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Les déchirements de la laïcité

Les déchirements de la laïcité

Collectif

Tribune des observateurs

Read More     Les habitué.e.s de ce blog se souviennent peut-être de mon débat avec la sociologue Nathalie Heinich, lors de la parution de son livre-« tract » : Ce que le militantisme fait à la recherche (31 mai et 7 juin 2021). Cette disputatio en a engendré une seconde : l’écriture d’un ouvrage, intitulé Les déchirements de la laïcité (1). Comme les autres livres de la collection (dirigée, avec talent, par Sophie Nordmann et Mazarine Pingeot), cette publication est structurée par un échange de lettres entre les deux auteurs (j’utilise le seul masculin car, pour Nathalie, le masculin est également un genre neutre).   Nathalie Heinich est une spécialiste reconnue de la sociologie de l’art (le livre qui l’a fait connaitre porte sur La Gloire de Van Gogh). Elle s’aventure également hors de ce domaine et ses ouvrages sur les « valeurs » ou sur la « visibilité » ont obtenu un succès, à mon avis, tout à fait mérité. Elle se veut adepte de la « neutralité axiologique » prônée par Max Weber et déclare volontiers opérer une distinction stricte entre ses travaux académiques, visant la scientificité, et ses écrits engagés (elle a publié, notamment, un Bêtisier du sociologue et a collaboré à un Bêtisier du laïco-sceptique).   J’estime également que le militant ne doit pas étouffer le chercheur ; ce dernier doit viser une objectivité qui n’est jamais absolue mais que des années de labour dans son champ d’études peuvent rendre consistante. Notre première disputatio, celle retranscrit sur le Blog, m’avait, cependant, appris que nous n’interprétions pas de la même façon la relation entre recherche et militance. Je m’attendais donc à un débat difficile et… ce qui est arrivé a comblé mes espérances : la maison d’édition parle d’ailleurs, en quatrième de couverture de « correspondance musclée » ! Je vais, bien sûr, présenter notre ouvrage selon mon optique. Certains de mes amis, au seul nom de Nathalie Heinich, très active dans l’Observatoire du décolonialisme, m’ont demandé ce que je suis « allé faire dans cette galère ». Réponse : en matière de « galère », un protestant, depuis Louis XIV, possède une certaine expérience historique !Pas une opposition entre anti et pro-foulard mais entre interdiction et pro-choix    Les deux co-directrices de la collection nous ont suggéré de commencer en retraçant notre itinéraire, en matière de laïcité, et elles ont insisté sur l’aspect « argumenté » que devait revêtir notre disputatio.  Les premiers échanges ont permis d’aborder quelques divergences de manière irénique. Mais, un brusque changement de cap s’est produit, une énième « affaire de foulards » ayant éclaté entre deux lettres. Du coup, mon interlocutrice a changé de ton, a tenu des propos que je qualifierai de premier degré et s’est inscrite dans un schéma typique du « discours orthodoxe » où, chevalier du bien, on combat l’axe du mal (j’y reviendrai).   Quelle allait-être mon attitude ? Opposer le blanc au noir, au risque d’aboutir à un livre où les convaincus d’avance auraient applaudi leurs héraults respectifs ? Cette façon de faire ne correspondait pas à ma perspective : je ne suis pas pro-foulard, je suis pro-choix, ce qui est structurellement différent. Le risque de glisser dans une opposition, dogme contre dogme, avec une dose de moralisme, et une multiplication des angles morts, est inhérent à la controverse. J’ai tenté de l’éviter. Tout au long de nos échanges, je reprocherai avant tout à Nathalie Heinich d’être dans l’excès, l’unilatéralité, le refus de prendre en compte que le réel est le fruit d’interactions où l’ensemble des acteurs se trouvent impliqués.    