Introduction générale à la brochure Islamismes, islamogauchisme, islamophobie. Première partie : L’islam à l’offensive, de la prédication à la guerre, parue en novembre 2015, texte mis en ligne en octobre 2016. —
Le fait est évident : l’islamisme, cet islam à l’offensive, banal ou guerrier, spectaculaire ou diffus, est en Europe, pour longtemps et sous toutes ses formes. Il s’étend et se développe. Le territoire français, ses institutions et, de plus en plus, ses populations sont parties prenantes de cette guerre mondiale atypique en cours. La forme que cet affrontement prendra dépend en premier lieu de ses interactions avec les autres crises contemporaines, non moins dévastatrices, notamment économique et énergétique, et maintenant migratoire, mais aussi de ce que chacun d’entre nous pense, dit, fait et est prêt à faire. Dans ce cauchemar dont on ne se réveille qu’en se rendormant à nouveau, ou en rêvant à d’autres cauchemars, nous sommes nombreux à vouloir en finir avec le déni, l’amnésie et la lâcheté pour affronter les réalités très déplaisantes que la précipitation des événements révèle mois après mois. À l’heure, bien tardive, où s’écroulent toutes, une à une, les idéologies qui ont empêché, pendant plus de trente ans, de prendre conscience du développement de l’extrême droite musulmane et du fait que celle-ci peut aujourd’hui difficilement être surestimée, il s’agit de voir clair.
Voir clair : ce serait déjà bien. Cela signifierait savoir d’où l’on parle, comprendre la situation, en mesurer les enjeux, tenter de dessiner quelques pistes – c’est l’ambition de chaque texte de cette brochure. Essayons, dans cette introduction, de donner un cadre général à ces analyses.
Retour sur la laïcité
Entrons, pour une fois, par la grande porte, le passage consacré, autrement dit la laïcité, au centre d’une vaste entreprise de falsification.
Historiens, sociologues, juristes, militants et autres experts-en-la-chose rivalisent d’analyses étymologiques, de rappels juridiques, d’interprétations législatives ou de grandes envolées autour de la mythique loi de 1905 : ils en font pêle-mêle le fondement de la cohabitation des confessions, de la neutralité de l’État dans l’exercice des cultes, de la liberté pour chacun d’exercer à sa manière, bref, une « modalité du vivre-ensemble », comme on dit. Et nos bonnes âmes d’ânonner, de manière absolument invraisemblable, que la laïcité constitue le summum du multiculturalisme avant la lettre, c’est-à-dire la forme enfin trouvée de la pluralité des religions et la possibilité donnée à chacun de croire ce qu’il veut, comme il veut, où il veut, de se manifester dans l’espace public comme il le souhaite et de financer ses activités comme il l’entend. Est-il nécessaire de souligner l’inconsistance de ces discours creux face à l’offensive néo-musulmane ? De montrer qu’ils servent exactement le dessein de l’islamiste qui a expressément besoin, à cette étape clé de sa conquête d’une terre de prédication (Dar el dawa), de multiplier librement mosquées, écoles coraniques, associations prosélytes, médias propagandistes, réflexes communautaristes, uniformes vestimentaires et levées de fonds dans tous les lieux et milieux ? Dans le délire mahométan contemporain, la tolérance à son égard ne peut être qu’une reconnaissance tacite de sa validité suprême et une acceptation de sa domination finale.
À ces laïcs-là, qui nous annoncent qu’il va falloir s’habituer à cet islam déchaîné à moins de sortir de l’esprit républicain, il serait grand temps de rappeler quelques lieux communs historiques.
D’abord la nature des débats qui eurent lieu à l’orée du XXe siècle : il y est parfaitement clair qu’il s’agissait pour la société éclairée de se débarrasser de l’Église dans la vie civile, de la religion dans l’exercice de la citoyenneté et des superstitions dans la vie de l’esprit – et certainement pas d’assurer la coexistence entre ceux qui pensent la Terre plate et les autres. C’est bien cette loi qui a mis fin, et sous leur pression, à de longues décennies de luttes anticléricales multiformes. Ces enjeux explicites étaient donc bien ceux du peuple, qui suivit de près l’élaboration de la loi.
