Read More Temps de lecture: 6 min Yasmina contribuait à Wikipédia depuis un petit moment quand elle a voulu consacrer une page à un chercheur noir de son université. «Ça a coincé, alors que lorsque j’en faisais autant pour des chercheurs blancs, je n’avais pas eu de difficultés particulières.» Le problème? La wikipédienne explique qu’il est moins lié à la couleur de peau du scientifique qu’à son origine: le Cameroun. «Il a été diplômé à l’Université de Douala, ce qui semblait peu prestigieux aux yeux de certains, détaille Yasmina, avec toujours autant d’incompréhension. Est-ce que son travail est moins important parce qu’il n’a pas fait Normal Sup’?»Yasmina connaît les règles: sur Wikipédia, n’a pas un article dédié qui veut. Pour qu’elle soit jugée digne d’intérêt, une personnalité doit cocher plusieurs cases. Dans le cas d’un universitaire, être diplômé d’une école reconnue et avoir publié dans des revues spécialisées célèbre peut faciliter l’admissibilité d’un article. Mais l’un des critères les plus importants reste le fait d’être cité par des sources fiables et dans différents articles de presse, des portraits de préférence.Cette médiatisation peut poser problèmes quand la personnalité en question est africaine. La communauté francophone de l’encyclopédie étant majoritairement composée de contributeurs des pays du Nord, il en résulte que les sources journalistiques sérieuses hors de ces zones géographiques sont moins connues.«Si je vois que Le Monde est la source d’un article Wikipédia, je sais que c’est fiable, explique Mourad, wikipédien depuis 2005. Si c’est un quotidien national ivoirien ou togolais, je confesse que je ne connais pas bien. Le quotidien sénégalais Le Soleil, qui le connaît par exemple ? C’est donc parfois difficile de s’assurer la fiabilité des sources.» Pour contourner ce problème, il espère que des utilisateurs locaux vont davantage contribuer à l’avenir.Changer la donne collectivementIl y a quelques années, Mourad découvre un atelier singulier organisé à Genève par le collectif Noircir Wikipédia. Le but: se retrouver entre contributeurs plus ou moins expérimentés et créer des articles sur des personnalités noires. «Quand j’ai découvert cet atelier, j’ai tout de suite été intéressé, se souvient Mourad, qui vit en Suisse. Je suis francophone dans un pays en majorité germanophone et j’ai des origines de l’autre côté de la Méditerranée. Je me suis donc reconnu dans cette initiative, que je pratiquais déjà à titre individuel. En plus d’aider une bonne cause, c’était une occasion de rencontrer des contributeurs.»Bien souvent, enrichir Wikipédia est une activité plutôt solitaire. L’occasion était donc belle pour Mourad de d’échanger avec d’autres utilisateurs et, aussi, de leur partager son expérience de «vieux» contributeur, puisqu’il enrichit l’encyclopédie depuis 2005.Noircir Wikipédia tente de pallier le problème, mais ne peut évidemment le régler complètement. «L’essentiel des modifications d’articles portant sur l’Afrique émane de l’Europe et l’Amérique du Nord, explique Florence Devouard, présidente de 2006 à 2008 de la Wikimedia Foundation, organisation qui s’occupe de certains aspects administratifs. Il y a peu de contenus sur l’Afrique et en plus ils sont écrits en Europe.»Une situation que l’accès à internet, moins démocratisé sur le continent africain, rend d’autant plus difficile à contrebalancer. En 2014, avec la wikipédienne Isla Haddow-Flood, Florence Devouard a donc lancé Wiki Loves Africa, un concours photographique annuel permettant de fournir des photos qui viendront illustrer des articles autour de l’Afrique.