Notre divergence est donc d’abord une opposition de forme. Cela renvoie d’ailleurs à la façon dissemblable dont nous opérons une distinction entre sciences sociales et engagement. Il me semble, (chacun.e pourra en juger sur pièces) qu’Heinich sépare écriture scientifique et propos militants d’une façon qui lui permet d’oublier, dans le second cas, les règles méthodologiques et la conceptualité qu’elle met judicieusement en œuvre comme sociologue. La militante n’est plus du tout wébérienne. Je le montre à plusieurs reprises et m’offre même le luxe de citer son ouvrage sur la « visibilité » au profit d’une approche de la « visibilité religieuse » hétérogène avec celle qu’elle opère. Pour ma part, je cherche à opérationnaliser dans l’engagement, ce que j’ai appris dans mes recherches et dans mes lectures « savantes ». Des échanges récurrents sur l’égalité femmes-hommes  Au vu de la collection, il est permis d’espérer que l’ouvrage sera lu par des personnes influencées par le discours politico-médiatique dominant tout en se posant certaines questions dans un brouillard d’incertitudes. C’est à ces personnes que j’ai voulu avant tout m’adresser. J’ai donc essayé de décrypter une perspective qui m’est apparue un condensé du discours dominant, présenté avec les qualités propres d’ Heinich et son indéniable talent de polémiste.  Ainsi, dans les échanges récurrents que nous avons eus sur l’égalité femme-homme, il ne s’agissait nullement pour moi de nier qu’il existe du « sexisme » dans les milieux « musulmans » (ou appréhendés comme tels), mais de montrer les conséquences qu’a eu, en France, le fait de considérer le sexisme comme uniquement, ou principalement, l’affaire de « musulmans » réels ou supposés tels. La façon dont on a relié, ces dernières décennies, cause des femmes et laïcité, a produit un aveuglement certain. Et Heinich ne me répond pas sur ce point, qu’elle estime « hors sujet ».   Je ne vais pas reprendre, ici, l’ensemble des problèmes soulevés, mais en sélectionner deux : le premier a trait à la loi de 1905, séparant les Eglises de l’Etat, le second, et sans doute le plus fondamental, porte sur la conception de la religion, qui, me semble-t-il, se trouve en arrière-fond des débats actuels concernant la laïcité (et de nos échanges), conception que Nathalie Heinich a clairement exposée, ce qui a le grand mérite de la faire sortir de l’implicite. Avec cette approche de la religion, j’ai, comme historien et sociologue, un relatif accord et un énorme désaccord.Deux dissensus sur la loi de 1905     Le premier dissensus concerne une « lecture républicaine » de la loi qui s’oppose, chez elle (et d’autres), à une « lecture libérale » (illégitime). C’est aller contre les propos de tous les partisans « républicains » de la séparation qui l’ont tous qualifiée de « loi libérale ». Certes, le discours des acteurs n’est pas à prendre pour argent comptant, mais il faut avoir des raisons sérieuses pour le contester.  Or, là, pour pouvoir opérer cette distinction, d’abord, on invente une pseudo lecture libérale de la loi qui réduirait la laïcité à la (je la cite) « coexistence pacifique des religions ». Telle n’est pas, bien sûr, ni ma position ni celle de feu l’Observatoire de la laïcité sur lequel Heinich accumule les contre-vérités. Au contraire, j’ai toujours soutenu, et je l’explique à nouveau dans l’ouvrage à diverses reprises, que la laïcité impose des « libertés laïques » aux religions, comme d’ailleurs à tout le monde.    Ensuite, selon mon interlocutrice, la  « liberté libérale conduira à privilégier une conception civile de la liberté », qui doit être « protégée de l’Etat », alors que la «liberté républicaine » est une « conception civique de la liberté ».  Heinich s’appuie là sur Laurent Bouvet, qui lui-même reprend une thèse de Claude Nicolet, sauf que ce dernier (spécialiste de la Rome antique) fonde essentiellement sa conception de  la laïcité sur Emile Combes et dégage en touche dès que son propos le conduirait à parler de la loi de 1905 (elle est trop connue pour qu’il l’aborde, prétend-il !). Nicolet ne cite aucun texte portant sur la confection de la loi et il fait bien, car sa thèse est insoutenable pour tout historien qui a effectué un travail de première main : au contraire, le reproche vraiment  récurrent , le mantra, des centriste gallicans comme de certains anticléricaux de gauche, contre la loi de 1905 portait, précisément, sur le fait qu’à leurs yeux, celle-ci « désarmait l’Etat » en donnant trop de liberté(s) au catholicisme ! La loi de séparation est, en fait, la manifestation d’un républicanisme libéral.   Le second dissensus concerne le fait que j’en resterais à la loi de 1905, alors que l’actualité induit une nouvelle donne. Cette critique ignore qu’au cœur de mes travaux, il y a ce qu’en histoire on appelle une « périodisation », c’est-à-dire la formalisation de traits caractéristiques d’une période historique. J’ai construit trois seuils distincts de laïcisation, le premier concerne la période 1789-années 1880, le deuxième va de cette décennie à 1989 et le troisième indique ce qui est typique de la période actuelle, afin d’analyser les problèmes spécifiques d’aujourd’hui. Mais, d’une part, la loi de 1905 (et ses suites) a réussi à terminer le « conflit deux France » par une victoire inclusive de la laïcité, ce qui, au départ, semblait totalement impossible. Il est donc intéressant de comprendre comment on y est parvenu.Ensuite, la loi de 1905 est toujours en vigueur et il y existe une différence entre actualisation et changement de modèle ! En 1905, au cœur des débats sur la laïcité, on trouve la liberté de conscience. La neutralité de l’Etat en matière religieuse constitue un moyen qui prend sens par rapport à la liberté de conscience. Le risque est qu’aujourd’hui la neutralité (entendu, d’ailleurs, comme une neutralisation de pans entiers de l’espace public) devienne une fin en soi. Et, dans le discours social dominant sur la laïcité, il est peu question de liberté de conscience.Une conception implicite de la religion sort du bois…   Nathalie Heinich écrit, au début de nos échanges, qu’elle a « plaisir » à placer souvent dans une conversation, cette phrase : « Moi qui ai la chance de ne pas avoir de religion… ». Si cela lui plait, fort bien. D’ailleurs, je suis d’accord avec elle quand elle réfute les personnes qui déclarent : « Vous croyez aux valeurs, donc vous avez une religion. » Il existe, effectivement, des valeurs non-religieuses. Et la liberté de conscience vaut, comme le souligne les textes internationaux, pour le droit de choisir «[ sa] religion ou [sa] conviction». Mais, ensuite, elle adopte une conception de la religion qui serait un peu étonnante si elle n’était pas, de fait, assez largement partagée.    D’abord, elle estime que « la transcendance » relève de « croyances un peu dérisoires, appartenant à un ‘stade métaphysique’ directement hérité du ‘stade théologique’ et- qui a vocation à se dissoudre dans le ‘stade positif’, selon la fameuse trilogie d’Auguste Comte. » Cette trilogie évolutionniste (à l’arrière fond d’une certaine pensée laïque intégraliste) me semble, au contraire, assez datée.Pour ma part, dans la lignée de Cornelius Castoriadis (et d’autres), j’accorde beaucoup d’importance aux structures symboliques, qui peuvent être religieuses ou non-religieuses, structures par lesquelles les êtres humains (individus, groupes, sociétés) donnent sens à la vie, à la mort et au « monde », au bonheur et au malheur, à la peur et l’espoir, à l’espace et au temps… Je participais, à la fin de la semaine dernière, à deux Journées d’études organisée par le labo que j’ai fondé en 1995, le GSRL : il a été question, pour l’approche de phénomène d’ordre symboliques, de la notion d’« existentialité », et même d’«existentialité enchantée ». Plusieurs chercheuses et chercheurs ont indiqué rencontrer des phénomènes d’hybridation entre du « religieux » et du « non-religieux ». Là, il a une forte divergence.   