Bien plus : 1905 ne fut qu’un aboutissement bâtard, une reprise timorée des deux précédentes séparations des Églises et de l’État : l’une instituée le 2 avril 1871 lors de la Commune de Paris, et l’autre par la Convention le 3 Ventôse 1795 (An III), lors de deux épisodes révolutionnaires clos par le retour de la réaction au pouvoir. Et eux-mêmes n’étaient que le couronnement, l’institutionnalisation de siècles de combats antireligieux absolument indissociables des conquêtes de la pensée et des arts de la Renaissance aux Lumières, des inventions techniques et des découvertes scientifiques, des luttes sociales et politiques des mouvements ouvriers ou des courants pour la libération des femmes. L’évacuation du divin appartient en plein à tout cet énorme effort qui s’est déployé des siècles durant et qui a visé la liberté, l’égalité, l’émancipation des esprits et des corps, et la formation d’individus et de sociétés ne voyant de fondement de leur volonté et de leur agir que dans le libre exercice de la raison et de la délibération collective. C’est cela, le terreau de la laïcité, et celle instaurée en 1905 n’est qu’un compromis daté, compromis qui devait être, ne pouvait être que provisoire (exactement comme la sécurité sociale, le code du travail ou le montant des salaires) entre ces courants pluriséculaires de l’autonomie et les tenants de l’ordre et autres héritiers des superstitions monothéistes. Et c’est précisément cela, le radicalisme à opposer au radicalisme religieux, et qui ne peut être que profondément « islamophobe ». Voilà ce que les interprétations contemporaines exclusivement formelles, textuelles, littérales, législatives, juridiques, bref squelettiques ne peuvent saisir en aucun cas, et voilà ce avec quoi nous devons renouer s’il s’agit de combattre, et c’est le cas, le retour affolant de l’offensive religieuse, fût-elle exogène – y compris pour beaucoup de musulmans eux-mêmes.
Mais le spectre de l’obscurantisme est devenu inimaginable pour un Occidental moyen, qui a perdu ses réflexes de libre-penseur ou, plus simplement, a oublié les fondements de sa liberté : il regarde avec ses yeux attendris de relativiste culturel le bigot se livrer à ses grossièretés plutôt que de l’interpeller pour lui demander s’il croit réellement à tout ce qu’il (se) raconte et comment il peut vivre comme il vit en se réclamant de telles fariboles. Il ne s’agit pas d’intolérance ou d’oppression – étrangement excusées lorsqu’elles s’étalent dans un livre « sacré » et minimisées lorsqu’elles s’appliquent – mais de démocratie, régime où chacun, depuis Athènes, doit la Parrhèsia, rendre compte et raison de ce qu’il pense, croit et veut.
L’Occident défiguré
L’islamisme pousse et prospère sur cette absence de sentiment antireligieux, comme l’oligarchie pille impunément des peuples qui ont déserté les conflits sociaux et politiques ou, dans un autre domaine, les marchands et les usurpateurs prolifèrent depuis que l’exercice de l’intelligence, l’honnêteté et le bon goût sont devenus des traits caractériels irritants. Car c’est bien cela qui est en jeu : l’avachissement sinon la disparition pure et simple de ce courant émancipateur qui a formé l’Occident sous ses aspects les plus fondamentaux – et notamment le fait qu’à parcourir l’histoire de l’humanité les historiens de l’avenir (s’ils existent jamais) seront forcés de distinguer dans cette aire civilisationnelle l’extraordinaire absence de divinité1. Ce délabrement de l’Occident, pour reprendre les termes de C. Castoriadis qui décelait dès la fin des années 50, derrière l’apathie politique, une perte générale de sens, et l’École de Francfort avant lui, puise à de nombreuses sources, qu’il n’y pas à développer ici 2 : ravages des totalitarismes « communistes » et leur concurrent nazi, dévastations des deux guerres mondiales, emballement technoscientifique, incorporation de la société de consommation. Aujourd’hui, non seulement nos sociétés se trouvent incapables de faire face à leurs propres impasses (déplétion énergétique, ravages écologiques, acéphalie oligarchique, folie financière…) mais leurs propres « progrès » se sont transformés en problèmes : les succès techniques et médicaux ont entraîné une explosion démographique mondiale ; la liberté d’expression s’est pervertie en pornographie intellectuelle et artistique ; l’intérêt ethnologique s’est transmué en auto-dénigrement ; etc. Tout cela dépasse de très loin les fameuses « contradictions du capitalisme ».
Le fait est là, revivifiant les antiennes déclinistes traditionnelles, et se vérifie à l’échelle géopolitique : non pas l’émergence d’un monde multipolaire (l’Occident l’a toujours été) mais plutôt la fin de l’État-nation moderne, c’est-à-dire l’effacement progressif du seul cadre historique dans lequel non les puissants mais les peuples ont cherché, et partiellement réussi, à se rendre maîtres, un temps, de leurs destins – effacement au profit du retour de la logique des empires 3.