«Le fait de réunir de nombreux contributeurs dans un collectif nous a permis de ne pas oublier de parler de certains aspects, comme les nombreuses femmes qui composaient le mouvement.» Yasmina, contributrice wikipédienne, sur l’écriture de l’article Black Panther Party
Mettre en relation des contributeurs pour travailler dans un but commun permet au collectif Noircir Wikipédia une certaine efficacité dans la rédaction, tout autant que dans la formation de nouveaux utilisateurs. «Pour que le contenu soit riche, on a besoin de nombreux contributeurs venant l’étayer, détaille Yasmina. Un historien ou un passionné de telle ou telle période va pouvoir faire avancer rapidement l’écriture d’un article. Moi, comme je connais les codes de la plateforme, je peux l’aider sur la forme, même si je ne suis pas experte sur le fond.» On ne le dira jamais assez: pas besoin d’un doctorat pour contribuer à un sujet sur Wikipédia. L’encyclopédie la plus complète du monde est ouverte à tous, tant que les utilisateurs en respectent les codes.Mais même au sein d’un collectif avec un objectif commun, le contenu des articles peut faire débat. L’écriture collective de celui dédié au Black Panther Party, sujet brûlant, a alimenté certaines oppositions avant d’aboutir à une page satisfaisante. «En ne laissant que quelques personnes écrire l’article, on n’aurait eu qu’une vision de ce mouvement, assure Yasmina. Le fait de réunir de nombreux contributeurs dans un collectif nous a permis de ne pas oublier de parler de certains aspects, comme les nombreuses femmes qui composaient le mouvement.»Actives dans le Black Panther Party, les femmes sont encore trop peu impliquées au sein de l’encyclopédie. Et comme dans leur immense majorité les contributeurs sont des hommes, les figures féminines sont elles aussi minoritaires.Les 12.000 articles des Sans pagEs pour lutter contre le biais de genreSi Noircir Wikipédia veille à une représentation plus inclusive au sein de l’encyclopédie, un autre collectif en fait le cœur de son engagement. Son nom est évocateur: les Sans pagEs. «C’est un des trois projets les plus actifs sur le Wikipédia francophone avec le football et les jeux vidéo», s’enthousiasme sa fondatrice Natacha Rault. Le constat est identique au précédent: tout autant que les personnes racisées, les femmes sont invisibilisées sur Wikipédia et ne représenteraient, selon les chiffres publiés sur le site de l’association, qu’un peu moins de 17% des biographies francophones (au 18 juin 2016).
«On n’arrivera jamais à la parité, car on manque souvent de sources. Cela nous faciliterait la tâche si les journalistes ou les historiens s’intéressaient davantage à des figures féminines.» Natacha Rault, fondatrice du projet wikipédien des Sans pagEs
Pour autant, arriver à un parfait équilibre entre le nombre de pages consacrées aux hommes et aux femmes semble un objectif inatteignable. Ces dernières ont longtemps été mises au ban, voire, dans certains cas, effacées de l’histoire. L’encyclopédie n’échappe pas non plus au biais de genre. «Le contenu sur Wikipédia est le reflet de notre société», rappelle Rémi Mathis, ancien président de Wikimédia France de 2011 à 2014.Natacha Rault ajoute: «On n’arrivera jamais à la parité, car on manque souvent de sources, alors qu’elles sont à la base des contributions sur Wikipédia. Par exemple, cela nous faciliterait la tâche si les journalistes faisaient plus d’articles de fond sur les femmes ou si les historiens s’intéressaient davantage à des figures féminines.»Cela n’empêche pas l’initiatrice du mouvement des Sans pagEs de voir le verre à moitié plein. Elle n’oublie pas, par exemple, que la féminisation des professions sur l’encyclopédie n’était pas acquise il y a encore quelques années. Considère-t-elle cet engagement payant comme un travail militant? «Je ne dirais pas ça, veut nuancer Natacha Rault. En revanche, je milite pour le libre partage de la connaissance libre… Et c’est donc faire en sorte que tous les sujets soient représentés, sinon, ce n’est pas du libre partage.»Originaires de Suisse comme sa fondatrice, les Sans pagEs peuvent aujourd’hui compter sur de nombreux relais en France et ailleurs. Le fonctionnement est toujours le même: le collectif attend qu’un groupe se constitue, le forme et le rattache à leur page de discussion. Dans ces groupes, les hommes sont les bienvenus. «Des wikipédiens nous rejoignent parce qu’ils partagent notre constat… Mais aussi parce qu’il y a une bonne ambiance dans notre collectif», sourit Natacha Rault.Malheureusement, comme sur d’autres espaces numériques, la «bonne ambiance» n’est pas toujours au rendez-vous sur la plateforme. Difficile parfois pour les femmes de se faire entendre dans l’onglet «discussion» permettant d’améliorer les articles. Cette partie non-négligeable de l’investissement des wikipédiens peut représenter une difficulté de plus. «Du fait des charges familiales et domestiques qui leur incombent bien souvent dans la société, les femmes ont moins de temps à consacrer à ces discussions», estime Natacha Rault.Avoir du temps est pourtant nécessaire pour gérer les longs échanges qui parsèment Wikipédia. Ancienne directrice générale de la Wikimedia Foundation, Sue Gardner avait incorporé en 2011 cette difficulté dans un état des lieux de neuf raisons expliquant ce fossé de genre, au côté de l’interface, du manque de confiance des femmes et d’une atmosphère parfois misogyne. Douze ans après ce constat, même si les articles dédiés à une figure féminine ne sont toujours pas majoritaires sur l’encyclopédie, les Sans pagEs, qui tentent de réduire cet écart, ont déjà publié 12.000 articles.