Cette divergence se redouble quand Heinich met, en quelque sorte, la religion à part de tous les autres aspects de la réalité sociale et historique, comme si elle fonctionnait de façon hétérogène à toutes les autres activités humaines. Ainsi, elle dénie le droit d’établir des analogies entre du religieux et du non religieux. Si on suit son raisonnement, il ne serait pas licite de décrypter, par exemple, du parareligieux dans le stalinisme ou le maoïsme. Et estimer qu’il existe des croyances autres que religieuses serait utiliser des « termes piégeux qui permettent au paradigme religieux de revenir subrepticement par la fenêtre aussitôt qu’on l’a chassé par la porte. »    Ce dissensus comporte un enjeu très concret. Ainsi, elle trouve « d’une grande perversité » l’expression de Farhad Khosrokhavar parlant du risque de « fondamentalisme laïque ». Selon elle, d’abord, ce serait, « faire implicitement des religions la matrice de toute valeur, au mépris de l’éthique laïque ».  Or, il ne s’agit nullement d’«éthique » mais de conceptualisation. Si le terme de « fondamentalisme » est repris, il n’est pas employé de la même manière que l’utilisent les fondamentalistes eux-mêmes, qui se focalisent sur un contenu doctrinal. Sociologiquement construit, la notion désigne maintenant des façons de penser et, dans l’ouvrage, j’élabore un portrait-robot du type de « discours orthodoxe » et montre que mon interlocutrice adopte cette forme (rien à voir avec le contenu, naturellement) de discours.Ensuite, pour Heinich, assimiler « la laïcité à un rapport très particulier au religieux, à savoir le fondamentalisme, qui est précisément ce que combattent les partisans de la laïcité », constitue un « retournement pervers : imputer explicitement à l’adversaire, par un simple glissement lexical, la faute même qu’il dénonce. » Or, il ne s’agit là nullement de « la laïcité » ou des « partisans de la laïcité », mais d’un certain type bien particulier de militants qui, précisément, adoptent un fonctionnement de pensée fondamentaliste en ceci qu’ils prétendent avoir le monopole d’une vérité laïque. Les autres ne seraient que des social-traitres à la laïcité (elle parle, par exemple, « d’islamo-féminisme ») !Le conflit avec certains religieux devient, alors, un combat de sœurs ou de frères ennemi.e.s et c’est là précisément, qu’au niveau de la forme, il se produit un « retournement pervers ! Récuser le terme de « fondamentalisme laïque » est un moyen de mettre ceux auxquels on réserve le terme de « laïques » à l’abri de toute critique. Ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué le stalinisme : dans les beaux jours du Parti communiste : quand on décryptait les schèmes parareligieux de son fonctionnement, ses membres répliquaient avec le même type d’arguments qu’Heinich : ‘Circulez, il n’y a rien à voir !’ A mon sens, on peut lire tout notre échange de lettre à partir de la grille de lecture constituée par cette divergence.   Je pourrais continuer : ainsi affirmer, comme le faisait Jaurès, que « la laïcité sera sociale ou ne sera pas » serait, selon Heinich, du « noyage de poisson. » Et, chaque fois que je lui rappelle que le monde est stone, elle répond : « hors sujet ». Ainsi, les discriminations, … Lisez, vous verrez que je n’exagère pas.  Ceci indiqué, je ne regrette pas d’avoir participé à cette entreprise. Une disputatio amène à clarifier, face à la contradiction, différents aspects de sa pensée de façon plus explicite qu’on ne pourrait le faire seul devant son ordinateur. Surtout que les réactions que cette explicitation provoque, induit de nouvelles précisions. A la relecture, il me semble donc, alors que j’ai déjà beaucoup écrit sur le sujet, avoir donné quelques angles d’attaques différents. Et Nathalie Heinich, de son côté, expose avec clarté une conception actuellement assez largement partagée. Alors, controverse instructive ? A vous, chères lectrices et chers lecteurs d’en juger.(1) Aux éditions Mialet-Barrault, collection : « Disputatio : controverse argumentée », 164 p. 12 €. 

