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Le piège identitaire

Compte rendu de Daniel BERNABÉ, Le Piège identitaire. L’effacement de la question sociale (2018, Paris, L’Échappée, 2022, 304 pages, Traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini). Article paru dans la revue Cités, n° 96, 2023. 

L’éditeur français du livre de Daniel Bernabé a fort bien fait de prendre l’initiative non seulement de le faire traduire mais aussi de modifier le titre initial (« La Trampa de la diversidad », le piège de la diversité) pour en faire « le piège identitaire » ; ainsi que son sous-titre (« Como el neoliberalismo framento la identidad de la clase trabajadora ») pour en faire « l’effacement de la question sociale ». Car lors de sa parution en espagnol, en 2018, l’identitarisme woke n’avait pas encore traversé l’Atlantique, en tout cas pas suffisamment pour qu’on l’identifie comme tel ; et ce qui pouvait apparaître alors, de façon assez classique, comme un pamphlet anti-libéralisme en faveur du prolétariat constitue aujourd’hui, cinq ans après sa parution, une offensive parfaitement actuelle contre l’envahissement des problématiques communautaristes – le « genre », l’intersectionnalité, le décolonialisme, la question LGBT, le transactivisme – et la façon dont elles occultent les problèmes socio-économiques qui avaient toujours occupé la gauche.

Car cette charge, documentée et efficace, contre la nouvelle vogue « inclusiviste », devenue depuis le « wokisme », est bien menée depuis la gauche – et c’est ce qui fait tout son intérêt dans un contexte où les propagandistes de ce mouvement essaient de se persuader, en le proclamant sur tous les tons, qu’il n’existerait d’anti-wokisme que de droite voire d’extrême droite. Journaliste, Bernabé est proche du parti Podemos et a même reçu un prix du Parti communiste espagnol. Il prend soin d’ailleurs de souligner que les causes défendues par la nouvelle idéologie identitariste sont légitimes, du féminisme à l’antiracisme en passant par la lutte contre l’homophobie. Mais ce qui ne l’est pas à ses yeux, c’est la fragmentation du monde social en communautés de victimisation, faisant éclater toute conscience universaliste de ce qui nous relie et aboutissant au bout du compte à réduire le sujet politique à l’individu, à sa subjectivité, à sa « sensibilité blessée » : cela même, affirme-t-il, qui est au fondement de l’idéologie libérale.

Dès lors se délite l’opposition factice entre un wokisme progressiste et un anti-wokisme réactionnaire arc-bouté contre le « politiquement correct » : la gauche dite « woke » a fait – comme l’écrit pertinemment le traducteur Patrick Marcolini dans son avant-propos – « une sorte d’OPA sur les mouvements qu’on appelait jadis progressistes », tandis que cette « nouvelle idéologie dominante de notre temps » joue ainsi, paradoxalement, « le jeu du néo-libéralisme ».

Bernabé commence par pointer quelques récupérations capitalistes : celle des combats féministes (y compris « la transformation spectaculaire de Frida Kahlo en un objet de consommation identitaire ») ; celle du post-modernisme, que ce soit en architecture ou dans les théories philosophiques de la déconstruction, soulignant que « le postmodernisme n’a apporté que de la confusion, quand il n’a pas directement nui aux aspirations de la gauche » ; celle du style de vie hippie, conduisant à « l’individu-roi » ; et enfin celle de la diversité, qu’il décrit comme un « marché » nous faisant régresser à une époque pré-moderne.

C’est là que se loge le « piège identitaire » de ce que nous connaissons à présent sous le terme de « wokisme », et qui nous a fait passer « des questions de redistribution économique aux questions de représentation symbolique », conformément au « paradigme de la reconnaissance » cher à Nancy Fraser, facteur d’indifférence envers les inégalités matérielles voire de mépris envers les pauvres. D’où le brouillage de l’opposition droite/gauche et le déclin d’une gauche qui s’est éloignée des aspirations populaires en se payant de mots : « La gauche devrait se rappeler que ce n’est pas en changeant les mots qu’on transformera le monde, mais en transformant le monde qu’on fera changer les mots » – et il stigmatise au passage la mode de l’écriture inclusive. En résumé : « Déconstruire les identités jusqu’à leur atomisation, c’est donner des amphétamines néolibérales au postmodernisme. C’est parce qu’il faut combler l’espace laissé vacant par la dissolution des appartenances de classe, de nation ou de religion, que nous sommes tous de plus en plus divers – sans voir que cette diversité est consubstantiellement liée à l’inégalité. »

Il pointe aussi la façon dont l’extrême droite fait son miel de la compétition des identités, s’étonne que « le concept d’art dégénéré nous revienne aujourd’hui porté par une jeune femme aux opinions progressistes et féministes », fustige avec brio le communautarisme de la politique des quotas (« Le marché de la diversité ne dort jamais : il lui faut tout le temps de nouveaux quotas de spécificité, de la même manière que les prêtres mayas réclamaient régulièrement leur lot de victimes ») et les « monstres » engendrés par le piège identitaire : « Il est déconcertant de voir, dans plusieurs pays d’Europe, quantité d’activistes et de gens qui se définissent comme progressistes défendre le port du voile, autrement dit présenter l’impérialisme culturel des dictatures wahhabites comme la pointe avancée du nouveau féminisme. Le piège identitaire, comme le sommeil de la raison, finit par engendrer des monstres. Par son intermédiaire, les théories postmodernes en viennent, sans même s’en rendre compte, à communier avec des obscurantistes – les islamistes – tout en excitant le ressentiment d’autres obscurantistes – les fascistes. »

Certes le propos n’est pas exempt de quelques naïvetés dues, probablement, à l’héritage d’un militantisme intempestif. Ainsi les Nouveaux philosophes ne peuvent se réduire à un « appui » de « la bourgeoisie » face à l’hégémonisme des idées de gauche (Bernabé a probablement trop lu Perry Anderson). Le catéchisme marxiste fait vraiment trop daté (« Le piège identitaire n’est finalement qu’une expression de l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, c’est-à-dire, en dernière analyse, de la bourgeoisie », ou encore « Le marché a tout intérêt à mettre la diversité sous contrôle pour faciliter l’écoulement de ses produits »). Quant au catéchisme islamo-gauchiste, il fait grincer des dents (« …la responsabilité de l’OTAN dans la déstabilisation des pays du Moyen-Orient, qui entraîne des millions de personnes à quitter leurs pays d’origine »). Et le contresens sur la laïcité est patent lorsque Bernabé évoque « le cas de la France, où la liberté de culte se heurte régulièrement aux principes laïcs de la République… ».

Mais ces quelques scories n’entament pas la pertinence globale de l’ouvrage, qui enfonce un coin salutaire dans l’assimilation automatique du wokisme au progressisme que tentent de nous vendre ses thuriféraires. C’est pourquoi le discours de Bernabé s’adresse en priorité à la gauche, non pour la fustiger mais, au contraire, pour la remettre sur ses rails, comme l’ont fait également, aux États-Unis, Mark Lila, Jonathan Haidt ou, plus récemment, Susan Neiman. Laissons-lui donc le mot de la fin : « La gauche ne peut pas battre le néolibéralisme sur son propre terrain, en suivant ses règles, c’est-à-dire en intégrant la novlangue de la diversité, les fantasmes techno-utopiques et les analyses de marché. Voilà où nous en sommes depuis le milieu des années 1990, et tout cela n’a servi qu’à vider les partis, les syndicats et les programmes politiques. »

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Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue