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Peut-on déconstruire sans tout détruire ? Le débat Tavoillot / Forest

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Que faire de la déconstruction [lire notre dossier spécial], cette tradition philosophique opposant de plus en plus des penseurs que plus rien ne semble rapprocher ? Nous avons fait échanger Pierre-Henri Tavoillot, co-directeur d’un colloque dont les actes viennent d’être publiés, Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), et l’auteur Philippe Forest, qui invite dans son essai Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke (Gallimard, 2023), à rester fidèle à la tradition critique de la déconstruction. Le résultat est un débat passionnant, qui passe au crible, avec rigueur et érudition, les grandes questions sociétales de notre époque. Vous vous penchez dans vos livres respectifs sur la déconstruction comme tradition philosophique, pour critiquer, chacun à votre manière, ses dérives et ses usages contemporains. Avant de comprendre ce qui vous distingue dans votre analyse de la “déconstruction”, pourriez-vous clarifier ce que vous entendez par ce terme ? Pierre-Henri Tavoillot : Le mot déconstruction est un terme technique de la philosophie. Il s’inscrit dans la pensée des Lumières qui invite à critiquer les préjugés et les dogmes grâce à la raison humaine. C’est, par exemple, le doute cartésien qui permet d’identifier le cogito afin de reconstruire l’édifice des sciences ; c’est l’éthique more geometrico de Spinoza ; c’est la critique kantienne de la métaphysique. À partir de Schopenhauer et Nietzsche, la démarche se retourne contre les idées humanistes elles-mêmes : contre les Lumières, il faut « philosopher avec un marteau » pour ausculter et démolir à leur tour les idoles de la raison : le Vrai, le Beau, le Bon, etc. Pourquoi ? Parce que ce sont des idées/idoles qui nous détournent de la vie (Nietzsche), qui occultent nos conflits intérieurs (Freud), qui nous écartent des conflits sociaux (Marx). Le terme devient une AOC avec Heidegger (Abbau der Metaphysik, la « déconstruction de la métaphysique ») et surtout Derrida. Cette démarche est non seulement légitime mais nécessaire. Elle nous invite à nous méfier des apparences et à « décrypter », comme disent aujourd’hui les journalistes, c’est-à-dire sortir de la caverne des ombres. Ce que j’appelle le « déconstructionnisme » est un troisième sens qui abandonne tout espoir de reconstruction : il faut dénoncer la rationalité occidentale dans tous ses aspects, parce qu’elle est identifiée comme une oppression. Elle opprime les femmes par le langage, la nature par la technique, les autres cultures par la colonisation, le corps par l’intellect… La raison est machiste, genrée, raciste, colonialiste, destructrice de l’environnement… Il convient d’en dénoncer toutes les formes et d’en faire disparaître la moindre trace. Tel est le projet du « wokisme ». On peut discuter de savoir si entre la déconstruction derridienne et le wokisme, il y a plus de trahison que de fidélité ; je pense, pour ma part, qu’il y a de la fidélité. Mais le débat est ouvert et légitime. Selon vous, l’esprit critique devient la critique de l’esprit ; est-ce cela, la dérive que vous contestez ? P.-H. T. : Oui, c’est la déconstruction pour la déconstruction, et cela tourne en rond. La déconstruction devient une rationalité instrumentale qui fonctionne en circuit fermé. Philippe Forest : Je me reconnais dans cette généalogie à laquelle je souscris – sauf sur ce dernier point. On pourrait y ajouter la figure de Montaigne et la tradition sceptique dans laquelle il s’inscrit et dont les déconstructionnistes sont également les héritiers. Derrida place en tête de l’un de ses premiers textes une citation des Essais. Une continuité existe, celle de la pensée critique à l’œuvre. À mes yeux, et bien que je ne me considère pas comme l’un de ses disciples, elle permet d’évaluer de façon positive l’apport de Derrida. Je pense pour ma part qu’il y a dans le wokisme une trahison de ce qu’a été la déconstruction. C’est pourquoi – et c’est la thèse de mon essai –, je propose d’en revenir à la déconstruction pour se préserver des excès du wokisme. Je parle de trahison au sens d’un détournement, d’un retournement. Je croyais savoir ce qu’est la déconstruction pour avoir travaillé dans les années 1980 et 1990 sur l’avant-garde littéraire et philosophique à l’époque du post-structuralisme, ce que l’on n’appelait pas encore la « French Theory ». J’ai commencé ma carrière universitaire en Grande-Bretagne ; j’ai vu se mettre déjà en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine. Dès 1985, à Édimbourg, où j’ai eu mon premier poste, la chose était perceptible ; elle s’est vraiment installée quand je suis arrivé à l’université de Londres en 1989. Derrida faisait déjà l’objet d’un véritable culte de la part de certains universitaires anglais. Je me retrouvais un peu en porte-à-faux. Je ne me reconnaissais pas dans l’interprétation qui était donnée de la pensée française ni dans les usages scientifiques ou pédagogiques qui en étaient faits. On me demandait de faire des cours sur Lacan à des étudiants qui n’avaient jamais lu Freud, sur Althusser à des étudiants qui n’avaient jamais lu Marx, sur Derrida à des étudiants qui n’avaient jamais lu Nietzsche, etc. Cela me semblait absurde. P.-H. T. : J’ai eu une expérience similaire, mais en Allemagne, où j’ai effectué la majeure partie de mon travail de thèse. J’étais allé à Tübingen pour travailler, dans le berceau de l’idéalisme allemand, les grands auteurs de la période, et je me suis retrouvé dans des séminaires sur la « French Theory ». La déception fut grande. “Dès les années 1980, j’ai vu se mettre en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine” Philippe Forest Comment l’un et l’autre expliquez-vous cet usage détourné de la déconstruction dans notre histoire récente ? P.