Les trois racines de l’islamisme
Ce vide occidental, notamment et sans doute principalement spirituel, constitue un premier élément historique favorisant l’essor de ce néo ou techno-islam. Contrairement aux discours islamo-gauchistes et complotistes, celui-ci ne résulte pas des savantes manigances de puissances occidentales omniscientes et omnipotentes, mais tout au contraire de leur progressive désagrégation. Les premières poussées islamistes coïncident avec l’entrée en crises profondes (économiques, mais surtout culturelles et politiques) des aires européennes et américaines dans les années 1970. Ce n’est plus la voie de la raison qui fait rêver, l’horizon de l’émancipation ou l’égalité entre tous, et encore moins la liberté pour elle-même, mais uniquement l’opulence de l’Occident, ses techniques, sa domination, sa puissance – c’est ce que montre majoritairement, de plus en plus dangereusement, le phénomène migratoire. Cette posture nihiliste, inassumable en tant que telle, croit trouver son supplément d’âme par un recours croissant à la religion, mais qui ne peut finalement tenir ses promesses de sens que dans la grandiose épopée qu’est l’expansion mondiale du royaume d’Allah, jusqu’au martyr.
C’est ici que réside le deuxième levier du retour en force des croyances musulmanes : la volonté vaine de s’approprier les réalisations occidentales sans en acquérir les ressorts. C’est l’échec, précisément, des décolonisations arabo-musulmanes, non seulement à créer des types de sociétés qui leur soient propres (entre « nationalisme arabe », « socialisme non-aligné » et « ré-arabisation ») mais surtout à reproduire intrinsèquement le « mode de développement » occidental y compris et principalement dans sa dimension capitaliste. Ces échecs s’expliquent facilement : la personnalité moderne, qu’il s’agisse de l’homo œconomicus ou du type anthropologique révolutionnaire, a mis plusieurs siècles à se former en Europe – comme l’émancipation, l’accumulation pour elle-même n’a rien de « naturel » ni d’universel. La gestion ataviquement prédatrice des ressources (rentes pétrolière ou gazière, géographique, historique, diplomatique ou immigrée) fournit des éléments de puissances, mais sans créativité interne, et impliquant de surcroît une dépendance à l’Occident ex-colonial très grosse de ressentiment. C’est précisément ce dernier qui s’exprime dans les voies du Seigneur, la lecture compulsive du corpus coranique simplifiant extraordinairement le problème, en ne cessant de l’approfondir et de le rendre rigoureusement insoluble.
Insoluble parce qu’à mesure que l’imaginaire occidental pénètre les sociétés musulmanes se brise la crédibilité de la prophétie mahométane. C’est là le dernier facteur engendrant le phénomène islamiste, et en fait le premier : les boniments qui pouvaient convenir aux tribus bédouines du Moyen Âge craquent devant l’exactitude des prévisions astronomiques, le foisonnement des démonstrations mathématiques ou les réussites médicales4. Des deux courants qui ont émergé de cette rencontre intercivilisationelle (que l’on fixe symboliquement à l’expédition napoléonienne en Égypte en 1798), l’un cherchant, et trouvant, les moyens de rattraper un insupportable retard en risquant l’hybridation culturelle, l’autre contrant l’humiliation en durcissant sans cesse le dogme à mesure qu’il est démenti de toute part, c’est évidemment ce dernier qui balaye aujourd’hui un ou deux siècles d’efforts mutuels. La contradiction ne peut que s’accentuer : l’hallucinante propagande sur YouTube ne peut chercher qu’à corseter une diabolique liberté que l’internaute a, par ce biais, largement incorporée depuis son enfance, que l’absence de limites a transformé en libération d’une angoisse nue.
On voit que ces trois sources 5 de l’islamisme sont très loin d’être taries, ce qui augure mal de l’avenir : la surenchère face à un imaginaire occidental irréductible qui rend impossible la croyance authentique6 ; l’échec à reproduire les fondements dynamiques de cette modernité autant haïe qu’admirée ; l’effacement progressif des perspectives de celle-ci comme finalité de l’existence. Bien sûr, beaucoup d’autres régions non occidentales connaissent des situations similaires, sans pour autant verser dans l’extrême droite religieuse, la Grèce contemporaine en étant une, particulièrement méconnu7. C’est que ces « causes » ne prennent leur sens que dans l’interprétation mythique, religieuse, coranique, qui en est faite : le manque de foi auquel elles sont attribuées constitue la clef de voûte qui transforme une crise certes profonde mais circonscrite en conflagration civilisationnelle mondiale à visée apocalyptique 8.
