvreté montre que même cette pacification ne pouvait aboutir tant la suprématie blanche continue à dominer.  Ce que les capitalistes disent, c’est que c’est ainsi que va le monde. Ce qui conteste cet ordre de guerre permanente est dès lors à éliminer. Mais ces soulèvements sont soit présentés comme absurdes, naïfs, irrationnels, enfantins, soit comme menaçants. C’est un travail quotidien que de fabriquer du consentement au chaos capitaliste, tout un tas de personnes, d’institutions et de moyens sont mobilisés. Toute contestation n’en est que plus magnifique. Car, si la machine de propagande n’arrête jamais, elle voudrait même pénétrer nos rêves, il n’est pas de jour où, dans plusieurs endroits de la planète, il n’y a pas contestation, organisation, lutte. Les puissants ont peur, tout leur fait peur, idées, chants, poèmes, joie, fête, ils veulent des choses réglées, contenues, que ça ne sorte pas du cadre. Alors, ils multiplient les parcs d’attraction, les centres commerciaux, les foires, ils proposent une animation quotidienne pour occuper corps et esprits, mais ça leur échappe et ils ont peur et comme ils ont peur, ils censurent et frappent. La décolonisation comme programme de désordre absolu les terrifie.
C’est pour cela que les pratiques et théories autour d’un programme de désordre absolu pour entraver et saboter la machine du capitalisme racial et en faisant le lien entre luttes hier et celles d’aujourd’hui et en développant des spéculations sur les mondes à venir portent un espoir radical.  
En ce sens, s’il veut franchir s’accomplir, ce programme de décolonisation du musée doit se présenter comme un recours à l’effondrement du monde mais il ne s’agit pas selon vous que de décoloniser le musée. « Le Musée et son monde » : tel pourrait être aussi l’un des sous-titres à votre essai car ce programme ouvre à des injonctions politiques, à des nécessités sociales qui soulignent à quel point le musée ne saurait se concevoir que dans la société qui l’a fait naître. Décoloniser le musée ne suffit donc pas : en quoi ainsi créer un « post-musée » comme vous le dites doit forcément s’accompagner de la mise en œuvre d’un monde post-raciste ? A quoi ressemblerait ce post-musée, véritable « utopie émancipatrice » dites-vous ? Pourquoi la création de ce monde post-raciste ne peut pas s’accomplir selon vous sans heurts ? Quelles leçons par exemple tirer selon vous de l’échec du MCUR dans la mise en œuvre de cette utopie émancipatrice ?
L’échec de la MCUR n’avait rien d’étonnant. L’équipe de la MCUR avait imaginé des choses innovantes, il n’y avait rien de semblable à l’époque. Cela a été un moment collectif fort. Mais trop de forces s’opposaient à ce projet, des obstacles à la fois internes à La Réunion et externes (des gouvernements de droite ou de gauche qui n’ont pas remis en cause un paternalisme inhérent à leur idéologie, un certain mépris pour tout ce qui n’est pas pensé par des experts français). L’échec a démontré encore une fois qu’un « outre-mer » n’a aucune autonomie, aucune souveraineté. Nous n’étions pas souverains. Rétrospectivement, je me dis qu’il aurait mieux fallu un projet qui ne requiert ni l’aide financière de l’État ni celle de la Communauté européenne, car on reste débiteur de ces institutions qui ont des intérêts bien précis. Il faut un projet qui puisse compter sur nos propres forces. C’est sans doute pourquoi j’insiste tellement aujourd’hui sur le principe de compter sur nos propres forces, de dépendre le moins possible d’institutions, qui finiront toujours pas imposer leur cadre, leurs méthodes.
Je ne saurais décrire avec précision ce que serait un post-musée. Ce serait trop prescriptif. Il faut laisser advenir. Qui peut dire avec conviction qu’un musée doit être ceci ou cela sans avoir échangé avec les groupes et communautés qui expriment le désir de créer un espace où montrer, conserver, transmettre ?  Partons de l’envie de musée chez des communautés, ce qu’il désigne comme désirs, objectifs et souhaits, partons des expérimentations actuelles sur tous les continents, des petits musées communautaires, des propositions des peuples autochtones ou de mouvements, en Palestine, en Afrique, en Asie, dans le Pacifique, les Caraïbes…
Pour l’instant, la réponse au besoin de conserver et de transmettre, d’affronter un passé, a été de construire un grand musée. Face aux génocides et aux crimes notamment dans les pays de colonisation –Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis, des « pays de l’homme blanc »–des musées sont construits, Te Papa à Auckland, Musée de l’histoire et de la culture africaine américaine, Musée national des Indiens américains à Washington. On a les musées « sites de conscience », des musées sur les immigrations, les diasporas, les crimes, dictatures et génocides (Holocauste, Apartheid, dictatures militaires). Le musée est la réponse au besoin d’histoire. Pour répondre à ce besoin, j’ai envie de proposer une réflexion, un travail sur les représentations, sur l’organisation d’un tel espace qui demande du temps. Si par exemple, nous voulions construire un musée sur les luttes anticoloniales et anti-impérialistes, d’un point de vue féministe queer antiraciste, ne devrions-nous pas nous demander : quelle architecture ? Quelle organisation de l’espace ? Quelles formations ? Quelle forme d’organisation ? Quelles temporalités ? Quels textes et objets, quelles images ? Comment rester sensibles aux questions qui émergent et éviter l’exposition qui fige ? En France, il est régulièrement question d’un musée de l’esclavage et de la colonisation. Je ne vois pas comment ce dernier serait possible alors que la France est toujours empêtrée dans son passé colonial, que l’extrême-droite gagne, qu’Islamophobie, racisme, antisémitisme et sexisme sont très présents, que les inégalités s’accroissent, que les gouvernements successifs, s’acharnent à détruire les lois sociales gagnées par les luttes. Un « musée de l’esclavage et de la colonisation » aujourd’hui, c’est dans les luttes qu’il se crée, contre le chlordécone aux Antilles, pour l’indépendance de la Kanakie, contre la violence policière, contre les après-vies de l’esclavage, autour de spéculations futuristes.
Changer l’ordre du monde ne pourra pas s’accomplir sans heurts car il n’y a aucune raison que les puissants renoncent à la possibilité d’exploiter pour s’enrichir et éprouver un sentiment de puissance. Quand on parle d’ordre, on parle d’un système qui n’hésite pas à faire appel à l’armée et à la police pour tuer, massacrer, censurer, emprisonner, mentir, dissimuler. L’autoritarisme se répand. Alors que la sécheresse s’étend, que les cyclones, inondations, incendies sont de plus en plus destructeurs, qu’il y a la famine, les corporations accumulent d’immenses profits et les peuples souffrent. L’état de guerre permanente met en danger la planète. La guerre contre les femmes, les Noir.e.s, les trans, les queer, les pauvres, s’intensifie. Le militarisme le plus implacable est de retour. Contre cette destruction programmée, on a raison de se défendre.
Un des points les plus remarquables de votre essai consiste également à souligner combien, dans ce programme de désordre absolu, la construction d’un monde post-raciste doit s’accompagner là encore d’une politique qui interroge l’actuelle politique culturelle qui dit avoir tiré les leçons du racisme, de l’esclavage, du colonialisme. Vous identifiez notamment comment se mettent en place des dispositifs ce que vous nommez « l’antiracisme néolibéral », qui est la poursuite par d’autres moyens du capitalisme racial. Vous interrogez notamment l’usage qui est fait par les grands groupes capitalistes de la philanthropie, qui profite de la paupérisation dont elle est à l’origine. Pouvez-vous revenir sur cette pratique frappée du sceau de l’ambiguïté et du profit ? En quoi peut-on dire à votre suite que « la philanthropie est une épée à double tranchant » ?
Sur la philanthropie, je dois être précise. Des communautés ont eu recours à la création de fondations pour contrer des politiques racistes d’état. Elles ouvrent des écoles, des cliniques, des ateliers car sinon, il n’y aurait rien. C’est ce qu’ont fait des personnes disposant de capital dans des communautés juives en Europe, des riches dans les pays colonisés, dans les communautés africaine-américaines. Ces fondations imposaient souvent le modèle de la respectabilité bourgeoise : éduquer les filles à devenir de bonnes mères de familles et les garçons à être de bons travailleurs et de bons chefs de famille mais, parce que toujours quelque chose échappe, ça a permis d’apprendre pour devenir des militant.e.s. Mais la philanthropie est une épée à double tranchant parce qu’elle impose d’accepter les conditions et les normes posées par le bienfaiteur (ou la bienfaitrice) qui est convaincu de mieux savoir ce qui est bon pour les autres. C’est très différent des mutuelles de la classe ouvrière, des coopératives, des camps de marron.nes, des écoles des Black Panthers ou des mouvements de libération en Guinée Bissau.  Dans le deuxième cas, cela ne vient pas d’une personne et de ses capitaux, mais d‘une initiative collective.
Les grandes corporations se sont furieusement mises à la culture ces dernières années, en France et ailleurs dans le monde. Cela ajoute au statut, donne un vernis culturel, permet de réduire ses impôts. Cette philanthropie est à double tranchant parce que d’un côté, elles offrent de l’argent, une résidence d’artiste, la possibilité de créer, produire, réaliser et d’être montré.e, de l’autre, elle blanchit son activité d’extraction et d’exploitation, elle contribue à la gentrification. Les fondations n’hésitent pas à s’installer dans un quartier populaire, le populaire devient décor, on garde le café où des prolos et immigrés venaient boire un coup, les jardins ouvriers deviennent un éco-décor…
La fondation privée ne peut soutenir ce qui vise à son démantèlement. Un grand milliardaire philanthrope pourra tout à fait exposer des œuvres critiques dans son musée privé mais il ne permettra pas la remise en cause directe des sources de sa richesse. On imagine mal un.e artiste utilisant la feuille d’impôts de ce milliardaire comme départ d’une œuvre, ou qui rappelle comment sa fortune a été accumulée ou ce que sa fondation doit à l’argent public. Le récit doit respecter l’histoire d’une richesse gagnée grâce au seul travail individuel et à l’esprit d’entreprise.
In fine, vous interrogez la question chère à la doxa néolibérale, celle de la réparation. Vous indiquez combien réparer appartient au lexique de la domination, exprime finalement une mauvaise conscience presque catholique. Vous lui opposez notamment le travail de Kadder Attia en disant ainsi : « Que signifierait une vie avec des blessures ouvertes, des cicatrices mal refermées si nous refusions le techno-totalitarisme de l’enfouissement des dommages et destructions ? » Pourquoi doit-on se méfier du verbe « réparer » ? Pourquoi un autre verbe, « marronner » qui semble s’y opposer, s’impose au contraire plus que jamais ?
Réparer sans tenir compte de l’irréparable, c’est-à-dire les dommages créés par le capitalisme racial et les états autoritaires—terres éventrées par les mines qui ne pourront jamais être comblées, terres devenus mortes, espaces sacrifiés, forêts dévastées, déchets nucléaires, montagnes de déchets, terres rendues inhospitalières, inhabitables, mémoires effacées, les villes détruites —n’est que du blabla. Nous savons que tout ne ne sera pas réparé d’un coup de pouce. Déjà, les scientifiques nous disent que des milliers d’espèces disparaissent, elles ne sont plus là. Les villes invivables, la privatisation de l’eau, l’air pollué, tout cela crée un monde irrespirable. Les vies perdues, les traumatismes, l’économie des vies qui ne comptent pas. Nous devons penser à tout cela pour imaginer le monde qui remplacera celui-ci. Parler de réparation comme si c’était une opération que l’on peut décréter comme ça, en paroles, c’est cynique et hypocrite. Il faut se méfier du verbe « réparer » quand il vient mettre fin à la demande de réelles réparations, car la mise en œuvre de ces dernières signifie le démantèlement du capitalisme racial, des impérialismes, de l’économie d’extraction. Cette réparation est vidée de son sens. Réparer est un acte, qui ne peut être décidé d’en haut. C’est comme s’il suffisait de prononcer ce mot pour qu’il devienne une action. Ça reste du domaine de la rhétorique. Dans cette approche, l’équivalence est faite entre les deux parties, or celle qui a subi des dommages n’est pas sur le même plan que celle qui les a causés ! Quand il est question de « réconciliation des mémoires » entre l’Algérie et la France, c’est absurde. La France a colonisé, massacré, exproprié, fait la guerre à un pays où elle n’avait aucune légitimité à être ! Elle doit réparer c’est-à-dire à la fois répondre aux demandes du peuple spolié et entamer sa propre décolonisation. On me dira, c’est être tourné vers le passé, il faut avancer, blablabla. Mais les peuples avancent, mènent les combats qu’ils choisissent, ils ne sont pas tournés vers le passé, ils veulent que ce qui a été détruit volontairement soit réparé, que le Nord cesse de faire reposer son bien être sur l’extraction et l’exploitation.
Les formes de réparation peuvent ne pas être les mêmes d’une communauté à l’autre, c’est compréhensible. L’échange épistolaire entre Robyn Maynard (autrice et universitaire noire-canadienne) et Leanne Betasamosake Simpson  (autrice, conteuse, professeure et musicienne Nishnaabeg au Canada) Life in Rehearsal. On Letter Writing, Commune and the End of the World (2021) est l’exemple d’une conversation entre deux femmes dont les communautés n’ont pas les mêmes demandes de réparation mais qui, en parlant de ce qui les distingue, clarifient ce qui les unit, sans chercher à ce qu’une approche écrase l’autre. C’est un très beau livre, un exemple de politique de réparation.
Marronner c’est créer des espaces autonomes. On peut dire que La Colonie, espace crée par l’artiste Kader Attia à Paris en était un, ou Khiasma créé par Olivier Marboeuf, et Décoloniser les arts mais aussi la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Je cite ces endroits mais il y a d’autres exemples.  Marronner c’est compter sur ses propres forces, imaginer de nouvelles manières de faire famille, de faire communauté, de tisser des liens avec le monde non humain. Ça ne se décide pas comme ça, c’est long et difficile car nous sommes traversé.e.s par des contradictions, des conflits, mais on voit tous les jours des créations dans ce sens.
Ma dernière question voudrait porter sur une formule très forte qui pose la question du mode de vie européen hantée par un colonialisme spectral. « Il n’y a pas d’innocence blanche », dites-vous. Pouvez-vous revenir sur cette formule : en quoi s’agit-il de montrer que visible ou non, le colonialisme, par sa force économique, politique et culturelle, constitue le postulat indépassable des sociétés occidentales ?
Je cite toujours ce passage d’Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme (1950) : Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
Je trouve que la formule formidable choc en retour pousse à réfléchir : de quelle manière le colonial/racial a fait retour en France et s’est insinué de manière durable dans les mentalités, le droit, les arts, la littérature, la politique, l’économie, l’éducation, les conceptions du beau, de la science, de la santé… La colonisation esclavagiste et post-esclavagiste a duré plusieurs siècles, elle est suivie par les guerres contre les mouvements de libération nationale avec leurs massacres, leurs exécutions, leur déni des droits, les viols, les tortures, les camps, et l’impérialisme. Des centaines de milliers de Français.es ont participé à ces campagnes, comme colons, instituteurs, fonctionnaires, missionnaires, soldats ou ont eu des membres de leurs familles aux colonies. Enfants, iels ont appris sur les bancs de l’école la prestigieuse et glorieuse histoire de la mission civilisatrice coloniale, iels ont fréquenté les zoos humains, ont lu Tintin au Congo, sont allés voir les films de Tarzan. Adultes, ils ont été envoyés faire la guerre aux Malgaches, Camerounais, Algériens, Vietnamiens… Iels ont appris à aimer la France coloniale. Les oppositions dans les colonies à la mission civilisatrice et en France à la fabrication du consentement sont d’autant plus importantes, car la machine de propagande pratiquait la censure, emprisonnait, déformait. Césaire parlait du Nazisme, soulignant que ce qui faisait scandale c’était que des hommes (sic) blancs avaient commis contre d’autres hommes blancs ce que des hommes blancs avaient commis sans regret ou honte contre Malgaches, Camerounais, Algériens, Vietnamiens… Ça leur revenait en pleine figure car on ne peut pas énoncer des lois afin de mener une politique brutaliste et raciste là-bas sans que ça revienne ici. Donc, choc en retour mais au lieu de se demander pourquoi et comment, la société va s’efforcer d’y voir quelque chose qui lui est étranger. L’innocence blanche est préservée, les abus sont l’affaire de Français qui se sont égarés, qui n’ont pas respecté les « valeurs de la République » (République qui vote les guerres, crée des tribunaux militaires, ferme les yeux sur la torture, les bagnes, les assassinats et même censure celleux qui les dénoncent. Les gouvernements successifs vont s’efforcer de masquer les crimes commis en leur nom, de retarder l’ouverture des archives, d’entraver les recherches. La nonchalance avec laquelle des opinions racistes s’expriment chaque jour à la télé, la radio, sur les réseaux ( « les Noir.es, les Arabes, les Asiatiques sont comme ci et comme ça, l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, les femmes africaines font trop d’enfants ça explique le sous développement du continent, ils ne savent pas ce que c’est la démocratie, les femmes voilées sont soumises») montre combien le racisme est ancré.
Le colonialisme, système d’administration politique et économique, est contemporain de l’avènement de la modernité, comme l’ont montré des historien.ne.s. La vision du monde, la création de frontières à surmonter (terres « sauvages » et inhospitalières) que des hommes affrontent en se couvrant de gloire, l’idée que ces mondes sont à découvrir et à peupler sont inséparables d’une idée de l’Europe qui se construit et se consolide au cours des siècles. Une Europe éclairée, où les « droits de l’homme » auraient pour la première fois été édictés, où serait né le principe de l’égalité entre femmes et hommes. Il ne s’agit pas de minimiser les débats qui ont agité le monde européen, les théories qui s’y sont développées et qui ont contesté cette idée d’une Europe supérieure, ni de dire que les principes de liberté et d’égalité n’étaient que de l’hypocrisie mais de comprendre que dans les mondes non-européens, des conceptions de l’égalité, de la liberté, de la propriété, des communs, sont tout aussi anciens, et que l’Europe n’a pas le monopole de la pensée ni de la modernité. Pour se défaire du colonialisme comme fondation de l’idée que les Européen.nes se font de leur monde et du monde, un processus de décolonisation de leurs propres sociétés et cultures est indispensable. La décolonisation ne concerne pas que les ancien.nes colonis.é.es, les sociétés colonisatrices doivent se pencher sur les formes du choc en retour
La manière dont la blanchité est historiquement accordée à des communautés montre l’importance de constituer le monde « blanc » et de naturaliser la suprématie blanche. C’est un travail quotidien car des alliances pourraient se forger entre classes populaires blanches et racisées et cela fait très peur. L’internationalisme et le trans-nationalisme constituent des dangers, la création de plateformes de lutte où les différences ne sont pas gommées, mais acceptées car elles contribuent à élargir la conscience politique sans laquelle il n’y pas lutte. Aujourd’hui, je suis très attentive à toutes les formes et pratiques de spéculation radicale. Les assauts sont multiples—guerres, racisme, misogynie, meurtres, mariage entre extrême droite et néolibéralisme, destruction de l’environnement, menaces sur la vie humaine et non-humaine, développement exponentiel de la surveillance, de l’intelligence artificielle au service du Capital—et les réponses doivent tenir compte de ces multiplicités sans abandonner les luttes urgentes du quotidien. La spéculation radicale qui répond aux objectifs de l’abolitionnisme contemporain est riche de possibilités émancipatrices. C’est long, pas toujours facile, mais c’est aussi une source de joie et d’espoir. 
Françoise Vergès, Programme de désordre absolu : décoloniser le musée, La Fabrique, mars 2023, 256 p., 15 € 