-H. T. : C’est un point complexe, dont l’histoire n’a pas encore été entièrement faite. Philosophiquement, la critique de la raison est un thème central de la « pensée 68 ». D’ailleurs, ni la cohérence ni la clarté n’étaient recherchées : elles semblaient même plutôt être des défauts. Foucault lui-même assume que son œuvre est une « boîte à outils » pour ses lecteurs et que la vérité est le cadet de ses soucis. Derrida avance souvent masqué par affirmations péremptoires et dénis successifs : l’obscurité était ainsi le garant d’un effet de profondeur qui continue d’impressionner les lecteurs novices. Ce qu’on peut néanmoins dire avec certitude, c’est que les auteurs « woke » se réclament clairement de ce courant : Judith Butler, la papesse du mouvement queer, s’inspire de Derrida ; certains adeptes de la « théorie critique de la race » ou du courant dit « décolonial » se placent sous l’autorité de Foucault. En ce sens, il y a continuité. Mais là où il y a rupture, c’est que les penseurs de 68 se voyaient en critique de l’ordre moral ; alors que le wokisme installe un nouvel ordre moral, une nouvelle inquisition et un nouveau dogmatisme. P. F. : C’est le vieux slogan de 68 : « On a raison de se révolter. » Pour ma part, je suis d’accord avec ce slogan et, plus largement, je ne compte pas du tout au nombre de ceux qui affirment qu’il faille tourner la page sur la « pensée 68 ». Simplement, la révolte peut se renier elle-même. C’est ce qui est arrivé. La mise en cause de l’ordre, du pouvoir a entraîné la mise en place d’un nouvel ordre moral et intellectuel. Mais lorsque, comme c’est le cas avec le wokisme, une pensée critique, se transforme en dogmatisme nouveau, il faut en revenir à l’idée critique pour contester le dogmatisme qui s’est installé en son nom et sur la base d’une semblable confusion. P.-H. T. : Je comprends bien, mais la source de la difficulté, c’est l’absence de cohérence. Si l’on cherche à définir le wokisme comme un moment de la déconstruction, je pense qu’on peut identifier quatre éléments qui font système. D’abord, l’idée que la réalité se définit essentiellement comme domination : il n’y a que des rapports de force dans la société et l’on est soit coupable, soit victime. Deuxièmement, le grand dominateur dans cette affaire, c’est l’Occident. C’est en lui que se condensent toutes les oppressions : celle de l’Europe sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme blanc sur toutes les femmes (patriarcat), celle de l’industrie sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme). Troisième point : face à cette grande domination, on a l’impression d’une amélioration des choses : la décolonisation, l’émancipation féminine, l’antiracisme et autres types d’émancipation semblent acquis ; or, pas du tout, ce n’est qu’illusion. On est là dans une logique foucaldienne : sous l’apparence d’une amélioration, se cache une oppression encore plus forte, systémique. Face à ce constat, il faudrait se réveiller (« get woke »), sortir de la caverne. Et quatrième élément : il faut agir, il faut annuler (« cancel »), changer la langue, déboulonner les statues, modifier les livres… On passe alors de la théorie à la pratique et de la science au militantisme. Tant pis pour les supposés « endormis ». “Le ‘wokisme’ installe un nouvel ordre moral, une nouvelle inquisition et un nouveau dogmatisme” Pierre-Henri Tavoillot Mais les questions touchant à l’inégalité de genre ou à la domination coloniale ne constituent-elles pas des enjeux politiques essentiels ? P.-H. T. : Si, mais il me semble que toutes les grandes civilisations ont été impéralistes, sexistes, machistes… Il y en a une seule qui a aboli l’esclavage, qui a œuvré pour l’émancipation féminine, qui a inventé l’anti-impérialisme, c’est cette civilisation que j’appelle démocratique. Certes, elle a été aussi impéraliste, aussi colonialiste, aussi patriarcale, mais c’est la seule dans toute l’histoire qui a inventé les conditions de la critique de ces idées et de ces pratiques. Je trouve donc qu’il y a une anomalie majeure de reprocher à cette civilisation d’être la plus coupable alors qu’elle a permis cette prise de conscience. La focalisation sur l’impérialisme occidental me semble même aujourd’hui cacher un aveuglement douteux à l’égard d’autres impérialismes de la Chine, de la Russie ou de l’islamisme. Et je ne parle pas du patriarcat ! Il y a une sorte de vision du monde intégralement faussée par cette approche. P. F. : Et pourtant, il y a aussi dans certaines civilisations comme la civilisation chinoise ou japonaise, sur lesquelles j’ai un peu écrit [voir ses romans Sarinagara, 2004, et Pi Ying Xi, 2022], je devrais dire « dans toutes les civilisations », une pensée du négatif qui s’exprime. Par là, je veux dire : cette faculté dont tous les humains disposent de remettre en question les vérités reçues, les opinions et les traditions, et d’apporter ainsi la preuve de cette liberté qu’ils possèdent pareillement. Et cela à toutes les époques et dans tous les pays. Il me semble que l’on ne peut guère se dire « universaliste » si l’on ne souscrit pas à une telle conviction. Elle interdit de réserver au seul Occident le privilège de valeurs dont il ne possède nullement le monopole. Lorsque Louis Dumont théorise l’opposition entre les sociétés holistes et les sociétés individualistes, il le fait à partir de la société indienne, qui est une société holiste, mais qui permet que se développe en son sein une protestation individuelle. P.