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« Les effets sur la société française de cette “chasse au woke” sont délétères »

« Les effets sur la société française de cette “chasse au woke” sont délétères »

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  La réforme des retraites a mis en lumière les doutes qui pèsent aujourd’hui sur l’état de santé de la démocratie française. Ces doutes ont mis l’accent sur deux aspects du problème : le fonctionnement des institutions de la Ve République, qu’il conviendrait de réformer ; l’abstention et ses conséquences sur la légitimité de la démocratie représentative, avec des élus de plus en plus mal élus.Il existe un troisième aspect, tout aussi central et pourtant moins souvent commenté, à propos du problème démocratique de notre temps. Celui-là tient à l’érosion accélérée de ce qui fonde la culture démocratique française. La culture démocratique dont je parle est ce qui nous permet d’être d’accord entre nous sur les principes sans lesquels vous et moi ne serions plus des citoyens à part entière.Une identité toujours plus exclusiveCes principes sont très simples. Ils tiennent à un projet – l’émancipation et l’égale dignité de toutes et tous, quels que soient nos origines, nos parcours de vie ou notre position dans la société, dans le respect de l’état de droit – et à trois valeurs résumées par la devise gravée au fronton de nos bâtiments publics : « Liberté, égalité, fraternité ».Or, c’est là que le bât blesse. En quarante ans de débats sur la citoyenneté, l’immigration et l’intégration, on a fini par enfermer cette culture démocratique dans une identité toujours plus exclusive : contre les immigrés les plus récents ; contre certains réfugiés en fonction de leur pays d’origine ; contre les citoyens français du fait de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam ; contre toutes celles et tous ceux qui dénoncent, preuves à l’appui, le racisme dans la société.À lire aussiLe virus du racisme tueOn a fini par confondre l’universel émancipateur (le projet démocratique moderne) et l’uniforme identitaire (une torsion abusive du principe de laïcité, pourtant libéral par définition). Cette confusion n’est pas un monopole de l’extrême droite. Elle traverse aujourd’hui tout le spectre politique, allant du « Printemps républicain » soutenu par Manuel Valls au parti « Reconquête » d’Éric Zemmour, en passant par des auteurs aussi divers que Nathalie Heinich, Dominique Schnapper ou Michel Onfray.Chasse au woke délétèreLeur argument ? Au nom de « valeurs républicaines » (une locution floue et d’ailleurs jamais définie), il faudrait s’opposer à toute critique des situations d’injustice sociale et d’inégalité raciste, au risque, sinon, de céder au « wokisme ».Que le wokisme soit décrit par ces auteurs comme un courant « non français », venu des campus états-uniens et incompatible avec la tradition politique républicaine, contredit le fait que l’anti-wokisme dont ils se font pourtant les hérauts appartient lui-même à une panique morale importée des États-Unis, construite là-bas par les courants chrétiens conservateurs et réactionnaires.Les effets sur la société française de cette « chasse au woke » sont délétères. Les revendications d’égalité, normales dans une démocratie, sont disqualifiées. À la « tyrannie de la majorité », dont la tradition libérale appelle à protéger la démocratie, succède désormais la dénonciation d’une « tyrannie des minorités », dans une vision nativiste, populiste et profondément illibérale de la société.La lutte contre les discriminations oubliéeC’est dans ce renversement des termes que s’est produit, en vingt ans, l’un des changements les plus importants de la pensée et de la pratique démocratiques en France au cours de la période récente. Au début des années 2000, la lutte contre les discriminations était devenue une priorité politique assumée, autant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. Force est de constater qu’elle est aujourd’hui passée par pertes et profits.Un exemple suffira pour le montrer. Dès ses premières années d’existence, l’Institut Montaigne avait lancé une étude sur les discriminations, sous la houlette de Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie. Leur rapport intitulé Les Oubliés de l’égalité́ des chances, paru en décembre 2003, s’inscrivait dans une série de publications consacrant l’agenda antidiscriminatoire.Près de vingt ans plus tard, à l’automne 2022, le même Institut Montaigne renonçait à la dernière minute à publier un rapport sur l’intégration, commandé cette fois à Hakim El Karoui. La raison ? L’approche, jugée trop « woke », ne pouvait être cautionnée par la direction de l’institut. Les lecteurs un peu familiers des positions de Hakim El Karoui sur ces sujets comprendront la surprise de voir son travail ainsi qualifié. L’exemple montre une évolution à 180° en moins d’une génération. Non pas qu’il fût facile, il y a vingt ans, de faire de la lutte contre les discriminations un acquis de nos politiques. Mais un accord avait émergé, selon lequel les discriminations contre certains avaient fragilisé la structure du lien social et civique de tous.C’était donc en luttant contre les discriminations qu’il fallait se mobiliser pour défendre la démocratie française. Tel était le diagnostic puissant posé, par exemple, par le Conseil d’État dans son rapport annuel de 1997. Aujourd’hui, la disparition de l’agenda antidiscriminatoire crée un contexte explosif. La tentation antidémocratique qui se révèle derrière les attaques contre l’antiracisme et l’antidiscrimination n’a pas pour seul résultat de fragiliser un peu plus ceux qui font encore et toujours l’expérience des discriminations. La lutte contre les discriminations est un thermomètre de la démocratie. Elle est l’indice de la solidité d’un ordre démocratique juste et inclusif. Cela nous concerne tous. Elle ne peut donc pas être passée sous silence, faute de quoi nous renoncerions à un socle fondamental de notre vie en commun.Voilà pourquoi il est impératif de remettre l’ouvrage antidiscriminatoire sur le métier. Sinon la fracture démocratique ne fera que s’aggraver. 

