Jean-Michel Aphatie et l’Algérie, histoire d’un naufrage

Jean-Michel Aphatie et l’Algérie, histoire d’un naufrage

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, normalien et agrégé d'histoire, est un spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères.
À l’heure où l’écrivain de langue française Boualem Sansal se meurt dans les geôles d’Alger, le journaliste politique vedette de RTL déclare à l’antenne ce 25 février 2025 que la France « a fait des centaines d’Oradour-sur-Glane » en Algérie, et « que les nazis se sont comportés comme nous, nous l’avons fait en Algérie ».

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Jean-Michel Aphatie et l’Algérie, histoire d’un naufrage

À l’heure où l’écrivain de langue française Boualem Sansal se meurt dans les geôles d’Alger, le journaliste politique vedette de RTL déclare à l’antenne ce 25 février 2025 que la France « a fait des centaines d’Oradour-sur-Glane » en Algérie, et « que les nazis se sont comportés comme nous, nous l’avons fait en Algérie ».

Face à ces déclarations stupéfiantes, la facilité serait de dire que la vieillesse est un naufrage. Mais elles résonnent en cohérence avec la pensée d’une génération qui a tant haï son pays qu’il faut la prendre au sérieux, c’est-à-dire au sens propre de ce qu’elle énonce. Et si l’éthique universitaire n’est pas ici en cause, puisque ce journaliste autodidacte n’a nulle prétention scientifique, ces déclarations font étrangement écho à la fâcheuse tendance à la falsification historique qu’impose l’idéologie décoloniale à la mode.

Pour les pousse-au-crime, l’histoire est une hotte dans laquelle il est légitime de puiser les matériaux les plus susceptibles d’accélérer le chaos des sociétés. Comment analyser en quelques mots les saillies d’Aphatie au regard de l’histoire comparée du nazisme, de la colonisation et de nos sociétés fracturées ?

Quatre usages pervers de l’histoire méritent d’être soulignés, tant ils sont piétinés par l’apprenti-sorcier d’une confrontation généralisée :

  • l’anachronisme et l’ignorance des faits historiques en support de communication : En histoire, le péché mortel est l’anachronisme qui écrase les faits, les dates et les contextes. Créateur de chaos et de brouillage intellectuel, il est un carburant pour les idéologues, qui pratiquent sans vergogne les comparaisons entre des moments historiques éloignés, ou comme les wokes, jugent le passé selon les critères moraux de leur époque. Aphatie juge que les nazis auraient imité des Français : inutile de gloser sur l’ignorance des modalités de la conquête française de l’Algérie un siècle auparavant par la soldatesque nazie ; si les nazis ont pu s’inspirer de la manière de commettre le génocide d’une population minoritaire, de le cacher et de le nier, il leur suffisait de relire l’histoire du génocide arméno-syriaque par l’empire ottoman, quand leurs conseilleurs militaires co-dirigeaient et assistaient l’armée ottomane de 1882 à 1918 (missions Colmar von der Goltz et Otto von Feldmann). Aphatie pense que les nazis ont copié les Français pour tuer les villageois d’Oradour, qui serait un juste retour (?) pour le pays auteur de centaines d’Oradour en Algérie ? Aussi brutale et meurtrière fut la conquête, les peuples du sud de la Méditerranée ont survécu à la colonisation du XIXe siècle (ce qui ne fut pas le cas de nombreux peuples indiens d’Amérique). Bugeaud a été rappelé de son commandement pour trois enfumades et emmurades commises par ses subordonnés et jugées à Paris. Rien de tel ne fut ordonné après le massacre légal des Vendéens, dont on ne trouve nullement l’équivalent en Algérie.
  • la reductio ad hitlerium qui abolit le discernement et la raison : la civilisation occidentale est obsédée par Hitler, devenu à son corps défendant l’agent de son autodestruction. Hitler est sorti de l’histoire, décontextualisé, arraché à la Grande guerre et aux années trente, et devient un principe de désagrégation de toute culture, de toute construction sociale et nationale en Europe. Même les nations victimes du nazisme (France, Pologne, Pays-Bas…) sont accusées d’avoir favorisé son éclosion, de lui avoir servi de modèle (Aphatie) et de l’avoir servi. Ramener le conflit franco-algérien à l’aune du nazisme est une opération de criminalisation et d’intimidation qui interdit de penser. Génocides et Oradour sont désormais partout : le mal absolu est devenu un mal banalisé. 
  • le refus de considérer les dictatures et les souffrances des peuples du Sud : refuser de penser et d’appréhender la dictature militaire post-coloniale est une autre spécialité de la France. Dans une perspective autocentrée, les sociétés du sud n’ont pas d’existence autonome : elles sont constamment « agies » de l’extérieur par l’Occident et ses fantômes. Sur ce point, dictateurs du sud et idéologues du nord se rejoignent : l’Occident est une matrice qui perpétue une domination intemporelle sur le Sud qui abolit le temps et l’espace. Manipulation mentale oblige, évoquer la dictature et les souffrances du sud conduit à jeter l’opprobre sur un Occident nazifié. C’est le degré zéro de la connaissance de l’histoire et de la géopolitique. Cette boucle tautologique ne mène pas à la considération de l’autre (inexistant) mais au dénigrement de soi. Nazifier et colonialiser l’Occident permet d’occulter les pratiques dictatoriales du sud, bien qu’elles soient le premier facteur de la migration à sens unique vers le Nord.
  • la volonté consciente ou non de souffler sur les feux de la guerre civile en France : sortir le nazisme de son chapeau pour évoquer l’Algérie, c’est absoudre le régime algérien pour son autoritarisme, cautionner son hostilité envers la France, et surtout souffler sur les braises d’une situation sociale et sécuritaire qui effraye par ses potentialités de violences tous les services de l’État français. Non seulement Aphatie s’en contrefiche, mais il semble vouloir pousser les groupes et les communautés à l’affrontement au risque de briser la fragile paix civile. Sait-il que la guerre civile est le pire des maux pour un peuple, et que nul n’en sortirait indemne ?

Étonnant non ?

 

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