-H. T. : Oui, c’est le statut du renonçant dans la société de castes – l’individu-hors-du-monde qui préfigure l’émergence de l’individu-dans-le-monde. Ce que vous dites me convainc. On peut aussi noter les analyses d’Amartya Sen dans La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident (Payot, 2005). Mais je suis désolé, en Inde, l’émancipation de la femme n’est pas encore le trait marquant ; la conception d’une nature à protéger en Chine n’est pas au maximum de ses possibilités. Les potentialités émancipatrices, propres à chaque civilisation, ont été à mon sens un peu plus réalisées dans l’espace démocratique. P. F. : Il faut être prudent lorsqu’on on établit des jugements globaux sur les civilisations. Pour tout, on peut trouver des contre-exemples. Mais je vous rejoins sur un point. Si, à mon sens, on a tort de mettre la civilisation occidentale au-dessus de toutes les autres, on a plus tort encore de la placer en dessous de toutes les autres. Il n’y a pas à condamner de façon indiscriminée et fanatique la civilisation occidentale. Car elle aussi a été le lieu où s’est affirmé ce « sens du négatif », expression que je reprends à Julia Kristeva et qu’il nous incombe de retrouver. “Si l’on a tort de mettre la civilisation occidentale au-dessus de toutes les autres, on a plus tort encore de la placer en dessous de toutes les autres” Philippe Forest Vous saluez, Philippe Forest, la tradition de la modernité dans un autre ouvrage, Rien n’est dit. Moderne après tout (Seuil, 2023), où vous vous qualifiez donc de “moderne, après tout”. Qu’est-ce qu’être moderne pour vous ? P. F. : Je cite Michel Leiris qui, dans l’un de ses derniers livres, parle du « démon moderne de la négation » et en propose l’éloge. Il convient de renouer avec cette pensée du négatif, qui a été mise en avant par la Modernité car elle permet de se préserver contre les formes renaissantes de dogmatisme. À mes yeux, tout ce qui relève de cette réaffirmation identitaire que revendiquent certaines des formes du wokisme comme de l’anti-wokisme est dangereux. L’idée d’identité constituait précisément l’un des objets sur lesquels portait autrefois la déconstruction. Elle revient aujourd’hui en force et retrouve une légitimité qu’il s’agit de lui contester. La « French Theory » n’a été qu’une des composantes de ce phénomène qui s’est produit sous le nom de wokisme et pour lequel on peut mettre en évidence trois sources essentielles : la « French Theory » (sur le terrain philosophique) donc, mais également la légitime protestation contre les inégalités (sur le terrain politique) et surtout (sur le terrain religieux) le vieil héritage du puritanisme américain. Cette troisième source l’a emporté sur les deux autres. Le wokisme, c’est essentiellement un puritanisme fanatique. Mais tout le champ actuel des “Studies” (“postcolonial”, “black”, “queer”, “subaltern”…) vous intéresse-t-il ou pas ? P. F. : Bien sûr que cela m’intéresse, même s’il est difficile d’en parler de manière générale car on trouve de tout, le pire comme le meilleur. Par exemple, je trouve parfois très intéressant ce que proposent les théories dites queer lorsqu’elles mettent en évidence la manière dont les œuvres littéraires contribuent à la remise en question des identités sexuelles. Cela me semble tout à fait compatible avec ce que la psychanalyse nous a appris de la bisexualité psychique et de la façon dont le donné biologique – qui naturellement existe – est également l’objet d’un travail de ré-interprétation, de réinvention où l’imaginaire et le symbolique jouent leur rôle. L’intersectionnalité, c’est un concept qui semble vous déranger Pierre-Henri Tavoillot, n’est-ce pas ? P.-H. T. : Comme catégorie descriptive, non, car il existe des discriminations sociales convergentes. Mais comme paradigme a priori d’étude de la société, oui. L’intersectionnalité tend à devenir une vision du monde marquée par la polarité dominé-dominant et la victimisation permanente. Je souffre, donc j’existe. C’est le problème du wokisme. La vision du monde est déjà constituée avant même la recherche ; on va chercher des signes qui la confirment, même là où c’est vraiment tiré par les cheveux, si je puis dire. Le concept de violence symbolique chez Bourdieu est intéressant ; mais il ouvre la porte à toutes les extensions possibles au point de démonétiser l’idée de violence. Comme tout est violent, j’en suis forcément victime, et donc je suis en droit de le devenir moi-même, par simple légitime défense. La violence symbolique « subie » justifie la violence physique causée. “Je souffre, donc j’existe : c’est le problème du ‘wokisme’. La vision du monde est déjà constituée avant même la recherche” Pierre-Henri Tavoillot Votre colloque à la Sorbonne a suscité beaucoup de polémiques au sein de la communauté universitaire – “le colloque de la honte”, a-t-on pu lire à son propos… Comment encaissez-vous ces critiques ? P.-H. T. : On a été accusés de « brutaliser » le débat philosophique, alors qu’il ne s’agit que d’une querelle. On peut regretter la mauvaise foi et les attaques injustes, mais c’est la loi du genre. On a reçu aussi des soutiens, publics ou d’autres plus discrets, dans lesquels se manifestait une forme de crainte de s’exposer. C’est un peu plus inquiétant. P. F. : Mais il faut distinguer entre les disciplines, les facultés au sein de l’université quand même. Je peux vous garantir qu’en lettres, les déconstructionnistes sont marginaux. Cela fait longtemps que la vieille Sorbonne – dont je ne dirai pas trop de mal car j’en suis moi-même issu – a pris sa revanche sur la « nouvelle critique ». La plupart de mes collègues ont une vision très académique et conservatrice de l’enseignement de la littérature. J’en connais même un certain nombre qui n’hésitent pas à tenir Roland Barthes pour un parfait imposteur. P.