   Les habitué.e.s de ce blog se souviennent peut-être de mon débat avec la sociologue Nathalie Heinich, lors de la parution de son livre-« tract » : Ce que le militantisme fait à la recherche (31 mai et 7 juin 2021). Cette disputatio en a engendré une seconde : l’écriture d’un ouvrage, intitulé Les déchirements de la laïcité (1). Comme les autres livres de la collection (dirigée, avec talent, par Sophie Nordmann et Mazarine Pingeot), cette publication est structurée par un échange de lettres entre les deux auteurs (j’utilise le seul masculin car, pour Nathalie, le masculin est également un genre neutre).

   Nathalie Heinich est une spécialiste reconnue de la sociologie de l’art (le livre qui l’a fait connaitre porte sur La Gloire de Van Gogh). Elle s’aventure également hors de ce domaine et ses ouvrages sur les « valeurs » ou sur la « visibilité » ont obtenu un succès, à mon avis, tout à fait mérité. Elle se veut adepte de la « neutralité axiologique » prônée par Max Weber et déclare volontiers opérer une distinction stricte entre ses travaux académiques, visant la scientificité, et ses écrits engagés (elle a publié, notamment, un Bêtisier du sociologue et a collaboré à un Bêtisier du laïco-sceptique).

   J’estime également que le militant ne doit pas étouffer le chercheur ; ce dernier doit viser une objectivité qui n’est jamais absolue mais que des années de labour dans son champ d’études peuvent rendre consistante. Notre première disputatio, celle retranscrit sur le Blog, m’avait, cependant, appris que nous n’interprétions pas de la même façon la relation entre recherche et militance. Je m’attendais donc à un débat difficile et… ce qui est arrivé a comblé mes espérances : la maison d’édition parle d’ailleurs, en quatrième de couverture de « correspondance musclée » ! Je vais, bien sûr, présenter notre ouvrage selon mon optique. Certains de mes amis, au seul nom de Nathalie Heinich, très active dans l’Observatoire du décolonialisme, m’ont demandé ce que je suis « allé faire dans cette galère ». Réponse : en matière de « galère », un protestant, depuis Louis XIV, possède une certaine expérience historique !

Pas une opposition entre anti et pro-foulard mais entre interdiction et pro-choix 

   Les deux co-directrices de la collection nous ont suggéré de commencer en retraçant notre itinéraire, en matière de laïcité, et elles ont insisté sur l’aspect « argumenté » que devait revêtir notre disputatio.  Les premiers échanges ont permis d’aborder quelques divergences de manière irénique. Mais, un brusque changement de cap s’est produit, une énième « affaire de foulards » ayant éclaté entre deux lettres. Du coup, mon interlocutrice a changé de ton, a tenu des propos que je qualifierai de premier degré et s’est inscrite dans un schéma typique du « discours orthodoxe » où, chevalier du bien, on combat l’axe du mal (j’y reviendrai).

   Quelle allait-être mon attitude ? Opposer le blanc au noir, au risque d’aboutir à un livre où les convaincus d’avance auraient applaudi leurs héraults respectifs ? Cette façon de faire ne correspondait pas à ma perspective : je ne suis pas pro-foulard, je suis pro-choix, ce qui est structurellement différent. Le risque de glisser dans une opposition, dogme contre dogme, avec une dose de moralisme, et une multiplication des angles morts, est inhérent à la controverse. J’ai tenté de l’éviter. Tout au long de nos échanges, je reprocherai avant tout à Nathalie Heinich d’être dans l’excès, l’unilatéralité, le refus de prendre en compte que le réel est le fruit d’interactions où l’ensemble des acteurs se trouvent impliqués.