Mécaniques énormes, titanesques, mettant en branle des continents entiers et des millénaires d’histoire, des milliards d’êtres humains et des moyens techniques de dévastation inimaginables. Forces totalitaires en plein déploiement face auxquelles les appels à une coexistence vaguement laïcisée ne suffisent déjà plus à seulement maintenir les apparences.
L’infiltration islamiste
Cette guerre sans cesse déclamée, jamais déclarée, va crescendo, de la Tchétchénie jusqu’à Palmyre, des quartiers de Bamako ou de Bombay au Xinjiang, de Nairobi à Ottawa, des confins des Philippines ou du Pakistan à Bruxelles, Paris, Londres, Trappes, Lunel ou Roubaix.
En Europe, ce qui était une subversion terroriste que les États pouvaient prétendre contrôler en est venue, il y a peu, à impliquer directement les populations, horrifiées. Il s’agit d’une part d’un islamisme en cours de fusion avec le banditisme, de la petite voyoucratie de banlieue aux barons trafiquant armes, drogues, femmes ou clandestins, et susceptible d’utiliser toute la réserve de violence et de brutalité qui versait jusqu’ici dans l’anomie, notamment via les « territoires perdus » et, bien entendu, les prisons. Et d’autre part du fait, chaque jour plus évident, que les immigrés arabo-musulmans en terres occidentales semblent prêts, pour une part effrayante et croissante, à se considérer comme infiltrés patients de la domination musulmane, sans violence mais indiscutablement. Deux choses inconcevables pour l’Européen moyen, mais difficilement réfutables, les sinistres Kouachi passant à l’acte pendant que les millions de musulmans ne daignent pas exprimer publiquement une éventuelle désapprobation…
Ce schéma ne peut que se répéter, amnésie fonctionnelle aidant (qui réalise que le processus algérien a largement commencé9 ?). Mais déjà, l’étape suivante surgit, spectaculaire. Elle concentre à elle seule quarante ans de « politique de l’immigration » ou vingt de « lutte contre l’insécurité » (qui n’ont été que d’impuissantes tentatives de rationaliser l’état de faits) ; elle condense tous les phénomènes connus de désagrégation de l’univers arabo-musulman depuis les indépendances : c’est bien entendu l’arrivée massive et continue de millions de « migrants » sur le territoire européen depuis le mois d’avril 2015.
L’afflux migratoire
Car ce que ces déplacements de populations indiquent, c’est d’abord l’effondrement progressif des États du Moyen-Orient, en attendant ceux du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne, et surtout l’implosion de ces sociétés qui ne tenaient que par un autoritarisme historique, qui contenait, dans les deux sens du terme, la vague islamiste. La mise à bas de ces régimes semble avoir répété la fin des régimes coloniaux lorsque, seul une fois encore face à lui-même10, l’imaginaire arabo-musulman a recouru en masse à la seule « solution », intensément pratiquée par les couches dominantes (y compris indépendantistes !) : l’émigration vers l’Occident. Moins connu que le cas paradigmatique algérien, l’exemple tunisien est parlant : c’est seulement le rétablissement de l’État et de ses frontières fin 2011 qui a freiné l’exil des « révolutionnaires » qui fuyaient… la « révolution »11. Aujourd’hui comme hier, ce qui est fui, c’est donc bien moins « la » guerre ou la « misère » que les intenses contradictions anthropologiques qui dévastent les cultures musulmanes et qui, loin de se résoudre, s’exacerbent en terres laïques.
Et c’est bien cela qui fonde intuitivement les réticences de populations autochtones, déjà confrontées à la compétition victimaire, fondement aux morcellements et à la morgue communautaristes : chacun sait bien que cette immigration massive est sans fin et sans retour, comme l’annoncent à mi-mot les oligarques, et qu’elle amplifiera et aggravera la dés-intégration qui la précède. Les quelques faits avérés qui ont réussi à filtrer courant octobre, par exemple sur les centres d’hébergement en Allemagne, ou même sur les rafiots, font froid dans le dos : il ne s’agit pas de l’importation d’une guerre de religion, mais bien de la continuation en territoire européen de l’épuration ethnico-religieuse qui balaye tout le monde arabo-musulman depuis un demi-siècle et qui parvient à son stade final dans le Maghreb et le Moyen-Orient sunnite. La peur et le départ effectif des juifs de France parlent d’eux-mêmes, comme le silence des apostats et autres évadés des prisons coraniques, mais dans le désert de l’indifférence officielle.