Temps de lecture: 6 min
Yasmina contribuait à Wikipédia depuis un petit moment quand elle a voulu consacrer une page à un chercheur noir de son université. «Ça a coincé, alors que lorsque j’en faisais autant pour des chercheurs blancs, je n’avais pas eu de difficultés particulières.» Le problème? La wikipédienne explique qu’il est moins lié à la couleur de peau du scientifique qu’à son origine: le Cameroun. «Il a été diplômé à l’Université de Douala, ce qui semblait peu prestigieux aux yeux de certains, détaille Yasmina, avec toujours autant d’incompréhension. Est-ce que son travail est moins important parce qu’il n’a pas fait Normal Sup’?»
Yasmina connaît les règles: sur Wikipédia, n’a pas un article dédié qui veut. Pour qu’elle soit jugée digne d’intérêt, une personnalité doit cocher plusieurs cases. Dans le cas d’un universitaire, être diplômé d’une école reconnue et avoir publié dans des revues spécialisées célèbre peut faciliter l’admissibilité d’un article. Mais l’un des critères les plus importants reste le fait d’être cité par des sources fiables et dans différents articles de presse, des portraits de préférence.
Cette médiatisation peut poser problèmes quand la personnalité en question est africaine. La communauté francophone de l’encyclopédie étant majoritairement composée de contributeurs des pays du Nord, il en résulte que les sources journalistiques sérieuses hors de ces zones géographiques sont moins connues.
«Si je vois que Le Monde est la source d’un article Wikipédia, je sais que c’est fiable, explique Mourad, wikipédien depuis 2005. Si c’est un quotidien national ivoirien ou togolais, je confesse que je ne connais pas bien. Le quotidien sénégalais Le Soleil, qui le connaît par exemple ? C’est donc parfois difficile de s’assurer la fiabilité des sources.» Pour contourner ce problème, il espère que des utilisateurs locaux vont davantage contribuer à l’avenir.
Changer la donne collectivement
Il y a quelques années, Mourad découvre un atelier singulier organisé à Genève par le collectif Noircir Wikipédia. Le but: se retrouver entre contributeurs plus ou moins expérimentés et créer des articles sur des personnalités noires. «Quand j’ai découvert cet atelier, j’ai tout de suite été intéressé, se souvient Mourad, qui vit en Suisse. Je suis francophone dans un pays en majorité germanophone et j’ai des origines de l’autre côté de la Méditerranée. Je me suis donc reconnu dans cette initiative, que je pratiquais déjà à titre individuel. En plus d’aider une bonne cause, c’était une occasion de rencontrer des contributeurs.»
Bien souvent, enrichir Wikipédia est une activité plutôt solitaire. L’occasion était donc belle pour Mourad de d’échanger avec d’autres utilisateurs et, aussi, de leur partager son expérience de «vieux» contributeur, puisqu’il enrichit l’encyclopédie depuis 2005.
Noircir Wikipédia tente de pallier le problème, mais ne peut évidemment le régler complètement. «L’essentiel des modifications d’articles portant sur l’Afrique émane de l’Europe et l’Amérique du Nord, explique Florence Devouard, présidente de 2006 à 2008 de la Wikimedia Foundation, organisation qui s’occupe de certains aspects administratifs. Il y a peu de contenus sur l’Afrique et en plus ils sont écrits en Europe.»
Une situation que l’accès à internet, moins démocratisé sur le continent africain, rend d’autant plus difficile à contrebalancer. En 2014, avec la wikipédienne Isla Haddow-Flood, Florence Devouard a donc lancé Wiki Loves Africa, un concours photographique annuel permettant de fournir des photos qui viendront illustrer des articles autour de l’Afrique.
«Le fait de réunir de nombreux contributeurs dans un collectif nous a permis de ne pas oublier de parler de certains aspects, comme les nombreuses femmes qui composaient le mouvement.» Yasmina, contributrice wikipédienne, sur l’écriture de l’article Black Panther Party
Mettre en relation des contributeurs pour travailler dans un but commun permet au collectif Noircir Wikipédia une certaine efficacité dans la rédaction, tout autant que dans la formation de nouveaux utilisateurs. «Pour que le contenu soit riche, on a besoin de nombreux contributeurs venant l’étayer, détaille Yasmina. Un historien ou un passionné de telle ou telle période va pouvoir faire avancer rapidement l’écriture d’un article. Moi, comme je connais les codes de la plateforme, je peux l’aider sur la forme, même si je ne suis pas experte sur le fond.» On ne le dira jamais assez: pas besoin d’un doctorat pour contribuer à un sujet sur Wikipédia. L’encyclopédie la plus complète du monde est ouverte à tous, tant que les utilisateurs en respectent les codes.