    Notre divergence est donc d’abord une opposition de forme. Cela renvoie d’ailleurs à la façon dissemblable dont nous opérons une distinction entre sciences sociales et engagement. Il me semble, (chacun.e pourra en juger sur pièces) qu’Heinich sépare écriture scientifique et propos militants d’une façon qui lui permet d’oublier, dans le second cas, les règles méthodologiques et la conceptualité qu’elle met judicieusement en œuvre comme sociologue. La militante n’est plus du tout wébérienne. Je le montre à plusieurs reprises et m’offre même le luxe de citer son ouvrage sur la « visibilité » au profit d’une approche de la « visibilité religieuse » hétérogène avec celle qu’elle opère. Pour ma part, je cherche à opérationnaliser dans l’engagement, ce que j’ai appris dans mes recherches et dans mes lectures « savantes ». 

Des échanges récurrents sur l’égalité femmes-hommes

  Au vu de la collection, il est permis d’espérer que l’ouvrage sera lu par des personnes influencées par le discours politico-médiatique dominant tout en se posant certaines questions dans un brouillard d’incertitudes. C’est à ces personnes que j’ai voulu avant tout m’adresser. J’ai donc essayé de décrypter une perspective qui m’est apparue un condensé du discours dominant, présenté avec les qualités propres d’ Heinich et son indéniable talent de polémiste.  Ainsi, dans les échanges récurrents que nous avons eus sur l’égalité femme-homme, il ne s’agissait nullement pour moi de nier qu’il existe du « sexisme » dans les milieux « musulmans » (ou appréhendés comme tels), mais de montrer les conséquences qu’a eu, en France, le fait de considérer le sexisme comme uniquement, ou principalement, l’affaire de « musulmans » réels ou supposés tels. La façon dont on a relié, ces dernières décennies, cause des femmes et laïcité, a produit un aveuglement certain. Et Heinich ne me répond pas sur ce point, qu’elle estime « hors sujet ».

   Je ne vais pas reprendre, ici, l’ensemble des problèmes soulevés, mais en sélectionner deux : le premier a trait à la loi de 1905, séparant les Eglises de l’Etat, le second, et sans doute le plus fondamental, porte sur la conception de la religion, qui, me semble-t-il, se trouve en arrière-fond des débats actuels concernant la laïcité (et de nos échanges), conception que Nathalie Heinich a clairement exposée, ce qui a le grand mérite de la faire sortir de l’implicite. Avec cette approche de la religion, j’ai, comme historien et sociologue, un relatif accord et un énorme désaccord.

Deux dissensus sur la loi de 1905 

    Le premier dissensus concerne une « lecture républicaine » de la loi qui s’oppose, chez elle (et d’autres), à une « lecture libérale » (illégitime). C’est aller contre les propos de tous les partisans « républicains » de la séparation qui l’ont tous qualifiée de « loi libérale ». Certes, le discours des acteurs n’est pas à prendre pour argent comptant, mais il faut avoir des raisons sérieuses pour le contester. 

Or, là, pour pouvoir opérer cette distinction, d’abord, on invente une pseudo lecture libérale de la loi qui réduirait la laïcité à la (je la cite) « coexistence pacifique des religions ». Telle n’est pas, bien sûr, ni ma position ni celle de feu l’Observatoire de la laïcité sur lequel Heinich accumule les contre-vérités. Au contraire, j’ai toujours soutenu, et je l’explique à nouveau dans l’ouvrage à diverses reprises, que la laïcité impose des « libertés laïques » aux religions, comme d’ailleurs à tout le monde. 

   Ensuite, selon mon interlocutrice, la  « liberté libérale conduira à privilégier une conception civile de la liberté », qui doit être « protégée de l’Etat », alors que la «liberté républicaine » est une « conception civique de la liberté ».  Heinich s’appuie là sur Laurent Bouvet, qui lui-même reprend une thèse de Claude Nicolet, sauf que ce dernier (spécialiste de la Rome antique) fonde essentiellement sa conception de  la laïcité sur Emile Combes et dégage en touche dès que son propos le conduirait à parler de la loi de 1905 (elle est trop connue pour qu’il l’aborde, prétend-il !). Nicolet ne cite aucun texte portant sur la confection de la loi et il fait bien, car sa thèse est insoutenable pour tout historien qui a effectué un travail de première main : au contraire, le reproche vraiment  récurrent , le mantra, des centriste gallicans comme de certains anticléricaux de gauche, contre la loi de 1905 portait, précisément, sur le fait qu’à leurs yeux, celle-ci « désarmait l’Etat » en donnant trop de liberté(s) au catholicisme ! La loi de séparation est, en fait, la manifestation d’un républicanisme libéral.