Cet effroi populaire n’a trouvé absolument aucun écho dans les milieux médiatico-politiques : au sentiment d’un début d’invasion, toutes les couches dominantes ont répondu par un sourire offusqué et de simples rappels comptables, omettant d’évoquer, entre autres, les mécanismes prévisibles qui décupleront le phénomène (principe du regroupement familial, extrême fragilité des derniers verrous frontaliers, naufrage de l’Afrique subsaharienne, conséquences inéluctables des dérèglements climatiques, etc.). La charge propagandiste 12 qui s’est abattue six mois durant ne semble pas avoir d’équivalent dans l’histoire, eu égard aux enjeux – terrifiant paroxysme, là encore, de quarante ans de bien-pensance, et d’accusation de crimepensée d’Orwell, poussant les sceptiques dans les marges complotistes. Jamais n’avait été aussi manifeste la convergence entre l’intérêt économique et le chantage affectif, entre l’idéologie capitaliste libérale et le gauchisme culturel. Rien d’étonnant à ce que les pays de l’Est soient restés totalement imperméables à ce chantage aux bons sentiments masquant mal une énorme opération d’ingénierie sociale dans le plus pur style stalinien, empêchant tout accueil véritable.
Le décalage qui existait déjà entre l’effritement social et culturel vécu directement par la grande masse de la population française et les discours lénifiant des appareils médiatico-politiques, et sur une multitude de points, s’est brusquement transformé en fossé. Là aussi, des phénomènes latents semblent passer un seuil et s’accélérer soudainement ; la situation semble devenue méta-stable, contenant le principal point de clivage de l’ensemble de la société y compris ses strates oligarchiques. Justement : qu’en est-il de ces dernières ?
Le tâtonnement oligarchique
Rompons immédiatement avec la paranoïa complotiste, qui fantasme un centre organisateur pour recouvrir l’emballement chaotique et anxiogène du monde : pour nous, l’oligarchie n’est en rien une classe sociale cohérente à la stratégie définie. Elle regrouperait plutôt dans un ensemble lâche les sommets de différentes pyramides politiques, militaires, économiques et surtout médiatiques, dont le but n’est plus, pour chacun, que de maintenir sa domination à court terme. Leur ligne de conduite depuis des décennies se borne à surplomber cahin-caha un contexte de plus en plus mouvant, ajustant sans cesse leur kleptomanie illimitée jusqu’à l’incohérence.
Il semble clair que l’afflux d’immigrés, accru depuis la fin des décolonisations13, recoupait pleinement l’utilisation simplement capitaliste de cette « armée de réserve », traditionnellement utilisée pour briser les mouvements autochtones et organiser une concurrence mondiale des travailleurs. C’est d’ailleurs très conscients de ces objectifs, notamment, que les organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier visaient explicitement l’internationalisme 14. De même, la manière dont l’oligarchie, d’abord surprise, a finalement accompagné le surgissement des revendications communautaires ne pouvait qu’avoir un seul objectif : détruire ce qui restait des cultures ouvrières, morceler les institutions qui en sont héritées, et, au-delà, en finir définitivement avec l’héritage émancipateur de l’Occident. Inutile de montrer ici en quoi tout le fatras du relativisme post-moderne et du gauchisme culturel, sans parler de l’islamo-gauchisme, à la fois symptômes et causes de ces délitements, n’en sont qu’une rationalisation plus ou moins verbeuse.
C’est ainsi qu’il conviendrait de comprendre la complaisance précoce des pouvoirs publics pour les manifestations islamistes dans les années 1980 : salles de prières, menus adaptés, voiles, etc., très largement tolérés par une population profondément ouverte et pressée d’évacuer toute notion de conflictualité. L’irruption du terrorisme islamiste dès la décennie suivante pouvait aussi permettre de mettre l’ensemble de la population sous pression. Mais le développement tous azimuts du néo-islam, et sa pénétration diffuse dans tous les secteurs de la société et à tous les échelons hiérarchiques, pose des problèmes fonctionnels pour le capitalisme lui-même, et le terrorisme instille une ambiance de guerre civile mondialisée peu compatible avec une consommation accrue. La rupture anthropologique elle-même (posture vis-à-vis des femmes, notamment) semble provoquer des prises de conscience diffuses et successives, rythmées par l’intégration effective et l’ascension progressive de ces néo-musulmans, jusqu’aux plus hauts niveaux de toutes les institutions.
