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Narcisse aux mains rouges

Joseph Ciccolini

Professeur de pharmacocinétique, université Aix-Marseille

L’imaginaire collectif forgé dans les sociétés humaines au XXème et XXIème siècle trouve en partie sa source par le pouvoir évocateur d’images diffusées, d’abord dans la presse écrite, puis surtout en Mondio-vision devant des centaines de millions de téléspectateurs.  La figure christique d’Ernesto Che Guevara immortalisée par Alberto Korda, « la petite fille au napalm » de Nick Ut, le 11 septembre diffusé en direct par les télévisions du monde entier ou « les mains rouges » de Ramallah sont directement entrées dans le panthéon des images iconiques. Toutes racontent une histoire, une époque,  et sont gravées dans une perception évènementielle collective. Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait et où il était lorsque les Boeing ont percuté les tours jumelles à New York –un souvenir dont l’acuité est considérablement renforcée par la quasi-persistance rétinienne des images du WTC en flamme, et la conscience que des millions d’autres personnes regardaient, comme soi-même, à cet instant précis, exactement la même chose,  partageant le même effroi et la même stupéfaction – conférant la dimension collective humaine de l’expérience.  

Ces images quittent ensuite la sphère de l’expérience personnelle des témoins directs pour se transmettre, de façon trans-générationnelle, à l’ensemble de la société – il n’y a finalement peu de monde qui a assisté en direct à la télévision à l’assassinat de JFK à Dallas en 1963, mais l’image de Jackie Kennedy en tailleur rose à quatre pattes sur la Lincoln décapotable présidentielle ramassant désespérément les morceaux de cervelles de son mari se sont néanmoins gravées à jamais dans la mémoire collective de l’humanité.  « Les mains rouges de Ramallah » s’inscrivent dans une logique similaire – le 12 Octobre 2000, soit moins d’un an avant les attentats du 11 Septembre, deux jeunes réservistes israéliens s’étaient égarés en Cisjordanie – arrêtés par la police locale et détenus dans le commissariat de la ville, une foule haineuse s’était rapidement formée pour obtenir qu’on leur livre les jeunes soldats – le commissariat avait finalement été pris d’assaut par la meute, et les deux jeunes israéliens retenus prisonniers massacrés sur place de façon la plus abjecte possible – un assaillant exhibant fièrement ses mains rougies de leur sang à la fenêtre devant une foule ivre de haine et de vengeance 1. Cette scène, captée en direct par les télévisions locales, a suscité un tel effroi auprès de dizaines de millions de téléspectateurs figés devant leurs postes de télévision qu’elle est immédiatement devenue le symbole de la barbarie à l’état pur, celle qui exige que le sang des juifs coule le plus possible.

Dans ce contexte, c’est avec un égal mélange de stupéfaction et de dégoût que l’on vit, dans les rues de Paris le vendredi 26 Avril dernier, des étudiants de Sciences Po poser fièrement en montrant à la foule leurs mains rouges, au nom d’une prétendue solidarité avec le peuple Palestinien 2.  Que pareille abjection soit rendue possible devant la vénérable façade de la rue Saint Guillaume, et non Place des Martyrs à Téhéran dépasse déjà l’entendement. Mais plus navrant encore, devant l’effroi provoqué par cette séquence, fut la double ligne de défense grotesque des premiers concernés, à savoir les étudiants de Sciences Po, que l’on sentit un peu gênés quand même par le tollé provoqué par cette scène.  Leur première défense a consisté à clamer qu’il s’agissait là en fait d’un symbole universel de dénonciation des crimes de sang, sans référentiel particulier au lynchage de Ramallah –venant de la part de personnes supposées avoir le conflit israélo-palestinien à cœur, et s’apprêtant à briguer des hautes fonctions dans divers corps d’Etat prestigieux, on s’étonnera que leurs cerveaux de moineau n’aient pas établi le lien cognitif pourtant évident avec la Cisjordanie, à moins qu’il s’agisse d’une confirmation de leur caractère totalement anacéphale – on peut difficilement en effet demander à un bivalve d’associer trop de concepts, et la disparition de toute forme d’exigence et de mérite au concours d’entrée de Sciences Po pour privilégier désormais un gloubi-boulga inclusif vaguement branchouille a peut être montré là ses limites. Cela expliquerait également pourquoi ces mêmes étudiants de Sciences Po ou de l’ENS reprennent aujourd’hui docilement et sans se poser des questions les chiffres de la propagande du Hamas, organisation terroriste,  ou les éléments de langage de la Confrérie des Frères Musulmans : on a les idiots utiles que l’on peut.

Figure 2 : Sciences Po Paris, 26 avril 2024. Source : AFP

Mais leur seconde ligne de défense fut plus navrante encore. «Ce n’est pas une image qui parle à notre génération, nous avions seulement la référence des mains rouges utilisées dans des dizaines de manifestations » a ainsi déclaré benoitement à la presse un obscur membre du Comité Palestine de Sciences Po 3. On touche là véritablement à une forme de grâce sublime dans l’ignorance assumée et la bêtise la plus crasse. « Eh ! Oh ! On pouvait pas savoir : on n’était même pas nés, nous, d’abord! » sera donc la piteuse ligne de défense de ceux qui sont supposés représenter la future élite de l’administration française.  On suppose que ce sont les mêmes personnes qui vous diront fièrement aussi que Waterloo est une gare londonienne, ou à la rigueur une chanson d’ABBA  (« Eh ! Oh ! j’y étais pas moi en 1815 d’abord ! »), ou qu’ils n’ont jamais entendu parler d’Oradour-sur-Glane (« Eh ! Oh ! J’étais même pas né moi d’abord en 1944, tema le Boomer ! »).   On touche ici à la quintessence de la célèbre Génération Z, celle qui est persuadée que l’Univers tout entier a été créé et tourne autour de son nombril depuis le seul jour de sa naissance – tout ce qui lui est antérieur est pré-historique, au sein premier du terme, faisant d’eux-mêmes des individus anhistoriques : l’an zéro est l’année où leur précieuse petite personne est arrivée sur terre – le genre d’individus persuadés que poster sur les réseaux sociaux des messages aussi profonds que :  « Ce matin j’ai mangé des Pépitos »  ou encore  «Hier soir à La Java, Eglantine elle m’a trop saoulé »  constitue une information capitale qui ne peut que passionner l’humanité toute entière qui va suspendre son cours, toute affaire cessante, pour bien assimiler ces révélations primordiales.  Narcissiques tendance névropathes, seuls leurs souvenirs directs, états d’âmes, petits bobos et grandes offenses importent – mieux, eux seuls sont dignes  exister : on entre alors dans le cœur du réacteur nucléaire de la pensée auto-centrée et du Narcissisme le plus délirant. Les mains rouges de Ramallah n’existent pas, les mains rouges de Ramallah n’ont même jamais existé : la preuve, ils n’étaient pas nés quand cela s’est produit.  Et s’ils avaient raison ? Personnellement j’en viens désormais à douter de l’existence même de Louis XIV : Eh ! Oh ! Comment diable pourrait avoir pu exister une personne qui n’a pas eu l’insigne privilège de me rencontrer, moi qui suis pourtant le centre de l’univers?  Où qu’on envoie t’on son dossier pour s’inscrire à Sciences Po, déjà ? Chuis prêt, j’ai le niveau !