-H. T. : Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à la Sorbonne, qui est l’origine du colloque, n’aurait pas la même vision de la discipline. Comment penser alors l’articulation entre la pensée de la domination et le refus du dogmatisme ? Assiste-t-on à une forme de “panique morale” face à cette contagion supposée du wokisme ? P. F. : Il y a lieu de ne pas fermer les yeux sur les conflits qui traversent la société, de faire comme s’ils n’existaient pas. Je cite dans mon livre la chanson de Leonard Cohen There Is a War (1974) : il y a une guerre entre les Blancs et les Noirs, entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes… Il y a aussi une guerre entre ceux qui disent qu’il y a une guerre et ceux qui disent qu’il n’y en a pas. À mon avis, la conflictualité existe, on en a la preuve partout et tous les jours. Mais je suis d’accord sur la nécessité de trouver un système qui fasse en sorte que cette conflictualité s’exprime et qu’elle ne dégénère pas en violence incontrôlable. Cela s’appelle la démocratie. P.-H. T. : Nous vivons dans un monde ultra-complexe et nous sommes dépourvus des grands récits qu’offraient les religions et les grandes idéologies. Alors la tentation est forte de nous réfugier dans des scénarios tout faits lorsqu’on veut tenter de le comprendre. On a d’un côté le scénario du complot, qui explique tout sans trop d’effort, et celui de la guerre, à peine plus sophistiqué, qui oppose les gentils et les méchants. Ce que je regrette, c’est qu’une partie des intellectuels soient tentés par ce scénario qui évite la complexité. « Il y a une guerre entre les riches et les pauvres, il y a une guerre entre l’homme et la femme… » (Leonard Cohen, There Is a War, 1974) Indexez-vous l’inclination contemporaine vers le clash à la pensée 68 ? P.-H. T. : Non, mais le clash résout beaucoup de nos problèmes. On ne sait pas qui on est, où l’on va, avec qui l’on vit, pourquoi l’on vit : par le clash, on retrouve ce qui fait défaut, du lien, des compagnons d’armes, de la cohésion, des horizons de sens ou plutôt de non-sens. Car on est passé de l’avenir radieux à l’avenir piteux. L’éco-anxiété ou la collapsologie est un horizon de non-sens qui nous rassure d’une certaine manière. Tout est foutu, au moins on le comprend. Cette séduction de l’Apocalypse, dans un monde désenchanté, est spirituellement très puissante. P. F. : Tout cela n’a rien de nouveau. Au nihilisme dont on dit qu’il menace le monde, on croit pouvoir répondre par l’affirmation de valeurs nouvelles ou bien par la réaffirmation de valeurs anciennes. Il s’agit, nous dit-on, de redonner au présent les valeurs qui lui manquent, de nous permettre de revendiquer une identité individuelle et collective qui nous serait indispensable. D’où ces formes actuelles d’identitarisme qui s’affrontent des deux côtés, que je décris dans mon livre et qui se rejoignent dans cette même volonté de mener croisade et de livrer combat au nom de valeurs opposées. D’un côté, Éric Zemmour, et de l’autre, Sandrine Rousseau, si vous voulez… Je me retrouve dans la définition du philosophe italien Gianni Vattimo lorsqu’il dit du nihilisme qu’il est « notre seule chance ». À condition, justement, de ne pas s’imaginer qu’il faille en guérir ou bien en triompher. La proposition peut passer pour un paradoxe ou pour une provocation. Mais elle dit juste. Parce que le nihilisme, entendu de cette façon, nous préserve de la volonté d’établir ou de rétablir, en lieu et place du vide qui constitue la condition de notre liberté, des fausses positivités aliénantes, c’est-à-dire de restaurer des valeurs, de remettre debout des idoles. “Le ‘wokisme’, c’est essentiellement un puritanisme fanatique” Philippe Forest La pensée 68, vous la défendez encore ou pas ? Vous êtes presque nés avec, tous les deux, non ? P. F. : Je suis né en 1962. La pensée 68, je l’ai donc découverte à une époque où elle appartenait déjà au passé. Quand je me suis intéressé aux avant-gardes, j’étais à contre-courant. On ne parlait plus que de « post-modernisme » et bientôt d’« anti-modernisme ». Le livre de Ferry et Renault, La Pensée 68, doit servir de point de repère. Je n’adhère pas à leur thèse, c’est le moins qu’on le puisse dire, mais je reconnais la pertinence de certains de leurs arguments. La pensée 68 n’existe pas. Disons qu’elle est une fiction construite après coup. La plupart de ceux que l’on range de ce côté s’opposaient les uns les autres. Par ailleurs, ils ont été distants voire critiques à l’égard des événements de 68, et les insurgés ne se réclamaient pas d’eux. Mais pour ne pas me dérober devant votre question : oui, je défends plutôt la « pensée 68 », si généralement dénigrée aujourd’hui parce que, pour en revenir au slogan déjà cité, elle nous rappelle qu’on a raison de se révolter. P.-H. T. : Il y a un point de désaccord entre nous : le fait d’identifier reconstruction à une logique réactionnaire. Ce n’est pas le but. Dire « après la déconstruction », c’est dire qu’on est arrivé à un point délétère, et qu’il faut envisager quelque chose d’autre. Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais d’avancer en faisant en sorte que la pensée soit davantage conforme aux défis du temps. Si l’on prend l’idée de vérité, on peut dire qu’elle est bien déconstruite. Tellement bien d’ailleurs, qu’on peut se demander si un monde commun est encore possible ! Le fil est direct entre Nietzsche (« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations ») et l’âge actuel de la post-vérité. L’urgence ne me semble donc pas d’ajouter une couche de doute radical, mais bien de redéfinir les conditions de possibilités d’un débat. J’ajoute que quand l’autocritique de la démocratie libérale devient auto-détestation systématique, cela fragilise quelque peu face à des empires émergents qui ne nous veulent pas que du bien. P. F. : Je veux bien vous accorder que tous ceux qui plaident en faveur de la « reconstruction » ne le font pas toujours d’une manière réactionnaire et en rêvant d’en revenir au « bon vieux temps » – même s’il me semble que c’est le plus souvent le cas. Mais alors accordez-moi que tous ceux qui parlent en faveur de la déconstruction ne partagent pas le projet de détruire ou de laisser détruire une civilisation occidentale dont la pensée 68 propose également une défense et illustration. “On est passé de l’avenir radieux à l’avenir piteux. ‘Tout est foutu’, au moins on le comprend : cette tentation de l’Apocaplypse est très puissante” Pierre-Henri Tavoillot P.-H. T. : Quand même, il y a chez Derrida les germes d’une contestation ferme contre cette tradition ! P. F. : Si vous prenez un texte comme L’Autre Cap (1991), Derrida y fait l’éloge de la culture européenne, éloge dans lequel chacun d’entre nous peut se retrouver. Les mots de « déconstruction » ou de « reconstruction » renvoient à des usages très différents. Certains de ses usages demandent qu’on s’y oppose, quand d’autres méritent qu’on les défende. D’ailleurs, ces deux termes sont indissociables l’un de l’autre. C’est pourquoi, à mon sens, il faut ne pas se situer « après la déconstruction » – comme si elle devait être dépassée ; il faut au contraire continuer à déconstruire. « Encore un effort », comme le dit le titre, emprunté à un auteur célèbre, de l’un des chapitres de mon essai. P.-H. T. : Pour moi, la reconstruction, c’est l’idée de dire : reconstruisons aussi la déconstruction, en lui donnant une forme de cohérence. Reconstruisons pour retrouver ce qu’il y a de légitime et de positif dans l’idée de déconstruction et rejetons tous les germes de ce qui produit des effets délétères. La cohérence est nécessaire. P. F. : J’ai du mal à voir ce que cela peut signifier. P.-H. T. : Mais c’est ce que vous faites. Vous écrivez « vive l’humanisme, vive la démocratie ». Je peux vous assurer en lisant Foucault ou Derrida que ce n’est pas ce qu’ils ont toujours dit. L’humanisme et la démocratie, cela me va très bien, mais ce n’est pas l’idée principale que l’on peut tirer de ce mouvement. Il y a d’autres références pour cela. P. F. : Mais quand je parle d’humanisme, de démocratie, de Nation, c’est précisément pour rappeler que ces mots tirent la valeur que nous devons leur donner d’une tradition critique à laquelle pour ma part je rattache la « déconstruction » telle que vous la dénoncez. “La ‘pensée 68’ n’existe pas. C’est une fiction construite après coup” Philippe Forest Vous êtes tous les deux confrontés à la jeunesse par votre métier de professeur ; sentez-vous leur inquiétude ? P.-H. T. : Je suis lucide sur le fait que je dois paraître comme un vieux con à leurs yeux, c’est normal. Mais la partie la plus détestable du wokisme n’est pas ce qui anime le plus la jeunesse d’aujourd’hui ; c’est plutôt sa surface la plus lisse : tolérance, ouverture, dialogue. Le risque, c’est de passer d’une logique d’ouverture à une logique de fermeture. Certes, des mots fétiches comme « patriarcat », « racisé », circulent. Mon rôle consiste à apporter des éléments de réflexion critique sur ces sujets, tout en comprenant des inquiétudes réelles quant à la place qu’on peut avoir dans la société. L’image qui me vient est celle d’un théâtre à placement libre. Dans un théâtre traditionnel, on avait tous une réservation et une place bien définie. Aujourd’hui, pas de place réservée ; peut-être même pas de place du tout… Face à cette angoisse, le défi de la reconstruction est non pas de donner une place à chacun mais d’arriver à faire en sorte que notre monde de libertés puisse à nouveau séduire, intéresser, tout en étant conscient des fragilités qu’il produit. P. F. : Je vous rejoins sur l’essentiel et notamment sur cette idée. Je finis d’ailleurs mon livre par un éloge de la littérature telle qu’elle se lit, s’écrit, s’enseigne quand elle nous apprend les vertus de l’inquiétude et de la perplexité. Mais je ne vois pas à l’université ce que vous semblez craindre. Je n’ai jamais assisté au sein de mon établissement à ces cas dont on fait grand bruit dans la presse ; je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais aussi scandaleux qu’ils soient, je pense qu’on a tendance à en exagérer l’importance. C’est toujours les mêmes anecdotes qui tournent en boucle : la conférence de Sylviane Agacinski annulée, le collège Evergreen aux États-Unis, la tragédie grecque empêchée pour cause de « blackface », le professeur congédié pour avoir montré à ses étudiants un extrait du Mépris de Godard… Quelle est l’ampleur véritable du phénomène ? À titre personnel, je n’ai jamais été confronté à ce wokisme radical. Je fais par exemple un cours sur la littérature et la peinture où je projette des images (Manet, Courbet, Picasso, etc.) de nudité féminine dont l’« obscénité » serait susceptible d’offusquer des étudiantes dont certaines portent le voile. Je n’ai pas encore été lapidé pour cela. Bien sûr, les étudiants sont plus politisés qu’à mon époque, où tout le monde s’accordait à tort sur le fait que la démocratie avait définitivement triomphé, que les idéologies étaient mortes. Mais cette repolitisation, plutôt qu’un militantisme agressif, prend la forme de la soumission assez docile à une bien-pensance généralisée qui, à ce titre, doit être déconstruite aussi. C’est pourquoi l’usage de la pensée critique, si l’on ne veut pas l’appeler déconstruction, est plus que jamais une urgence et une nécessité. 