Mais même au sein d’un collectif avec un objectif commun, le contenu des articles peut faire débat. L’écriture collective de celui dédié au Black Panther Party, sujet brûlant, a alimenté certaines oppositions avant d’aboutir à une page satisfaisante. «En ne laissant que quelques personnes écrire l’article, on n’aurait eu qu’une vision de ce mouvement, assure Yasmina. Le fait de réunir de nombreux contributeurs dans un collectif nous a permis de ne pas oublier de parler de certains aspects, comme les nombreuses femmes qui composaient le mouvement.»
Actives dans le Black Panther Party, les femmes sont encore trop peu impliquées au sein de l’encyclopédie. Et comme dans leur immense majorité les contributeurs sont des hommes, les figures féminines sont elles aussi minoritaires.
Les 12.000 articles des Sans pagEs pour lutter contre le biais de genre
Si Noircir Wikipédia veille à une représentation plus inclusive au sein de l’encyclopédie, un autre collectif en fait le cœur de son engagement. Son nom est évocateur: les Sans pagEs. «C’est un des trois projets les plus actifs sur le Wikipédia francophone avec le football et les jeux vidéo», s’enthousiasme sa fondatrice Natacha Rault. Le constat est identique au précédent: tout autant que les personnes racisées, les femmes sont invisibilisées sur Wikipédia et ne représenteraient, selon les chiffres publiés sur le site de l’association, qu’un peu moins de 17% des biographies francophones (au 18 juin 2016).
«On n’arrivera jamais à la parité, car on manque souvent de sources. Cela nous faciliterait la tâche si les journalistes ou les historiens s’intéressaient davantage à des figures féminines.» Natacha Rault, fondatrice du projet wikipédien des Sans pagEs
Pour autant, arriver à un parfait équilibre entre le nombre de pages consacrées aux hommes et aux femmes semble un objectif inatteignable. Ces dernières ont longtemps été mises au ban, voire, dans certains cas, effacées de l’histoire. L’encyclopédie n’échappe pas non plus au biais de genre. «Le contenu sur Wikipédia est le reflet de notre société», rappelle Rémi Mathis, ancien président de Wikimédia France de 2011 à 2014.
Natacha Rault ajoute: «On n’arrivera jamais à la parité, car on manque souvent de sources, alors qu’elles sont à la base des contributions sur Wikipédia. Par exemple, cela nous faciliterait la tâche si les journalistes faisaient plus d’articles de fond sur les femmes ou si les historiens s’intéressaient davantage à des figures féminines.»
Cela n’empêche pas l’initiatrice du mouvement des Sans pagEs de voir le verre à moitié plein. Elle n’oublie pas, par exemple, que la féminisation des professions sur l’encyclopédie n’était pas acquise il y a encore quelques années. Considère-t-elle cet engagement payant comme un travail militant? «Je ne dirais pas ça, veut nuancer Natacha Rault. En revanche, je milite pour le libre partage de la connaissance libre… Et c’est donc faire en sorte que tous les sujets soient représentés, sinon, ce n’est pas du libre partage.»
Originaires de Suisse comme sa fondatrice, les Sans pagEs peuvent aujourd’hui compter sur de nombreux relais en France et ailleurs. Le fonctionnement est toujours le même: le collectif attend qu’un groupe se constitue, le forme et le rattache à leur page de discussion. Dans ces groupes, les hommes sont les bienvenus. «Des wikipédiens nous rejoignent parce qu’ils partagent notre constat… Mais aussi parce qu’il y a une bonne ambiance dans notre collectif», sourit Natacha Rault.
Malheureusement, comme sur d’autres espaces numériques, la «bonne ambiance» n’est pas toujours au rendez-vous sur la plateforme. Difficile parfois pour les femmes de se faire entendre dans l’onglet «discussion» permettant d’améliorer les articles. Cette partie non-négligeable de l’investissement des wikipédiens peut représenter une difficulté de plus. «Du fait des charges familiales et domestiques qui leur incombent bien souvent dans la société, les femmes ont moins de temps à consacrer à ces discussions», estime Natacha Rault.
Avoir du temps est pourtant nécessaire pour gérer les longs échanges qui parsèment Wikipédia. Ancienne directrice générale de la Wikimedia Foundation, Sue Gardner avait incorporé en 2011 cette difficulté dans un état des lieux de neuf raisons expliquant ce fossé de genre, au côté de l’interface, du manque de confiance des femmes et d’une atmosphère parfois misogyne. Douze ans après ce constat, même si les articles dédiés à une figure féminine ne sont toujours pas majoritaires sur l’encyclopédie, les Sans pagEs, qui tentent de réduire cet écart, ont déjà publié 12.000 articles.
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