Avec Programme de désordre absolu : décoloniser le musée, Françoise Vergès signe un des essais majeurs de ce début d’année. À rebours de l’idée néo-libérale selon laquelle la décolonisation du musée occidental serait impossible, Vergès propose, dans le sillage de Frantz Fanon, une puissante réflexion qui repasse par l’histoire du musée, qui n’a jamais été un espace neutre. Participant à l’élaboration d’un pseudo-universel, le musée occidental est un outil de domination qui, désormais, doit être déconstruit dans un monde post-raciste et post-capitaliste. A l’heure où Emmanuel Macron annonce une loi accélérant la restitution des œuvres volées aux peuples africains, Diacritik est allé interroger le temps d’un grand entretien Françoise Vergès sur ce programme de décolonisation des musées occidentaux.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et si pertinent Programme de désordre absolu qui vient de paraître à La Fabrique. Le sous-titre, explicite, informe sans détour sur la nature même du projet d’action : Décoloniser le musée. Mais comment le musée en est-il venu à occuper une place centrale dans les réflexions que vous élaborez ici ? Vous convoquez au cours de votre essai vos expériences notamment au musée du Louvre où en 2012, dans le cadre de la Triennale de Paris, vous avez organisé des visites guidées sous le titre « L’esclave au Louvre, une humanité invisible » ou encore à La Réunion de la création impossible de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR). En quoi ces deux expériences ont pu vous convaincre de la nécessité d’œuvrer à montrer comme vous le dites que le « musée universel est un musée d’essence impérialiste et coloniale » ?

Des précisions : je parle du musée universel inventé en Occident où 61% des musées se trouvent, donc dès le départ, quand on dit « musée » il faut savoir qu’une asymétrie existe et qu’elle est due non pas à un talent inhérent mais à l’accumulation de richesses qu’exploitation, colonialisme et impérialisme permette. Ces musées qui ont acquis un renommée mondiale grâce à des collections dont l’ampleur et le prestige repose notamment (mais pas que) sur une histoire de l’art forgée en Occident (les « grands maîtres », le « grand art »..) et la spoliation. Il y a aussi des inégalités entre grands musées nationaux et petits musées, ces derniers étant moins dotés, les musées privés de milliardaires ont les plus grandes ressources budgétaires et bénéficient du soutien actif de l’État. Je pose la question : sur quoi repose l’hégémonie de ce modèle, car à voir les musées qui sont construits des dernières décennies, on observe le même modèle : collection prestigieuse, curateurs mondialement connus, désir d’être sur la carte mondiale des lieux qu’il faut visiter.

Dans les musées du Nord global, la temporalité occidentale s’est imposée (Antiquité, XVe, XVIIe etc), et les écoles. Aujourd’hui, les directions s’efforcent de « faire dialoguer les objets », « des cultures » ou de croiser « des temporalités » répondant à un tournant épistémologique. Ce n’est pas toujours réussi, mais surtout la notion de « dialogue » pourrait être interrogée. Qui a mis en scène ce dialogue ? Mets-il en dialogue deux parties égales ?

On note aussi toute une attention aux mouvements ou aux artistes que l’hétéronormativité blanche a masqué, les artistes femmes ou noires, asiatiques, arabes, qui ont été effacé d’un mouvement. C’est important. Comme sont importantes toutes les initiatives, pratiques, expériences, qui le plus souvent ne se déroulent pas dans les institutions, mais à côté, dans des espaces « marrons » (au sens d’autonomes) et qui font entrevoir d’autres récits, narrations, écritures de l’histoire, regards… C’est absolument passionnant.

J’explique dans le livre que je suis venue tardivement au musée (pas de musée à La Réunion dans mon enfance et adolescence). Quand j’ai commencé à visiter des musées, je n’étudiais pas encore de près l’histoire de cette institution ou de sa structure. Je savais que les musées en Europe étaient pleins d’objets volés ou spoliés durant la colonisation, parce qu’il n’y pas colonisation et impérialisme sans extraction et expropriation. Je savais aussi que tous les mouvements révolutionnaires, sociaux et de libération, en s’intéressant aux arts et à la culture dans le processus de libération, ont dénoncé la manière dont les musées effaçaient, marginalisaient, ignoraient des créations et productions, et que l’acte d’expropriation, propre à la colonisation était soigneusement masqué. On peut penser entre autres au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956, la création de festivals –Festival mondial des arts nègres à Dakar (1966), Festival panafricain d’Alger (1969)- de troupes de théâtre, de festivals de cinéma (FESPACO, 1969), ou des maisons d’éditions (Présence africaine) témoignent de cet effort, qui continue aujourd’hui. Les mouvements féministes, de libération noire, de la classe ouvrière, des artistes questionnent les normes patriarcales et racistes. On se demande : comment se libérer des images, des représentations, des récits qui ont aliéné, faussé, marginalisé, ignoré des pratiques émancipatrices et comment forger de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de représentation, de transmission et de connaissance ? Comment se libérer de la colonialité du savoir, créer d’autres pédagogies ? Et surtout comment faire émerger d’autres formes et pratiques de représentation et de narration ? Cette dernière question est la plus importante. Il faut faire un effort d’imagination, oser secouer les évidences, réinterpréter, revoir les archives, étudier comment peinture, photographie, cinéma, imposent des stéréotypes, proposer de nouvelles formes de narration.

J’ai été témoin à La Réunion, et parfois partie prenante, du contre-mouvement culturel qui proposait d’autres narrations que celle de l’État français. Le mépris dans lequel l’État français et la caste blanche locale tenaient la langue créole, la culture, la musique, les savoirs et les mythes réunionnais m’ont très tôt rendue sensible aux questions de représentation. À ce mépris, s’ajoutait une ignorance revendiquée, du racisme et la conviction d’avoir une culture supérieure (cela n’a pas beaucoup changé). D’autre part, j’ai très tôt eu accès grâce à la bibliothèque familiale à des littératures non-européennes, les luttes du Sud global étaient discutées à table, les cultures locales (afro-malgache, hindouiste, musulmane) ne m’étaient pas étrangères et d’autres images que celles de l’école française m’étaient familières grâce aux revues et journaux révolutionnaires que mes parents recevaient. Ma mère m’emmenait aux séances des deux ciné-clubs de gauche locaux. J’ai donc reçu une éducation culturelle parallèle à celle de l’école française et des médias, une éducation plus riche que ces dernières et ancrée dans une autre région du monde que l’Europe, le monde indiaocéanique.

Je peux dire que j’ai toujours été attentive à ce qui n’était pas hégémonique, et donc, à la manière dont l’hégémonie se constitue et comment elle fabrique le consentement au racisme et à l’exploitation. J’ai toujours été attentive aux images et aux récits qui « échappent » au monde occidental. Quand Yann Le Masson est venu à La Réunion filmer Sucre amer (1963) qui dénonçait la fraude systématique sous Debré et le racisme, j’étais fascinée. Je voulais devenir monteuse. Les photos prises dans les années 1970s par des photographes proches du PCR montrent des visages joyeux, rieurs ou attentifs, des personnes qui n’étaient jamais photographiées, alors que la photographie officielle était raciste ou paternaliste. Mais j’ai aussi appris à être attentive à la répétition dans les pays qui se sont libérés du colonialisme, de la censure envers des cultures minorées, ignorées, censurées par l’État-nation postcolonial. Ce dernier s’est souvent construit sur le modèle européen –une langue, une culture, une religion. Le modèle de la « culture nationale » quand cette dernière exclut des minorités, des sexualités non hétéro-normatives, d’autres langues et récits, où des arts deviennent ceux de la nation identifiée comme une, reste prégnant. Faire une critique décoloniale du musée universel occidental, c’est aussi poser un regard critique sur les musées dits « nationaux » dans le Sud global. Si je comprends l’importance d’affirmer l’existence d’une communauté nationale contre l’ancien colonisateur, reconstituer la nation contre des groupes et communautés conçues comme marginales mais qui vivent dans l’espace national est une répétition du modèle colonial. L’homogénéité de la nation doit être questionnée. Le musée national ne laisse pas entrer les queer, les trans, les peuples autochtones, les pauvres, les refugié.e.s. Ce qui n’est pas surprenant vu la conception de la communauté nationale. La solution a souvent été de consacrer un musée aux cultures autochtones, minoritaires ou diasporiques. Mais posons nous la question de cette approche : que signifierait construire un musée en Guyane « française » où vivent des peuples autochtones – arawak, kali’na, pahikwene, teko, wayampi et wayana-, des Bushinenge (communautés de marron.ne.s), des descendants d’esclaves, de colons, d’immigrés hmong, brésiliens, haïtiens et des français.es, couvert en grande partie par la forêt amazonienne, où l’extraction de l’or pollue les grands fleuves avec qui les peuples autochtones ont une relation intime, où existe la base de Kourou,  et où l’État français, qui refuse toujours de signer l’article 169 de l’OIT qui reconnaît des droits aux nations autochtones  et où il est propriétaire de 90% des terres ( !). Chacun son musée ? Ou bien se demander comment aborder ces temporalités et ces spatialités entremêlées, les diversités de rapport à la terre, au monde, à la forêt, à l’eau, l’esclavage, le colonialisme, l’économie d’extraction et d’expropriation et les arts bushinenge, arawak, kali’na, pahikwene, teko, wayampi et wayana.  Malgré des expositions (et les demandes viennent parfois de ces peuples), la question demeure : assiste t’on à une entreprise de pacification, à de l’ « art-washing » ?