   Le second dissensus concerne le fait que j’en resterais à la loi de 1905, alors que l’actualité induit une nouvelle donne. Cette critique ignore qu’au cœur de mes travaux, il y a ce qu’en histoire on appelle une « périodisation », c’est-à-dire la formalisation de traits caractéristiques d’une période historique. J’ai construit trois seuils distincts de laïcisation, le premier concerne la période 1789-années 1880, le deuxième va de cette décennie à 1989 et le troisième indique ce qui est typique de la période actuelle, afin d’analyser les problèmes spécifiques d’aujourd’hui. Mais, d’une part, la loi de 1905 (et ses suites) a réussi à terminer le « conflit deux France » par une victoire inclusive de la laïcité, ce qui, au départ, semblait totalement impossible. Il est donc intéressant de comprendre comment on y est parvenu.

Ensuite, la loi de 1905 est toujours en vigueur et il y existe une différence entre actualisation et changement de modèle ! En 1905, au cœur des débats sur la laïcité, on trouve la liberté de conscience. La neutralité de l’Etat en matière religieuse constitue un moyen qui prend sens par rapport à la liberté de conscience. Le risque est qu’aujourd’hui la neutralité (entendu, d’ailleurs, comme une neutralisation de pans entiers de l’espace public) devienne une fin en soi. Et, dans le discours social dominant sur la laïcité, il est peu question de liberté de conscience.

Une conception implicite de la religion sort du bois…

   Nathalie Heinich écrit, au début de nos échanges, qu’elle a « plaisir » à placer souvent dans une conversation, cette phrase : « Moi qui ai la chance de ne pas avoir de religion… ». Si cela lui plait, fort bien. D’ailleurs, je suis d’accord avec elle quand elle réfute les personnes qui déclarent : « Vous croyez aux valeurs, donc vous avez une religion. » Il existe, effectivement, des valeurs non-religieuses. Et la liberté de conscience vaut, comme le souligne les textes internationaux, pour le droit de choisir «[ sa] religion ou [sa] conviction». Mais, ensuite, elle adopte une conception de la religion qui serait un peu étonnante si elle n’était pas, de fait, assez largement partagée. 

   D’abord, elle estime que « la transcendance » relève de « croyances un peu dérisoires, appartenant à un ‘stade métaphysique’ directement hérité du ‘stade théologique’ et- qui a vocation à se dissoudre dans le ‘stade positif’, selon la fameuse trilogie d’Auguste Comte. » Cette trilogie évolutionniste (à l’arrière fond d’une certaine pensée laïque intégraliste) me semble, au contraire, assez datée.

Pour ma part, dans la lignée de Cornelius Castoriadis (et d’autres), j’accorde beaucoup d’importance aux structures symboliques, qui peuvent être religieuses ou non-religieuses, structures par lesquelles les êtres humains (individus, groupes, sociétés) donnent sens à la vie, à la mort et au « monde », au bonheur et au malheur, à la peur et l’espoir, à l’espace et au temps… Je participais, à la fin de la semaine dernière, à deux Journées d’études organisée par le labo que j’ai fondé en 1995, le GSRL : il a été question, pour l’approche de phénomène d’ordre symboliques, de la notion d’« existentialité », et même d’«existentialité enchantée ». Plusieurs chercheuses et chercheurs ont indiqué rencontrer des phénomènes d’hybridation entre du « religieux » et du « non-religieux ». Là, il a une forte divergence.