Que faire de la déconstruction [lire notre dossier spécial], cette tradition philosophique opposant de plus en plus des penseurs que plus rien ne semble rapprocher ? Nous avons fait échanger Pierre-Henri Tavoillot, co-directeur d’un colloque dont les actes viennent d’être publiés, Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), et l’auteur Philippe Forest, qui invite dans son essai Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke (Gallimard, 2023), à rester fidèle à la tradition critique de la déconstruction.

Le résultat est un débat passionnant, qui passe au crible, avec rigueur et érudition, les grandes questions sociétales de notre époque.

Vous vous penchez dans vos livres respectifs sur la déconstruction comme tradition philosophique, pour critiquer, chacun à votre manière, ses dérives et ses usages contemporains. Avant de comprendre ce qui vous distingue dans votre analyse de la “déconstruction”, pourriez-vous clarifier ce que vous entendez par ce terme ?

Pierre-Henri Tavoillot : Le mot déconstruction est un terme technique de la philosophie. Il s’inscrit dans la pensée des Lumières qui invite à critiquer les préjugés et les dogmes grâce à la raison humaine. C’est, par exemple, le doute cartésien qui permet d’identifier le cogito afin de reconstruire l’édifice des sciences ; c’est l’éthique more geometrico de Spinoza ; c’est la critique kantienne de la métaphysique. À partir de Schopenhauer et Nietzsche, la démarche se retourne contre les idées humanistes elles-mêmes : contre les Lumières, il faut « philosopher avec un marteau » pour ausculter et démolir à leur tour les idoles de la raison : le Vrai, le Beau, le Bon, etc. Pourquoi ? Parce que ce sont des idées/idoles qui nous détournent de la vie (Nietzsche), qui occultent nos conflits intérieurs (Freud), qui nous écartent des conflits sociaux (Marx). Le terme devient une AOC avec Heidegger (Abbau der Metaphysik, la « déconstruction de la métaphysique ») et surtout Derrida. Cette démarche est non seulement légitime mais nécessaire. Elle nous invite à nous méfier des apparences et à « décrypter », comme disent aujourd’hui les journalistes, c’est-à-dire sortir de la caverne des ombres. Ce que j’appelle le « déconstructionnisme » est un troisième sens qui abandonne tout espoir de reconstruction : il faut dénoncer la rationalité occidentale dans tous ses aspects, parce qu’elle est identifiée comme une oppression. Elle opprime les femmes par le langage, la nature par la technique, les autres cultures par la colonisation, le corps par l’intellect… La raison est machiste, genrée, raciste, colonialiste, destructrice de l’environnement… Il convient d’en dénoncer toutes les formes et d’en faire disparaître la moindre trace. Tel est le projet du « wokisme ». On peut discuter de savoir si entre la déconstruction derridienne et le wokisme, il y a plus de trahison que de fidélité ; je pense, pour ma part, qu’il y a de la fidélité. Mais le débat est ouvert et légitime.