Quand on travaille comme moi sur l’esclavage et ses « après-vies » (afterlives), c’est-à-dire le lien entre esclavagisme et racisme anti-Noir aujourd’hui, on s’intéresse aux représentations picturales et narratives des Noir.e.s. Ce ne sont jamais des illustrations. Ces images sont constitutives du régime d’exploitation raciale et de dépossession. L’analyse critique des représentations des femmes, de toustes les colonisé.e.s et racialisé.e.s, des classes populaires contribue à la décolonisation. L’étude de la sexualisation, de l’animalisation, de l’opposition entre le degré de civilisation que l’Occident aurait atteint (palais, musées, opéras, littérature) et celui d’autres cultures qui auraient soit perdu leur gloire d’antan, soit auraient à peine atteint « l’âge d’homme » a énormément apporté à la théorie des régimes visuels. Les régimes visuels de l’antisémitisme, du racisme anti-Noir.e, de l’Islamophobie, du sexisme, du mépris de classe ne sont pas de simples chapitres que l’on aborde en passant. Dans les années 1970, montrer des femmes militantes en armes (Algérie, Cuba, Vietnam, USA avec les Black Panthers) cassait l’image de la femme passive, celle qui attend le soldat mais aussi les images racistes et orientaliste. Poing levé, fusil en mains, marchant dans les maquis ou posant des bombes, les images de ces femmes ont accompagné mon adolescence. Le voile était un vêtement de résistance pendant la guerre de libération algérienne, comme l’a expliqué Frantz Fanon. Les normes blanches de la beauté étaient rejetées. En France, le MLF dénonçait les images hétéronormées de « la femme », le « Moulinex libère la femme », l’injonction à la  minceur, la violence sexuelle au travail, l’indifférence des syndicats aux spécificités des femmes dans le monde du travail salarié. S’interroger sur comment l’histoire de l’art (une discipline qui a sa propre généalogie patriarcale, coloniale et raciale) représente Noir.e.s, Asiatiques, Arabes et autres peuples non-européens, et les classes populaires mais aussi les paysages. On sait que les tableaux des paysages nord-américain  somptueux mais vides ont conforté l’idée d’une terra nullius à occuper et coloniser, que les représentations de la mer ont obéi à l’image occidentale d’un espace dangereux, plein de créatures monstrueuses alors que pour des peuples du Pacifique notamment, les représentations des espaces maritimes sont totalement différentes. Ces représentations ne sont pas que des images, elles ont contribué à formuler des lois, à inventer des techniques.

Le musée, de par son origine patriarcale, coloniale et impérialiste, est une partie intégrante de la modernité européenne et de la construction de l’État et de ses institutions. C’est une institution centrale de ce dispositif. Comme je l’explique, même si on n’y va pas, cette institution s’insinue dans nos vies. En France, le Louvre tient une place très importante dans l’idée que le pays se fait de lui-même, en abritant une collection prestigieuse logée dans un palais de la monarchie, il ajoute au prestige du pays, conforte l’idée que ce dernier appartient au monde civilisé, car il a su réunir le grand art, les objets témoins de l’esprit de l’humanité. On ne peut pas s’intéresser au processus de décolonisation actuelle en négligeant cette institution que je vois comme un tout social. Il ne s’agit pas de regarder seulement ce qui est accroché au mur mais de se demander qui nettoie, qui garde, quelle a été la formation des historien.ne.s d’art et des conservateurs, comment s’effectue le recrutement, quelles sont les inégalités (de salaire, de statut), comment agissent le racisme et le sexisme structurels ?  La géographie culturelle et artistique de l’État reste coloniale.

La notion de patrimoine s’inscrit dans la loi patriarcale bourgeoise de transmission et d’héritage : le capital doit rester dans la famille, et dès lors il ne faut pas accepter dans la famille une personne qui appartiendrait à une classe ou un groupe vu comme inférieur et qui n’aurait pas le même respect du patrimoine. Je vois un écho de cette conception dans l’argument « ils ne savent pas s’en occupe, ils n’ont pas les musées qu’il faut, ils ont des gouvernements corrompus. Ces trésors seront perdus pour l’humanité », qui s’oppose à la restitution des objets aux Africain.e.s. L’Europe se place en position de savoir ce qui doit advenir d’objets qui ne lui appartiennent pas, c’est « je te rends ce que je t’ai volé mais à la condition que tu suives mes conditions ». Le vocabulaire de ces arguments est puisé dans le vocabulaire de ce que j’appelle le « colonial/racial » pour bien indiquer l’imbrication de ces deux systèmes. L’Europe a privé pendant plusieurs générations, des peuples de leurs arts, rituel, usuel, monarchique, les a accaparés, en a tiré un savoir, a imposé ses catégories et sa temporalité (siècle, origines, destination), en a indiqué la valeur esthétique et financière, puis s’indigne que les peuples puissent en faire ce qu’ils veulent, et peut-être même les sortir du « monde de l’art ». Mais ça ne se passe pas vraiment ainsi, la restitution se fait d’État à État et non de peuple à peuple. L’État pilleur rend à un État qui s’accapare des objets qui appartiennent à des peuples, à des communautés. Ces dernières ont rarement leur mot à dire mais ce n’est pas aux Européens de poser des conditions. Mais l’hégémonie du modèle du musée européen comme seul capable de préserver, indexer et montrer des objets pose question.

Dans son très beau livre Potential History : Unlearning Imperialism (2019), Ariella Aïcha Azoulay dit la même chose que moi : il n’y aura pas de décolonisation du musée sans décolonisation de toute la société et le terme « art » a une connotation coloniale. Pour Azoulay, la photographie a été construite sur des pratiques, structures et régimes impérialistes. Sans l’accumulation primitive de photos, la majorité des musées et des archives en Occident n’existeraient pas, dit-elle. Je n’analyse pas que la photographie, mais à la manière dont les objets sont obtenus pour enrichir les musées. Le musée est présenté comme un espace neutre, le dépôt désintéressé des trésors de l’humanité, mais il n’est pas étranger à l’économie extractiviste. Pas du tout. Le principe d’exhaustivité, qui devient essentiel au cours du 19ème siècle, explique la fièvre de possession qui s’empare des soldats, officiers, administrateurs, colons, explorateurs, à la colonie. Il y a quand même 70 000 objets d’Afrique subsaharienne au seul musée du quai Branly ! Au sujet de l’accumulation primitive fondée sur l’extractivisme, ma visite en 2011(avant sa rénovation) des collections du musée de Tervuren à Bruxelles, musée construit par ordre de Léopold II pour recueillir sa collection d’objets pillés au Congo et ceux de colons, missionnaires et autres, m’a beaucoup marquée. Je n’en revenais pas de voir non pas une dizaine de flèches par exemple mais des milliers, non pas trois têtes d’antilopes, mais des dizaines. J’en avais la nausée, j’imaginais la campagne exhaustive de pillages, vols et d’expropriation qui avait vidé le Congo, comme si rien ne devait échapper aux griffes avares et avides du colon belge, comme s’il lui fallait vider cet immense pays et priver ses habitant.e.s de leurs objets. Rien ne devait échapper aux griffes coloniales. Les chiffres donnent le vertige :  10 000 000 de spécimens animaux, 250 000 échantillons minéraux, 56 000 échantillons de bois, 180 000 objets ethnographiques et 8 000 instruments de musique… Cette obsession de l’exhaustivité est inséparable de l’économie coloniale et capitaliste. J’ai lu que les musées en Angleterre n’avaient plus assez de place pour entreposer et montrer des objets de sa propre histoire. 25% des artefacts trouvés dans mes sites archéologiques du pays ne trouvent pas de place dans les musées tellement ces derniers sont remplis d’objets pris à d’autres peuples. Dans mon livre, je fais allusion aux restes humains que les musées européens possèdent. Ces « restes », c’est-à-dire des morceaux de corps, des cheveux, des crânes, furent collectés pour prouver une hiérarchie raciale de l’humanité. Aujourd’hui, ils fournissent, nous dit-on, des données scientifiques, mais il est totalement légitime de demander : sur quelle éthique s’appuie ces recherches ? Quelles sont ses méthodes ? Les descendant.e.s ont-iels été consulté.e.s ? À qui profite le savoir qui en sort ?  Les musées sont des nécropoles pour des voleurs de cadavres, des profanateurs de sépulture.

Le « musée universel », terme que même l’UNESCO et l’ICOM adoptent est une notion problématique : quel universel ? Quel univers ? Il y a confusion entre un universel comme ce que pourrait constituer un commun qui tienne compte de la planète (monde humain et non-humain) et l’universel tel que l’Europe des Lumières l’a construit. Il y a là tout un débat qui continue à mobiliser intellectuel.le.s, artistes, activistes. Mais est-ce possible de dire d’une institution née en Europe qu’elle est universelle ? Tout contredit cette affirmation : la manière dont l’histoire de l’art se construit, l’idée du beau, la manière dont se constitue la collection, le caractère bourgeois et patriarcal de l’institution, le racisme structurel, les conflits de classe.

Pour en venir sans attendre au cœur de votre essai, vous posez l’idée forte selon laquelle le musée opère, dites-vous, « un formidable retournement rhétorique » qui, pour masquer combien il repose sur des aspects conflictuels et criminels, se présente comme un gardien du patrimoine universel de l’humanité. Or, démontrez-vous sans attendre, cet universel ne se donne en rien comme désintéressé, pacifié ou encore neutre dans la mesure où le musée procède de l’histoire coloniale même. Cet universel devient un outil de domination au point que, dans le sillage de Wandile Kasibe qui affirmait que « les musées sont des scènes de crime », vous affirmez dans une formule très forte : « Les musées sont des champs de bataille ».
En quoi ainsi, selon vous, l’universel dont se réclame le musée est une arme supplémentaire dans l’arsenal de domination coloniale, une domination économique, idéologique et politique ? En ce sens le musée n’est-il pas l’expression première de ce que le capitalisme a fini par nommer le soft power qui n’est toujours qu’un hard power ? En quoi le musée est-il un des termes du contrat racial sur lequel repose les sociétés capitalisme ?