Il semble qu’une fracture se fasse jour peu à peu dans le consensus oligarchique, janvier 2015 marquant là encore une étape importante dans le who’s who de la nomenklatura15, et le petit personnel politique et médiatique le moins éloigné du terrain trouve peu à peu des relais chez ses supérieurs. Par opportunisme – répondre aux interrogations pressantes d’une population excédée qui pourrait ne pas toujours rester passive – ou par la compréhension intime que nous vivons la sortie historique d’une longue période de paix civile, nombre d’oligarques se démarquent peu à peu de leurs homologues cyniques dont le pari apparent serait, quel qu’en soit le prix, d’en finir une fois pour toutes avec la singularité occidentale. Ceux-là rêveraient d’un état d’urgence permanent. Entre ces deux catégories, sans doute la grande majorité, tous ceux qui naviguent à vue et tentent de concilier une nécessaire continuité dans les institutions (État de droit, corruption limitée aux élites, refus du clientélisme pur, etc.) et les pressions islamistes populaires, qui émanent de minorités actives désinhibées et militantes face auxquelles le constat d’impuissance domine.
Les autorités européennes sont prises entre le principe républicain formel de rendre les structures sociales poreuses a minima aux éléments du peuple les plus actifs et celui d’une continuité de la reproduction des conditions d’une démocratie, ou même plus simplement d’un régime de relatives libertés. Autrement dit : comment faire accéder ces néo-musulmans aux postes les plus élevés sans que ne soit miné le fonctionnement même des institutions ?
Vers un réveil populaire ?
Dans cette situation d’abandon par ses élites, et désespérant d’un revirement fondamental de celles-ci, les populations se retrouvent seules. Et elles ont à faire face à une part importante et croissante d’elles-mêmes pour laquelle la progressive et pacificatrice soumission à l’islam de la collectivité est un horizon non négociable. Un réveil s’opère au sein du corps social, prenant des formes diverses, encore capillaires, diffuses, intuitives et surtout très tardives. C’est que les obstacles et les clivages sont nombreux et, avant tout, internes.
Il y aurait d’abord les verrous idéologiques qui ligotent littéralement les consciences : bien entendu toute la « bien-pensance » qui joue sur la culpabilité occidentale mais aussi l’extrême dépendance à l’État, plus symbolique que réelle et surtout l’extrême nouveauté de la situation, de tout point de vue, et l’absence de grilles interprétatives, qui place, par défaut, les sinistres discours lepénistes en première ligne face aux faits.
Il y aurait ensuite, précisément, le vide politique. L’Occident s’en est satisfait, et même félicité pendant quarante ans, abreuvant les masses apathiques d’inepties de gauche et de droite. Les repères politiques, pratiques et intellectuels, ont été balayés si bien qu’il s’agit maintenant de (re)découvrir ce pour quoi nous vivons et sommes prêts à mourir, ou, du moins, à nous battre, sans angélisme mais en évitant le piège mimétique.
Enfin, découlant évidemment de ce qui précède, la disparition de toute vie sociale, de tout peuple digne de ce nom, de toute appartenance collective autre que grégaire, de toute identité qui ne soit pas figé ou folklorique.
Tout cela forme un ensemble cohérent, dont on ne se débarrassera pas d’un revers de la main (éventuellement électoral) : il s’agit bel et bien d’un mode de vie et de la société qui va avec, qui sont amenés à être bouleversés. L’adversité avec l’islamisme, donc, de fait, avec l’oligarchie qui nous a amenée là, pourrait bien provoquer le retour des peuples comme acteurs historiques, autrement dit la réappropriation progressive de l’héritage révolutionnaire.
Voilà ce qui reste à sauver de la civilisation occidentale : la constitution d’organes autonomes populaires d’information et d’action indépendants de tous pouvoirs. C’est, à nos yeux, la seule radicalité à opposer aux retours des obscurantismes, les seules racines qui permettraient la renaissance d’un projet de société digne qui porterait en lui-même la liberté et l’égalité. Nous concernant, il porte le nom de démocratie directe et nous apparaît comme la seule lumière, certes lointaine mais unique, dans cette nuit interminable qui s’avance.
Lieux Communs, Juin – octobre 2015