Selon vous, l’esprit critique devient la critique de l’esprit ; est-ce cela, la dérive que vous contestez ?

P.-H. T. : Oui, c’est la déconstruction pour la déconstruction, et cela tourne en rond. La déconstruction devient une rationalité instrumentale qui fonctionne en circuit fermé.

Philippe Forest : Je me reconnais dans cette généalogie à laquelle je souscris – sauf sur ce dernier point. On pourrait y ajouter la figure de Montaigne et la tradition sceptique dans laquelle il s’inscrit et dont les déconstructionnistes sont également les héritiers. Derrida place en tête de l’un de ses premiers textes une citation des Essais. Une continuité existe, celle de la pensée critique à l’œuvre. À mes yeux, et bien que je ne me considère pas comme l’un de ses disciples, elle permet d’évaluer de façon positive l’apport de Derrida. Je pense pour ma part qu’il y a dans le wokisme une trahison de ce qu’a été la déconstruction. C’est pourquoi – et c’est la thèse de mon essai –, je propose d’en revenir à la déconstruction pour se préserver des excès du wokisme. Je parle de trahison au sens d’un détournement, d’un retournement. Je croyais savoir ce qu’est la déconstruction pour avoir travaillé dans les années 1980 et 1990 sur l’avant-garde littéraire et philosophique à l’époque du post-structuralisme, ce que l’on n’appelait pas encore la « French Theory ». J’ai commencé ma carrière universitaire en Grande-Bretagne ; j’ai vu se mettre déjà en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine. Dès 1985, à Édimbourg, où j’ai eu mon premier poste, la chose était perceptible ; elle s’est vraiment installée quand je suis arrivé à l’université de Londres en 1989. Derrida faisait déjà l’objet d’un véritable culte de la part de certains universitaires anglais. Je me retrouvais un peu en porte-à-faux. Je ne me reconnaissais pas dans l’interprétation qui était donnée de la pensée française ni dans les usages scientifiques ou pédagogiques qui en étaient faits. On me demandait de faire des cours sur Lacan à des étudiants qui n’avaient jamais lu Freud, sur Althusser à des étudiants qui n’avaient jamais lu Marx, sur Derrida à des étudiants qui n’avaient jamais lu Nietzsche, etc. Cela me semblait absurde.