   Cette divergence se redouble quand Heinich met, en quelque sorte, la religion à part de tous les autres aspects de la réalité sociale et historique, comme si elle fonctionnait de façon hétérogène à toutes les autres activités humaines. Ainsi, elle dénie le droit d’établir des analogies entre du religieux et du non religieux. Si on suit son raisonnement, il ne serait pas licite de décrypter, par exemple, du parareligieux dans le stalinisme ou le maoïsme. Et estimer qu’il existe des croyances autres que religieuses serait utiliser des « termes piégeux qui permettent au paradigme religieux de revenir subrepticement par la fenêtre aussitôt qu’on l’a chassé par la porte. » 

   Ce dissensus comporte un enjeu très concret. Ainsi, elle trouve « d’une grande perversité » l’expression de Farhad Khosrokhavar parlant du risque de « fondamentalisme laïque ». Selon elle, d’abord, ce serait, « faire implicitement des religions la matrice de toute valeur, au mépris de l’éthique laïque ».  Or, il ne s’agit nullement d’«éthique » mais de conceptualisation. Si le terme de « fondamentalisme » est repris, il n’est pas employé de la même manière que l’utilisent les fondamentalistes eux-mêmes, qui se focalisent sur un contenu doctrinal. Sociologiquement construit, la notion désigne maintenant des façons de penser et, dans l’ouvrage, j’élabore un portrait-robot du type de « discours orthodoxe » et montre que mon interlocutrice adopte cette forme (rien à voir avec le contenu, naturellement) de discours.

Ensuite, pour Heinich, assimiler « la laïcité à un rapport très particulier au religieux, à savoir le fondamentalisme, qui est précisément ce que combattent les partisans de la laïcité », constitue un « retournement pervers : imputer explicitement à l’adversaire, par un simple glissement lexical, la faute même qu’il dénonce. » Or, il ne s’agit là nullement de « la laïcité » ou des « partisans de la laïcité », mais d’un certain type bien particulier de militants qui, précisément, adoptent un fonctionnement de pensée fondamentaliste en ceci qu’ils prétendent avoir le monopole d’une vérité laïque. Les autres ne seraient que des social-traitres à la laïcité (elle parle, par exemple, « d’islamo-féminisme ») !

Le conflit avec certains religieux devient, alors, un combat de sœurs ou de frères ennemi.e.s et c’est là précisément, qu’au niveau de la forme, il se produit un « retournement pervers ! Récuser le terme de « fondamentalisme laïque » est un moyen de mettre ceux auxquels on réserve le terme de « laïques » à l’abri de toute critique. Ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué le stalinisme : dans les beaux jours du Parti communiste : quand on décryptait les schèmes parareligieux de son fonctionnement, ses membres répliquaient avec le même type d’arguments qu’Heinich : ‘Circulez, il n’y a rien à voir !’ A mon sens, on peut lire tout notre échange de lettre à partir de la grille de lecture constituée par cette divergence.

   Je pourrais continuer : ainsi affirmer, comme le faisait Jaurès, que « la laïcité sera sociale ou ne sera pas » serait, selon Heinich, du « noyage de poisson. » Et, chaque fois que je lui rappelle que le monde est stone, elle répond : « hors sujet ». Ainsi, les discriminations, … Lisez, vous verrez que je n’exagère pas. 

Ceci indiqué, je ne regrette pas d’avoir participé à cette entreprise. Une disputatio amène à clarifier, face à la contradiction, différents aspects de sa pensée de façon plus explicite qu’on ne pourrait le faire seul devant son ordinateur. Surtout que les réactions que cette explicitation provoque, induit de nouvelles précisions. A la relecture, il me semble donc, alors que j’ai déjà beaucoup écrit sur le sujet, avoir donné quelques angles d’attaques différents. Et Nathalie Heinich, de son côté, expose avec clarté une conception actuellement assez largement partagée. Alors, controverse instructive ? A vous, chères lectrices et chers lecteurs d’en juger.

(1) Aux éditions Mialet-Barrault, collection : « Disputatio : controverse argumentée », 164 p. 12 €.

 

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