La réforme des retraites a mis en lumière les doutes qui pèsent aujourd’hui sur l’état de santé de la démocratie française. Ces doutes ont mis l’accent sur deux aspects du problème : le fonctionnement des institutions de la Ve République, qu’il conviendrait de réformer ; l’abstention et ses conséquences sur la légitimité de la démocratie représentative, avec des élus de plus en plus mal élus.

Il existe un troisième aspect, tout aussi central et pourtant moins souvent commenté, à propos du problème démocratique de notre temps. Celui-là tient à l’érosion accélérée de ce qui fonde la culture démocratique française. La culture démocratique dont je parle est ce qui nous permet d’être d’accord entre nous sur les principes sans lesquels vous et moi ne serions plus des citoyens à part entière.

Une identité toujours plus exclusive

Ces principes sont très simples. Ils tiennent à un projet – l’émancipation et l’égale dignité de toutes et tous, quels que soient nos origines, nos parcours de vie ou notre position dans la société, dans le respect de l’état de droit – et à trois valeurs résumées par la devise gravée au fronton de nos bâtiments publics : « Liberté, égalité, fraternité ».

Or, c’est là que le bât blesse. En quarante ans de débats sur la citoyenneté, l’immigration et l’intégration, on a fini par enfermer cette culture démocratique dans une identité toujours plus exclusive : contre les immigrés les plus récents ; contre certains réfugiés en fonction de leur pays d’origine ; contre les citoyens français du fait de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam ; contre toutes celles et tous ceux qui dénoncent, preuves à l’appui, le racisme dans la société.

On a fini par confondre l’universel émancipateur (le projet démocratique moderne) et l’uniforme identitaire (une torsion abusive du principe de laïcité, pourtant libéral par définition). Cette confusion n’est pas un monopole de l’extrême droite. Elle traverse aujourd’hui tout le spectre politique, allant du « Printemps républicain » soutenu par Manuel Valls au parti « Reconquête » d’Éric Zemmour, en passant par des auteurs aussi divers que Nathalie Heinich, Dominique Schnapper ou Michel Onfray.

Chasse au woke délétère

Leur argument ? Au nom de « valeurs républicaines » (une locution floue et d’ailleurs jamais définie), il faudrait s’opposer à toute critique des situations d’injustice sociale et d’inégalité raciste, au risque, sinon, de céder au « wokisme ».

Que le wokisme soit décrit par ces auteurs comme un courant « non français », venu des campus états-uniens et incompatible avec la tradition politique républicaine, contredit le fait que l’anti-wokisme dont ils se font pourtant les hérauts appartient lui-même à une panique morale importée des États-Unis, construite là-bas par les courants chrétiens conservateurs et réactionnaires.

Les effets sur la société française de cette « chasse au woke » sont délétères. Les revendications d’égalité, normales dans une démocratie, sont disqualifiées. À la « tyrannie de la majorité », dont la tradition libérale appelle à protéger la démocratie, succède désormais la dénonciation d’une « tyrannie des minorités », dans une vision nativiste, populiste et profondément illibérale de la société.

La lutte contre les discriminations oubliée

C’est dans ce renversement des termes que s’est produit, en vingt ans, l’un des changements les plus importants de la pensée et de la pratique démocratiques en France au cours de la période récente. Au début des années 2000, la lutte contre les discriminations était devenue une priorité politique assumée, autant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. Force est de constater qu’elle est aujourd’hui passée par pertes et profits.

Un exemple suffira pour le montrer. Dès ses premières années d’existence, l’Institut Montaigne avait lancé une étude sur les discriminations, sous la houlette de Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie. Leur rapport intitulé Les Oubliés de l’égalité́ des chances, paru en décembre 2003, s’inscrivait dans une série de publications consacrant l’agenda antidiscriminatoire.

Près de vingt ans plus tard, à l’automne 2022, le même Institut Montaigne renonçait à la dernière minute à publier un rapport sur l’intégration, commandé cette fois à Hakim El Karoui. La raison ? L’approche, jugée trop « woke », ne pouvait être cautionnée par la direction de l’institut. Les lecteurs un peu familiers des positions de Hakim El Karoui sur ces sujets comprendront la surprise de voir son travail ainsi qualifié.

L’exemple montre une évolution à 180° en moins d’une génération. Non pas qu’il fût facile, il y a vingt ans, de faire de la lutte contre les discriminations un acquis de nos politiques. Mais un accord avait émergé, selon lequel les discriminations contre certains avaient fragilisé la structure du lien social et civique de tous.

C’était donc en luttant contre les discriminations qu’il fallait se mobiliser pour défendre la démocratie française. Tel était le diagnostic puissant posé, par exemple, par le Conseil d’État dans son rapport annuel de 1997.

Aujourd’hui, la disparition de l’agenda antidiscriminatoire crée un contexte explosif. La tentation antidémocratique qui se révèle derrière les attaques contre l’antiracisme et l’antidiscrimination n’a pas pour seul résultat de fragiliser un peu plus ceux qui font encore et toujours l’expérience des discriminations.

La lutte contre les discriminations est un thermomètre de la démocratie. Elle est l’indice de la solidité d’un ordre démocratique juste et inclusif. Cela nous concerne tous. Elle ne peut donc pas être passée sous silence, faute de quoi nous renoncerions à un socle fondamental de notre vie en commun.

Voilà pourquoi il est impératif de remettre l’ouvrage antidiscriminatoire sur le métier. Sinon la fracture démocratique ne fera que s’aggraver.

 

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