L’universel dont se réclame le musée est une arme dans l’arsenal de la domination coloniale. En construisant le musée comme neutre, comme un espace protégé des conflits sociaux et politiques, l’Europe réussit à masquer le crime. « Au-dessus » des conflits, le musée universel offrirait un espace de paix et de réconciliation où j’apprends à regarder ce que le musée me montre sans me poser de questions. Par exemple en regardant les tableaux de Jan Post qui sont au Louvre, je voix un paysage et une plantation du XVIIe dans la colonie hollandaise au nord-est du Brésil. Je peux ne pas voir l’esclavage, je vois des Noir.e.s au Brésil, et je ne m’étonne pas, après tout, c’est ce que je sais du Brésil : Noir.e.s, musique, carnaval. Je vois une plantation mais c’est un décor, un arrière-plan sans signification, un paysage exotique. Certes, Jan Post ne cherchait pas à « représenter l’esclavage », ce qu’il voyait, c’était une réalisation hollandaise, l’architecture raisonnée d’une exploitation (les Hollandais ont perfectionné l’architecture de la plantation esclavagiste et ce modèle a été repris dans toutes les colonies esclavagistes) où l’esclavage (racisme, exploitation, dépossession) disparaissait. Suffirait-il alors de préciser que ce que je vois est une plantation esclavagiste pour changer mon regard ? Je n’en suis pas sûre. Est-ce que cela va me faire prendre conscience ? Je n’en suis pas sûre. Si on me dit : « plantation, esclavage, horrible! », je peux me dire « heureusement c’est fini, sauf peut-être dans des endroits « ‘non civilisés’ ». Le musée universel neutralise l’exploitation. Ce qui est intéressant dans ces tableaux c’est de comprendre qu’une plantation esclavagiste devient un décor, un paysage, qu’elle est neutralisée par la peinture. Je ne demande pas à un tableau du 17ème de dénoncer l’esclavage.  Pour moi, cela n’a pas grand intérêt. Ce que je trouve plus productif, c’est de réfléchir à la transformation d’une plantation esclavagiste en paysage, de la difficulté à représenter le travail dans une économie esclavagiste, et aujourd’hui de capitalisme globalisé : comment montrer l’épuisement, le corps et l’esprit épuisés, et même si je les montre, ça montre quoi ? Je ne parle pas de « l’irreprésentable » mais de l’épaisseur de la matière, du corps.  La culture visuelle ne fait pas que représenter, ou mettre en miroir, ces représentations sont  « partie prenante de structures économiques qui ont fait, et continuent de faire, des vies noires, des marchandises ». (Anna Arabindan-Kesson, Black Bodies, White Gold. Art, Cotton, and Commerce in the Atlantic World, Duke University Press, 2021). Et les vies noires, musulmanes, autochtones, des vies qui ne comptent pas.

Le musée est contemporain de la colonisation, il n’est pas étranger au contrat racial que Charles Mills, philosophe africain-américain dit, dans The Racial Contract (1997), qu’il réconcilie la contradiction entre les principes de l’égalité des droits, de l’autonomie et de la liberté pour toustes et le massacre, l’expropriation et l’organisation de l’esclavage qui leur sont contemporains. Le contrat racial en pénétrant les imaginaires et les mentalités a servi de justification au vol et à la spoliation et à une histoire de l’art qui a inévitablement institué une hiérarchie. On peut opposer à ces remarques la fascination et l’admiration qu’eurent des artistes pour les mondes non-européens et pour leurs objets. Mais c’étaient des sentiments pleins d’ambiguïtés qui de plus émergeaient dans un contexte de conquête coloniale ou de domination coloniale : artistes accompagnant des troupes françaises comme Eugène Delacroix au Maroc ou ayant accès à des objets dont ils ne connaissaient ni l’histoire ni l’environnement culturel et linguistique comme Picasso avec les masques africains. La question n’est pas de faire un jugement moral rétrospectif mais de connaître les conditions de production de ces moments de rencontres asymétriques. Les conditions de production et de diffusion ne sont jamais neutres dans le capitalisme racial.

Si les directions de musées occidentaux cherchent à améliorer l’institution (plus de femmes et de racisé.e.s exposé.e.s, d’autres textes), sa fonction reste d’offrir la base d’une commune humanité autour de l’amour du beau et de la contemplation que provoque le beau. Attention, je ne dis pas que la visite le musée serait sans intérêt, je parle de l’idée même du musée universel. Le musée s’est imposé comme évident et naturel. On n’arrive plus à imaginer autre chose. En gros, c’est ça : « Vous voulez exposer des objets ? Alors, construisez un musée et si vous voulez que ça devienne une attraction qui mette votre ville, votre pays, sur la carte mondiale, prenez un.e architecte star, gentrifiez l’environnement, ajoutez des boutiques de design, une librairie, des restaurants, pensez à des animations et surtout n’oubliez pas un emplacement iconique pour les selfies ». Je rappelle que le musée est une institution sociale où règne inégalités de classe, de race et de genre, où la violence sexuelle et raciale existe. Dès lors, il faut s’interroger sur la manière dont se fait la formation et le recrutement, dont est organisée la hiérarchie à l’intérieur de l’institution. En France, de nombreux témoignages dénoncent la violence sexuelle et raciale dans les écoles d’art, le dernier numéro de la revue Afrikadaa aborde ce thème et des collectifs d’étudiant.e.s se sont crées. Mais on attend toujours en France une nomination comme celle en 2021 d’Elvira Dyangani Ose à la direction du MACBA (Barcelone) ou celle de Boaventure Soh Bejeng à la tête du HKW (Berlin), d’excellentes nouvelles car on sait que ce ne se sont pas  des nominations « vitrine ». Certes Laurella Rinçon est à la tête du MémorialActe, mais c’est à Pointe-à-Pitre, aucune grande institution nationale n’a un.e racisé.e à sa tête qui par son travail aurait prouvé un engagement à des transformations de l’institution et de sa programmation.

Mais revenons à ce que des musées appellent « décolonisation » et qui est le plus souvent de la révision historique, nécessaire, légitime, justifiée mais qui n’est pas mettre du désordre. Les directions suivent ce que des historien.nes et des artistes ont démontré : que leur histoire ne constitue pas une note en bas de page, qu’elle exige de nouvelles méthodes, et de nouvelles formes de récits, et que par là même, elle interroge et conteste le récit national. Ces dernières années, ces mouvements se sont accélérés, je pense à des curatrices, curateurs, collectifs et artistes qui font un travail formidable. Blogs et revues critiques en ligne et sur les réseaux sociaux offrent des analyses innovantes. C’est là qu’il faut regarder pour entrapercevoir ce que serait un post-musée. Je suis intéressée par le travail qui va au-delà de la demande de diversité sur les murs des musées, qui attaque le capitalisme racial, l’impérialisme, l’extraction, l’expropriation, qui cherche à inventer de nouvelles manières de faire communauté, famille, collectif.

Si des productions participent au processus de décolonisation, certaines se contentent de demander l’ajout d’un chapitre sans contester le cadre narratif et temporel. Mais même ces rectifications secouent le monde du musée tellement ce dernier a été jusque-là protégé des conflits. Elles le secouent mais ne l’ébranlent pas. Encore que ce qui se passe dans des musées en Grande-Bretagne, aux USA, au Canada où des équipes refusent que l’institution où iels travaillent accueillent des marchands d’armes, des soutiens à la politique coloniale d’apartheid d’Israël, aux guerres impérialistes, au racisme participent à une remise en cause plus profonde de l’institution que la demande de diversité. C’est ce qui conteste le cadre narratif et temporel et l’organisation qui ouvre de nouvelles voies, qui participe à la décolonisation. Mais jusqu’où peut aller l’institution musée ? Cette dernière, par sa structure même, ne neutralise t’elle pas inévitablement les aspects les plus tranchants, les plus dérangeants pour le capitalisme racial et l’État répressif ? Certes, des expositions ont secoué et secouent la paix bourgeoise, déchirent le rideau de la neutralité, mais il n’en demeure pas moins que la demande de lieux autonomes démontre les limites de l’institution musée. Certes, son hégémonie n’est jamais totale, des choses échappent au désir de tout contrôler, la censure peut se retourner contre elle, ou bien le désir de contrôle est tellement évident qu’il en devient ridicule. Ça peut aussi craquer de l’intérieur. Et malgré la volonté d’imposer un point de vue, le public trouve ce qui lui convient. Mais je le répète, par sa structure même, l’institution freine. L’institution décoloniale n’existe pas encore mais l’extraordinaire mouvement qui s’est accéléré dans le monde indique la possibilité d’autres formes de représentation et de visite. Des pratiques et des réflexions passionnantes, des propositions inspirantes posent les bases d’un post-musée.

La décolonisation, pour moi, c’est ce que Frantz Fanon a défini ainsi : « La décolonisation qui a pour objet de changer l’ordre du monde est un programme de désordre absolu ». On voit bien qu’appliquer la proposition « changer l’ordre du monde » à l’institution musée va plus loin que diversifier la programmation.

Françoise Vergès © Jean-Philippe Cazier


Dans la continuité du musée conçu comme arme au service de l’asservissement impérialiste, le musée s’offre ainsi comme une activité colonialiste comme une autre. Vous posez immédiatement l’idée très juste selon laquelle, dans le capitalisme racial, le musée est à lire comme une activité extractiviste. Le musée repose ainsi sur l’extractivisme cutlurel en pillant, des œuvres jusqu’aux restes humains, les cultures que le capitalisme a colonisées.
Ma question sera ici double : témoin de la société capitaliste et patriarcal, le musée repose sur ce que vous appelez « la culture du vol » dont il est l’éclatante vitrine, notamment depuis les pillages de Napoléon durant le Directoire : pouvez-vous nous en expliquer la formule ? Cette culture du vol, très prégnante par exemple au Louvre ou au British Museum, achève-t-elle selon vous de contredire la vision du musée comme un sanctuaire ? Est-ce cette vision sanctuarisée du musée qui retarde, selon vous, la restitution des œuvres volées ? Pourquoi selon vous une telle lenteur ?

