Au début, la question a commencé à se poser de manière discrète. Chacun y allait de ses petites anecdotes. On en riait entre deux cours, à l’occasion d’un café. Et puis on passait rapidement à autre chose parce que, quand même, il ne faut pas passer pour réac.
Mais avec le temps, les anecdotes se sont multipliées. Les rires ont fait place aux interrogations, voire au désarroi. Que se passe-t-il ?
Et puis brusquement, les vaguelettes sont devenues un tsunami. En l’espace de quelques années, un cap a été franchi. Une vague entière de délires et de bêtises s’est abattue sur l’université : les féminicides, l’écriture inclusive, le patriarcat, le racisme systémique, le privilège blanc, le décolonialisme, et on en passe.
Durant les cours, les tensions avec les étudiants sont devenues chroniques. Les débats virent très vite au pugilat. La situation peut basculer en une fraction de seconde. Au mieux, les étudiants soupirent et roulent des yeux ; au pire le clash est frontal. Telle prof d’histoire explique qu’elle n’ose plus aborder l’esclavage ; tel collègue raconte que les étudiants lui dénient le droit de choisir les images qu’il propose en illustration. Il en tire une amère conclusion : je ne peux plus faire mon métier.
Et puis il y a les pleurs. Oui les pleurs. Cela devient chronique, souvent pour trois fois rien. La moindre contrariété suffit. On interroge les collègues pour savoir si on est devenu un monstre et on découvre que tout le monde y est confronté. Les larmes sont désormais l’issue prévisible de tout débat d’idées, de toute confrontation.
Comment en est-on arrivé là ?
La baisse du niveau ne saurait être complètement écartée. Les écrans et les réseaux sociaux sont passés par là, peut-être les drogues aussi. Mais le niveau a bon dos. Nos jeunes sont loin d’être bêtes. Ils sont même terriblement attachants avec leur obsession de l’inclusion et de la bienveillance, même s’ils n’en voient pas les contradictions. Pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, ils ont spontanément remplacé les applaudissements par l’agitation des mains, sans réaliser que leur solidarité avec les sourds les conduit à dénigrer les aveugles.
L’explication est donc ailleurs. En réalité, les nouvelles générations sont tiraillées entre deux forces considérables, dont la rencontre est potentiellement destructrice sur le plan psychologique : d’un côté une surprotection familiale, de l’autre une accumulation de terreurs.
La première est la rançon de l’internationalisation. Pour faire face à une compétition accrue, les parents ont multiplié les activités parascolaires et les pressions de toute sorte dans l’espoir d’accroître les chances de leurs rejetons. La hausse de l’immobilier illustre le retour d’une lutte territoriale dont le but est de mettre sa famille à l’abri, tandis que le recours massif aux écoles privées dans la bourgeoisie urbaine a fini d’achever un enseignement public moribond au détriment des classes moyennes et populaires. La mise en place de Parcoursup, terrible source de stress pour ces jeunes à qui on répète que leur bac ne vaut plus rien, a ajouté la dernière goutte à cet océan de pessimisme.
Parallèlement, les jeunes ont vu se multiplier les événements terrifiants : après les attentats islamiques, ils ont vu revenir les épidémies. La guerre russo-ukrainienne a donné du crédit à l’hypothèse d’une guerre avec la Chine. Et puis il y a bien sûr la crise climatique, cette nouvelle Grande peur millénariste, qui fait dire aux étudiants qu’il faut « sauver la planète » comme si celle-ci était susceptible de disparaître. Cette angoisse millénariste vient se greffer sur un contexte d’insécurité physique. Car les jeunes en font l’expérience au quotidien : les rues ne sont plus sûres. On peut mourir dans le tramway ou à la sortie d’une discothèque pour un regard de travers. Les filles redécouvrent la fragilité et la vulnérabilité dont elles ont cru être débarrassées par leur remarquable ascension dans la société.
Or, non seulement toutes ces peurs sont angoissantes par elles-mêmes, mais leurs effets se trouvent démultipliés par l’absence de solutions. Aucun contre-récit ne fournit une bouée de secours, aucune alternative ne permet de se rassurer, aucune promesse d’avenir radieux ne permet d’avoir une branche à laquelle se raccrocher. Le seul pronostic envisagé par les médias est celui d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national, ce qui correspond au pire des scénarios pour cette génération biberonnée au lait de l’antifascisme.
Si aucun récit collectif ne vient prendre le relai, on voit mal ce qui pourrait changer. Il faut s’attendre à faire encore longtemps pleurer nos étudiantes.