Je commencerai par votre dernière question. Le 27 février 2023, le président de la République française a annoncé qu’une loi-cadre serait présentée au vote afin d’accélérer la restitution des objets qui appartiennent aux peuples africains. La loi est nécessaire puisqu’en droit les objets des musées publics sont inaliénables et seule une loi peut les libérer de ce principe d’inaliénabilité. Le président aime être celui qui fait des annonces mais une proposition de loi avait déjà été adoptée par le Sénat le 10 janvier 2022 comprenant un texte sur la restitution des restes humains, un sur la restitution des biens juifs spoliés, et enfin une loi-cadre pour éviter la propension des chefs de l’État à restituer des objets en guise de cadeau diplomatique. Bref, on verra ce qui va sortir de tout ça, mais soulignons l’extrême retard puisque dès les indépendances, des États africains exigent des restitutions ! Il a fallu des décennies pour surmonter les résistances des conservateurs et de l’État français qui considéraient que ces objets appartenaient de droit et de nature à la France. La France avait pris au sérieux sa mission civilisatrice coloniale, et l’idée que si les objets étaient restés en Afrique, en Asia, au Proche-Orient, ou dans le Pacifique, ils auraient été perdus était partagée par beaucoup. Pour les Européens en général, aucune des sociétés non-européennes n’avait le sens de la préservation, de la conservation et de la transmission. L’Europe s’est donnée le rôle de gardienne des trésors de l’humanité. C’est une idée qui n’a pas disparue. Donc la restitution est lente parce que c’est difficile pour les Européen.ne.s d’envisager que ce qu’iels voient comme une perte puisse advenir. Cela fait des siècles que l’universalisme de leurs musées faisait partie de leur identité. Iels ont la peur d’un appauvrissement, que leurs musées « se vident ». Cette peur est à la hauteur du sentiment que même si tout ça n’était pas très légitime, tous ces objets sur lesquels on ne se posait pas trop de questions, ils sont devenus les nôtres, on les a préservés, indexés, conservés, étudiés et voilà que leurs propriétaires frappent à la porte et les réclament. Tout un échafaudage pourrait s’écrouler. C’est l’envers de la peur du grand remplacement.

La lenteur n’est pas la même d’un pays à l’autre, des universités, des musées privés en Grande-Bretagne et en Allemagne sont allés plus loin que les musées publics français (les musées privés font le choix de restituer ou pas en dehors des lois). Le continent africain a été totalement pillé (90% de son « patrimoine » serait à l’extérieur du continent), mais même en Europe des objets ne sont pas restitués entre états,  l’Angleterre refuse toujours de rendre à la Grèce les frises du Parthénon, la France refuse de rendre à l’Italie Les Noces de Cana de Véronèse, tableau volé par Napoléon, tous les biens juifs spoliés n’ont pas été rendus, et ne parlons pas des objets pillés dans la Cité interdite de Pékin par les armées anglaises et françaises, dans le Pacifique, en Asie, dans les Amériques. En restituant à l’État plutôt qu’aux peuples et aux communautés, on ne sait pas non plus ce que ces dernières souhaitent.

Nous ne saurons jamais ce qui aurait pu surgir de différent, l’impérialisme ayant imposé sa grille de lecture. Les modes de transmission et de préservation autres qu’européennes sont devenues marginales. Le musée européen est devenu le seul modèle. Si on observe les musées qui ont été construits dans les vingt dernières années, on trouve ; un.e architecte star, des acquisitions qui doivent impressionner, un bâtiment phare, une attraction touristique. Le prestige de l’État est en jeu.

Le vol a constitué un élément important dans la constitution de collections prestigieuses, vols et spoliations pendant les guerres, trafic, acquisitions par des collectionneurs privés de pièces rares sur le marché illégal. Je rappelle que ce sont des révolutionnaires français qui posent le principe d’expropriation au nom de la liberté : les objets d’art dans les monarchies européennes sont « esclaves », les révolutionnaires ont donc le devoir de les libérer et de les rapporter au pays de la liberté, la France. On notera qu’il n’est pas question de les retirer des mains des monarques en attendant de les rendre aux peuples, mais de les garder. Le peuple français semble être le seul apte à préserver et protéger les objets d’art. À la chute de l’empire napoléonien, des objets sont rendus aux monarchies européennes, mais le principe n’est pas remis en question. Si les guerres avaient toujours fourni des occasions de pillage et de vol, on a désormais une politique d’état d’expropriation légale d’objets. Les états européens vont imiter la France. Napoléon avait commencé le pillage colonial en direction du musée en Égypte, mais la colonisation verra une accélération de l’expropriation. Le musée universel devait être exhaustif, je l’ai dit, et ce principe d’exhaustivité va justifier le pillage, le vol, l’acquisition. C’est le même principe qui explique les expositions universelles avec des pavillons par pays et des représentations de son « habitat » et de ses « coutumes ».

Les objets d’art doivent être exposés dans les musées européens. Les Europén.nes ont le droit de les voir. Rien ne doit leur être caché : on va détacher des statues des temples en Asie, on va dépouiller les temples au Proche-Orient, on va fouiller, ouvrir les tombes, déplacer les momies, on va s’enfoncer dans la jungle à la recherche de cités perdues. Il faut tout voir, tout répertorier, tout annexer. N’importe quel petit musée en Europe doit avoir des objets africains, asiatiques, amérindiens. Rien de comparable sur les autres continents. Je ne plaide cependant pas pour une parité, et que les pays du Sud aient autant de musées qu’au Nord, je pense plutôt qu’il faut en finir avec ce modèle. Il peut y avoir un côté « tombe » dans les musées, une atmosphère morbide avec tous ces objets séparés de leur environnement de vie.

Un des points les plus stimulants et les plus remarquables de votre réflexion repose sur le programme même de désordre que, dès les premières pages, vous annoncez. Empruntant cette formule à Frantz Fanon, vous vous interrogez d’emblée sur la possibilité de décoloniser le musée. L’entreprise est difficile, dites-vous, tant elle exige un temps long et des efforts certains. Cependant, si elle demeure une promesse possiblement tenable, c’est parce qu’elle repose sur une vertu propre à toute proposition politique forte et neuve : l’imaginaire qu’offre cette pensée de l’utopie.
Vous procédez ainsi en deux temps majeurs : le premier moment consiste à admettre que seul l’imaginaire permettra de sortir de l’impasse politique contemporaine qui condamne avant même que quoi que ce soit ne soit mis en œuvre. Car cette décolonisation est posée comme impossible par le capitalisme racial lui-même. Pourquoi, selon vous, ce programme est-il présenté comme une menace existentielle ? Pourquoi brandir la menace du chaos quand le monde est réduit en cendres par ce capitalisme extracteur ?  

Le capitalisme se présente comme incontournable, rien d’autre n’aurait marché jusqu’à présent disent ses partisans, rien n’a apporté autant de liberté de choix. Aucun pays n’échappe à ce modèle aujourd’hui. La notion de liberté est centrale : le capitalisme m’offre de fait un vaste champ de possibilités et de marchandises, certes cela ne me rend pas plus heureuse et l’environnement autour de moi est détruit mais on m’a promis abondance et contentement. Alors on me dit aujourd’hui que « c’est la fin de l’abondance » comme si cette dernière était tombée du ciel et que soudainement elle se tarit, mais extraction et exploitation explique  l’abondance des fameuses trente glorieuses en France. La catastrophe climatique causée par le capitalisme racial change la donne et l’État veut faire peser aux citoyen.ne.s le coût de la destruction. La caste des ingénieurs au service du Capital ne cesse de proposer des solutions technologiques à tous les problèmes posés par le chaos causé par le capitalisme racial. Le progrès serait illimité et la technocratie promet que tous problèmes seront réglés à terme. Les crises sur crises, l’effondrement du système bancaire en 2088 qui mis des millions de personne sur la paille, la pandémie du COVID-19, les guerres destructrices, la pollution qui fabrique de la mort prématurée, les espèces qui disparaissent, tout cela peut être surmonté, c’est la promesse. Pourtant, c’est facile de voir que l’écart entre la vitesse à laquelle découvertes technologiques et scientifiques émergent et le bien-être (accès à l’eau, l’air, la nourriture, l’art, le logement…) s’accroît de manière exponentielle. Le conflit s’intensifie entre une nécropolitique et une économie de l’épuisement, de la suffocation et de la destruction et les désirs multiples de mettre fin à ce monde. Pour arriver à ce que l’État se mette au service du capital, il a fallu travailler et convaincre ! La contre-offensive démarre dès les années 1940. Pour les penseurs du néolibéralisme et de l’État au service du Capital, les enjeux étaient énormes : faire de l’État l’ennemi de la liberté et du bien-être, montrer que les lois sociales entravaient la liberté, faire croire à l’individu qu’iel n’a pas besoin du social. « Il n’y pas de société, il n’y a que des individus » disait Margaret Thatcher. En France, Mitterrand accepte « le tournant de la rigueur » et les lois sociales sont peu à peu détricotées. L’idée que le chaos ne serait que le résultat de mauvaises décisions individuelles ou de la folie de tyrans s’impose. La psychologisation des injustices et des inégalités (c’est à chacune de s’en sortir, si on veut on peut, poursuivre ses rêves est possible, where there is a will, there is a way, toutes ces banalités font peser sur l’individu le poids de la réussite de sa vie. Aux Etats-Unis, le « capitalisme noir » qui a été mis en place par Nixon a été une tentative de pacification des luttes noires de libération : offrir le capitalisme contre la libération, mais les études actuelles sur la violence policière, le système carcéral, la pauvreté montre que même cette pacification ne pouvait aboutir tant la suprématie blanche continue à dominer.  Ce que les capitalistes disent, c’est que c’est ainsi que va le monde. Ce qui conteste cet ordre de guerre permanente est dès lors à éliminer. Mais ces soulèvements sont soit présentés comme absurdes, naïfs, irrationnels, enfantins, soit comme menaçants. C’est un travail quotidien que de fabriquer du consentement au chaos capitaliste, tout un tas de personnes, d’institutions et de moyens sont mobilisés. Toute contestation n’en est que plus magnifique. Car, si la machine de propagande n’arrête jamais, elle voudrait même pénétrer nos rêves, il n’est pas de jour où, dans plusieurs endroits de la planète, il n’y a pas contestation, organisation, lutte. Les puissants ont peur, tout leur fait peur, idées, chants, poèmes, joie, fête, ils veulent des choses réglées, contenues, que ça ne sorte pas du cadre. Alors, ils multiplient les parcs d’attraction, les centres commerciaux, les foires, ils proposent une animation quotidienne pour occuper corps et esprits, mais ça leur échappe et ils ont peur et comme ils ont peur, ils censurent et frappent. La décolonisation comme programme de désordre absolu les terrifie.

C’est pour cela que les pratiques et théories autour d’un programme de désordre absolu pour entraver et saboter la machine du capitalisme racial et en faisant le lien entre luttes hier et celles d’aujourd’hui et en développant des spéculations sur les mondes à venir portent un espoir radical.  

En ce sens, s’il veut franchir s’accomplir, ce programme de décolonisation du musée doit se présenter comme un recours à l’effondrement du monde mais il ne s’agit pas selon vous que de décoloniser le musée. « Le Musée et son monde » : tel pourrait être aussi l’un des sous-titres à votre essai car ce programme ouvre à des injonctions politiques, à des nécessités sociales qui soulignent à quel point le musée ne saurait se concevoir que dans la société qui l’a fait naître. Décoloniser le musée ne suffit donc pas : en quoi ainsi créer un « post-musée » comme vous le dites doit forcément s’accompagner de la mise en œuvre d’un monde post-raciste ? A quoi ressemblerait ce post-musée, véritable « utopie émancipatrice » dites-vous ? Pourquoi la création de ce monde post-raciste ne peut pas s’accomplir selon vous sans heurts ? Quelles leçons par exemple tirer selon vous de l’échec du MCUR dans la mise en œuvre de cette utopie émancipatrice ?

L’échec de la MCUR n’avait rien d’étonnant. L’équipe de la MCUR avait imaginé des choses innovantes, il n’y avait rien de semblable à l’époque. Cela a été un moment collectif fort. Mais trop de forces s’opposaient à ce projet, des obstacles à la fois internes à La Réunion et externes (des gouvernements de droite ou de gauche qui n’ont pas remis en cause un paternalisme inhérent à leur idéologie, un certain mépris pour tout ce qui n’est pas pensé par des experts français). L’échec a démontré encore une fois qu’un « outre-mer » n’a aucune autonomie, aucune souveraineté. Nous n’étions pas souverains. Rétrospectivement, je me dis qu’il aurait mieux fallu un projet qui ne requiert ni l’aide financière de l’État ni celle de la Communauté européenne, car on reste débiteur de ces institutions qui ont des intérêts bien précis. Il faut un projet qui puisse compter sur nos propres forces. C’est sans doute pourquoi j’insiste tellement aujourd’hui sur le principe de compter sur nos propres forces, de dépendre le moins possible d’institutions, qui finiront toujours pas imposer leur cadre, leurs méthodes.

Je ne saurais décrire avec précision ce que serait un post-musée. Ce serait trop prescriptif. Il faut laisser advenir. Qui peut dire avec conviction qu’un musée doit être ceci ou cela sans avoir échangé avec les groupes et communautés qui expriment le désir de créer un espace où montrer, conserver, transmettre ?  Partons de l’envie de musée chez des communautés, ce qu’il désigne comme désirs, objectifs et souhaits, partons des expérimentations actuelles sur tous les continents, des petits musées communautaires, des propositions des peuples autochtones ou de mouvements, en Palestine, en Afrique, en Asie, dans le Pacifique, les Caraïbes…

Pour l’instant, la réponse au besoin de conserver et de transmettre, d’affronter un passé, a été de construire un grand musée. Face aux génocides et aux crimes notamment dans les pays de colonisation –Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis, des « pays de l’homme blanc »–des musées sont construits, Te Papa à Auckland, Musée de l’histoire et de la culture africaine américaine, Musée national des Indiens américains à Washington. On a les musées « sites de conscience », des musées sur les immigrations, les diasporas, les crimes, dictatures et génocides (Holocauste, Apartheid, dictatures militaires). Le musée est la réponse au besoin d’histoire. Pour répondre à ce besoin, j’ai envie de proposer une réflexion, un travail sur les représentations, sur l’organisation d’un tel espace qui demande du temps. Si par exemple, nous voulions construire un musée sur les luttes anticoloniales et anti-impérialistes, d’un point de vue féministe queer antiraciste, ne devrions-nous pas nous demander : quelle architecture ? Quelle organisation de l’espace ? Quelles formations ? Quelle forme d’organisation ? Quelles temporalités ? Quels textes et objets, quelles images ? Comment rester sensibles aux questions qui émergent et éviter l’exposition qui fige ? En France, il est régulièrement question d’un musée de l’esclavage et de la colonisation. Je ne vois pas comment ce dernier serait possible alors que la France est toujours empêtrée dans son passé colonial, que l’extrême-droite gagne, qu’Islamophobie, racisme, antisémitisme et sexisme sont très présents, que les inégalités s’accroissent, que les gouvernements successifs, s’acharnent à détruire les lois sociales gagnées par les luttes. Un « musée de l’esclavage et de la colonisation » aujourd’hui, c’est dans les luttes qu’il se crée, contre le chlordécone aux Antilles, pour l’indépendance de la Kanakie, contre la violence policière, contre les après-vies de l’esclavage, autour de spéculations futuristes.

Changer l’ordre du monde ne pourra pas s’accomplir sans heurts car il n’y a aucune raison que les puissants renoncent à la possibilité d’exploiter pour s’enrichir et éprouver un sentiment de puissance. Quand on parle d’ordre, on parle d’un système qui n’hésite pas à faire appel à l’armée et à la police pour tuer, massacrer, censurer, emprisonner, mentir, dissimuler. L’autoritarisme se répand. Alors que la sécheresse s’étend, que les cyclones, inondations, incendies sont de plus en plus destructeurs, qu’il y a la famine, les corporations accumulent d’immenses profits et les peuples souffrent. L’état de guerre permanente met en danger la planète. La guerre contre les femmes, les Noir.e.s, les trans, les queer, les pauvres, s’intensifie. Le militarisme le plus implacable est de retour. Contre cette destruction programmée, on a raison de se défendre.

Un des points les plus remarquables de votre essai consiste également à souligner combien, dans ce programme de désordre absolu, la construction d’un monde post-raciste doit s’accompagner là encore d’une politique qui interroge l’actuelle politique culturelle qui dit avoir tiré les leçons du racisme, de l’esclavage, du colonialisme. Vous identifiez notamment comment se mettent en place des dispositifs ce que vous nommez « l’antiracisme néolibéral », qui est la poursuite par d’autres moyens du capitalisme racial. Vous interrogez notamment l’usage qui est fait par les grands groupes capitalistes de la philanthropie, qui profite de la paupérisation dont elle est à l’origine. Pouvez-vous revenir sur cette pratique frappée du sceau de l’ambiguïté et du profit ? En quoi peut-on dire à votre suite que « la philanthropie est une épée à double tranchant » ?

Sur la philanthropie, je dois être précise. Des communautés ont eu recours à la création de fondations pour contrer des politiques racistes d’état. Elles ouvrent des écoles, des cliniques, des ateliers car sinon, il n’y aurait rien. C’est ce qu’ont fait des personnes disposant de capital dans des communautés juives en Europe, des riches dans les pays colonisés, dans les communautés africaine-américaines. Ces fondations imposaient souvent le modèle de la respectabilité bourgeoise : éduquer les filles à devenir de bonnes mères de familles et les garçons à être de bons travailleurs et de bons chefs de famille mais, parce que toujours quelque chose échappe, ça a permis d’apprendre pour devenir des militant.e.s. Mais la philanthropie est une épée à double tranchant parce qu’elle impose d’accepter les conditions et les normes posées par le bienfaiteur (ou la bienfaitrice) qui est convaincu de mieux savoir ce qui est bon pour les autres. C’est très différent des mutuelles de la classe ouvrière, des coopératives, des camps de marron.nes, des écoles des Black Panthers ou des mouvements de libération en Guinée Bissau.  Dans le deuxième cas, cela ne vient pas d’une personne et de ses capitaux, mais d‘une initiative collective.

Les grandes corporations se sont furieusement mises à la culture ces dernières années, en France et ailleurs dans le monde. Cela ajoute au statut, donne un vernis culturel, permet de réduire ses impôts. Cette philanthropie est à double tranchant parce que d’un côté, elles offrent de l’argent, une résidence d’artiste, la possibilité de créer, produire, réaliser et d’être montré.e, de l’autre, elle blanchit son activité d’extraction et d’exploitation, elle contribue à la gentrification. Les fondations n’hésitent pas à s’installer dans un quartier populaire, le populaire devient décor, on garde le café où des prolos et immigrés venaient boire un coup, les jardins ouvriers deviennent un éco-décor…

La fondation privée ne peut soutenir ce qui vise à son démantèlement. Un grand milliardaire philanthrope pourra tout à fait exposer des œuvres critiques dans son musée privé mais il ne permettra pas la remise en cause directe des sources de sa richesse. On imagine mal un.e artiste utilisant la feuille d’impôts de ce milliardaire comme départ d’une œuvre, ou qui rappelle comment sa fortune a été accumulée ou ce que sa fondation doit à l’argent public. Le récit doit respecter l’histoire d’une richesse gagnée grâce au seul travail individuel et à l’esprit d’entreprise.

In fine, vous interrogez la question chère à la doxa néolibérale, celle de la réparation. Vous indiquez combien réparer appartient au lexique de la domination, exprime finalement une mauvaise conscience presque catholique. Vous lui opposez notamment le travail de Kadder Attia en disant ainsi : « Que signifierait une vie avec des blessures ouvertes, des cicatrices mal refermées si nous refusions le techno-totalitarisme de l’enfouissement des dommages et destructions ? » Pourquoi doit-on se méfier du verbe « réparer » ? Pourquoi un autre verbe, « marronner » qui semble s’y opposer, s’impose au contraire plus que jamais ?

Réparer sans tenir compte de l’irréparable, c’est-à-dire les dommages créés par le capitalisme racial et les états autoritaires—terres éventrées par les mines qui ne pourront jamais être comblées, terres devenus mortes, espaces sacrifiés, forêts dévastées, déchets nucléaires, montagnes de déchets, terres rendues inhospitalières, inhabitables, mémoires effacées, les villes détruites —n’est que du blabla. Nous savons que tout ne ne sera pas réparé d’un coup de pouce. Déjà, les scientifiques nous disent que des milliers d’espèces disparaissent, elles ne sont plus là. Les villes invivables, la privatisation de l’eau, l’air pollué, tout cela crée un monde irrespirable. Les vies perdues, les traumatismes, l’économie des vies qui ne comptent pas. Nous devons penser à tout cela pour imaginer le monde qui remplacera celui-ci. Parler de réparation comme si c’était une opération que l’on peut décréter comme ça, en paroles, c’est cynique et hypocrite. Il faut se méfier du verbe « réparer » quand il vient mettre fin à la demande de réelles réparations, car la mise en œuvre de ces dernières signifie le démantèlement du capitalisme racial, des impérialismes, de l’économie d’extraction. Cette réparation est vidée de son sens. Réparer est un acte, qui ne peut être décidé d’en haut. C’est comme s’il suffisait de prononcer ce mot pour qu’il devienne une action. Ça reste du domaine de la rhétorique. Dans cette approche, l’équivalence est faite entre les deux parties, or celle qui a subi des dommages n’est pas sur le même plan que celle qui les a causés ! Quand il est question de « réconciliation des mémoires » entre l’Algérie et la France, c’est absurde. La France a colonisé, massacré, exproprié, fait la guerre à un pays où elle n’avait aucune légitimité à être ! Elle doit réparer c’est-à-dire à la fois répondre aux demandes du peuple spolié et entamer sa propre décolonisation. On me dira, c’est être tourné vers le passé, il faut avancer, blablabla. Mais les peuples avancent, mènent les combats qu’ils choisissent, ils ne sont pas tournés vers le passé, ils veulent que ce qui a été détruit volontairement soit réparé, que le Nord cesse de faire reposer son bien être sur l’extraction et l’exploitation.

Les formes de réparation peuvent ne pas être les mêmes d’une communauté à l’autre, c’est compréhensible. L’échange épistolaire entre Robyn Maynard (autrice et universitaire noire-canadienne) et Leanne Betasamosake Simpson  (autrice, conteuse, professeure et musicienne Nishnaabeg au Canada) Life in Rehearsal. On Letter Writing, Commune and the End of the World (2021) est l’exemple d’une conversation entre deux femmes dont les communautés n’ont pas les mêmes demandes de réparation mais qui, en parlant de ce qui les distingue, clarifient ce qui les unit, sans chercher à ce qu’une approche écrase l’autre. C’est un très beau livre, un exemple de politique de réparation.

Marronner c’est créer des espaces autonomes. On peut dire que La Colonie, espace crée par l’artiste Kader Attia à Paris en était un, ou Khiasma créé par Olivier Marboeuf, et Décoloniser les arts mais aussi la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Je cite ces endroits mais il y a d’autres exemples.  Marronner c’est compter sur ses propres forces, imaginer de nouvelles manières de faire famille, de faire communauté, de tisser des liens avec le monde non humain. Ça ne se décide pas comme ça, c’est long et difficile car nous sommes traversé.e.s par des contradictions, des conflits, mais on voit tous les jours des créations dans ce sens.

Ma dernière question voudrait porter sur une formule très forte qui pose la question du mode de vie européen hantée par un colonialisme spectral. « Il n’y a pas d’innocence blanche », dites-vous. Pouvez-vous revenir sur cette formule : en quoi s’agit-il de montrer que visible ou non, le colonialisme, par sa force économique, politique et culturelle, constitue le postulat indépassable des sociétés occidentales ?

Je cite toujours ce passage d’Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme (1950) : Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

Je trouve que la formule formidable choc en retour pousse à réfléchir : de quelle manière le colonial/racial a fait retour en France et s’est insinué de manière durable dans les mentalités, le droit, les arts, la littérature, la politique, l’économie, l’éducation, les conceptions du beau, de la science, de la santé… La colonisation esclavagiste et post-esclavagiste a duré plusieurs siècles, elle est suivie par les guerres contre les mouvements de libération nationale avec leurs massacres, leurs exécutions, leur déni des droits, les viols, les tortures, les camps, et l’impérialisme. Des centaines de milliers de Français.es ont participé à ces campagnes, comme colons, instituteurs, fonctionnaires, missionnaires, soldats ou ont eu des membres de leurs familles aux colonies. Enfants, iels ont appris sur les bancs de l’école la prestigieuse et glorieuse histoire de la mission civilisatrice coloniale, iels ont fréquenté les zoos humains, ont lu Tintin au Congo, sont allés voir les films de Tarzan. Adultes, ils ont été envoyés faire la guerre aux Malgaches, Camerounais, Algériens, Vietnamiens… Iels ont appris à aimer la France coloniale. Les oppositions dans les colonies à la mission civilisatrice et en France à la fabrication du consentement sont d’autant plus importantes, car la machine de propagande pratiquait la censure, emprisonnait, déformait. Césaire parlait du Nazisme, soulignant que ce qui faisait scandale c’était que des hommes (sic) blancs avaient commis contre d’autres hommes blancs ce que des hommes blancs avaient commis sans regret ou honte contre Malgaches, Camerounais, Algériens, Vietnamiens… Ça leur revenait en pleine figure car on ne peut pas énoncer des lois afin de mener une politique brutaliste et raciste là-bas sans que ça revienne ici. Donc, choc en retour mais au lieu de se demander pourquoi et comment, la société va s’efforcer d’y voir quelque chose qui lui est étranger. L’innocence blanche est préservée, les abus sont l’affaire de Français qui se sont égarés, qui n’ont pas respecté les « valeurs de la République » (République qui vote les guerres, crée des tribunaux militaires, ferme les yeux sur la torture, les bagnes, les assassinats et même censure celleux qui les dénoncent. Les gouvernements successifs vont s’efforcer de masquer les crimes commis en leur nom, de retarder l’ouverture des archives, d’entraver les recherches. La nonchalance avec laquelle des opinions racistes s’expriment chaque jour à la télé, la radio, sur les réseaux ( « les Noir.es, les Arabes, les Asiatiques sont comme ci et comme ça, l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, les femmes africaines font trop d’enfants ça explique le sous développement du continent, ils ne savent pas ce que c’est la démocratie, les femmes voilées sont soumises») montre combien le racisme est ancré.

Le colonialisme, système d’administration politique et économique, est contemporain de l’avènement de la modernité, comme l’ont montré des historien.ne.s. La vision du monde, la création de frontières à surmonter (terres « sauvages » et inhospitalières) que des hommes affrontent en se couvrant de gloire, l’idée que ces mondes sont à découvrir et à peupler sont inséparables d’une idée de l’Europe qui se construit et se consolide au cours des siècles. Une Europe éclairée, où les « droits de l’homme » auraient pour la première fois été édictés, où serait né le principe de l’égalité entre femmes et hommes. Il ne s’agit pas de minimiser les débats qui ont agité le monde européen, les théories qui s’y sont développées et qui ont contesté cette idée d’une Europe supérieure, ni de dire que les principes de liberté et d’égalité n’étaient que de l’hypocrisie mais de comprendre que dans les mondes non-européens, des conceptions de l’égalité, de la liberté, de la propriété, des communs, sont tout aussi anciens, et que l’Europe n’a pas le monopole de la pensée ni de la modernité. Pour se défaire du colonialisme comme fondation de l’idée que les Européen.nes se font de leur monde et du monde, un processus de décolonisation de leurs propres sociétés et cultures est indispensable. La décolonisation ne concerne pas que les ancien.nes colonis.é.es, les sociétés colonisatrices doivent se pencher sur les formes du choc en retour

La manière dont la blanchité est historiquement accordée à des communautés montre l’importance de constituer le monde « blanc » et de naturaliser la suprématie blanche. C’est un travail quotidien car des alliances pourraient se forger entre classes populaires blanches et racisées et cela fait très peur. L’internationalisme et le trans-nationalisme constituent des dangers, la création de plateformes de lutte où les différences ne sont pas gommées, mais acceptées car elles contribuent à élargir la conscience politique sans laquelle il n’y pas lutte. Aujourd’hui, je suis très attentive à toutes les formes et pratiques de spéculation radicale. Les assauts sont multiples—guerres, racisme, misogynie, meurtres, mariage entre extrême droite et néolibéralisme, destruction de l’environnement, menaces sur la vie humaine et non-humaine, développement exponentiel de la surveillance, de l’intelligence artificielle au service du Capital—et les réponses doivent tenir compte de ces multiplicités sans abandonner les luttes urgentes du quotidien. La spéculation radicale qui répond aux objectifs de l’abolitionnisme contemporain est riche de possibilités émancipatrices. C’est long, pas toujours facile, mais c’est aussi une source de joie et d’espoir. 

Françoise Vergès, Programme de désordre absolu : décoloniser le musée, La Fabrique, mars 2023, 256 p., 15 €

 

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