P.-H. T. : J’ai eu une expérience similaire, mais en Allemagne, où j’ai effectué la majeure partie de mon travail de thèse. J’étais allé à Tübingen pour travailler, dans le berceau de l’idéalisme allemand, les grands auteurs de la période, et je me suis retrouvé dans des séminaires sur la « French Theory ». La déception fut grande.

“Dès les années 1980, j’ai vu se mettre en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine” Philippe Forest

Comment l’un et l’autre expliquez-vous cet usage détourné de la déconstruction dans notre histoire récente ?

P.-H. T. : C’est un point complexe, dont l’histoire n’a pas encore été entièrement faite. Philosophiquement, la critique de la raison est un thème central de la « pensée 68 ». D’ailleurs, ni la cohérence ni la clarté n’étaient recherchées : elles semblaient même plutôt être des défauts. Foucault lui-même assume que son œuvre est une « boîte à outils » pour ses lecteurs et que la vérité est le cadet de ses soucis. Derrida avance souvent masqué par affirmations péremptoires et dénis successifs : l’obscurité était ainsi le garant d’un effet de profondeur qui continue d’impressionner les lecteurs novices. Ce qu’on peut néanmoins dire avec certitude, c’est que les auteurs « woke » se réclament clairement de ce courant : Judith Butler, la papesse du mouvement queer, s’inspire de Derrida ; certains adeptes de la « théorie critique de la race » ou du courant dit « décolonial » se placent sous l’autorité de Foucault. En ce sens, il y a continuité. Mais là où il y a rupture, c’est que les penseurs de 68 se voyaient en critique de l’ordre moral ; alors que le wokisme installe un nouvel ordre moral, une nouvelle inquisition et un nouveau dogmatisme.

P. F. : C’est le vieux slogan de 68 : « On a raison de se révolter. » Pour ma part, je suis d’accord avec ce slogan et, plus largement, je ne compte pas du tout au nombre de ceux qui affirment qu’il faille tourner la page sur la « pensée 68 ». Simplement, la révolte peut se renier elle-même. C’est ce qui est arrivé. La mise en cause de l’ordre, du pouvoir a entraîné la mise en place d’un nouvel ordre moral et intellectuel. Mais lorsque, comme c’est le cas avec le wokisme, une pensée critique, se transforme en dogmatisme nouveau, il faut en revenir à l’idée critique pour contester le dogmatisme qui s’est installé en son nom et sur la base d’une semblable confusion.

P.-H. T. : Je comprends bien, mais la source de la difficulté, c’est l’absence de cohérence. Si l’on cherche à définir le wokisme comme un moment de la déconstruction, je pense qu’on peut identifier quatre éléments qui font système. D’abord, l’idée que la réalité se définit essentiellement comme domination : il n’y a que des rapports de force dans la société et l’on est soit coupable, soit victime. Deuxièmement, le grand dominateur dans cette affaire, c’est l’Occident. C’est en lui que se condensent toutes les oppressions : celle de l’Europe sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme blanc sur toutes les femmes (patriarcat), celle de l’industrie sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme). Troisième point : face à cette grande domination, on a l’impression d’une amélioration des choses : la décolonisation, l’émancipation féminine, l’antiracisme et autres types d’émancipation semblent acquis ; or, pas du tout, ce n’est qu’illusion. On est là dans une logique foucaldienne : sous l’apparence d’une amélioration, se cache une oppression encore plus forte, systémique. Face à ce constat, il faudrait se réveiller (« get woke »), sortir de la caverne. Et quatrième élément : il faut agir, il faut annuler (« cancel »), changer la langue, déboulonner les statues, modifier les livres… On passe alors de la théorie à la pratique et de la science au militantisme. Tant pis pour les supposés « endormis ».

“Le ‘wokisme’ installe un nouvel ordre moral, une nouvelle inquisition et un nouveau dogmatisme” Pierre-Henri Tavoillot

Mais les questions touchant à l’inégalité de genre ou à la domination coloniale ne constituent-elles pas des enjeux politiques essentiels ?

P.-H. T. : Si, mais il me semble que toutes les grandes civilisations ont été impéralistes, sexistes, machistes… Il y en a une seule qui a aboli l’esclavage, qui a œuvré pour l’émancipation féminine, qui a inventé l’anti-impérialisme, c’est cette civilisation que j’appelle démocratique. Certes, elle a été aussi impéraliste, aussi colonialiste, aussi patriarcale, mais c’est la seule dans toute l’histoire qui a inventé les conditions de la critique de ces idées et de ces pratiques. Je trouve donc qu’il y a une anomalie majeure de reprocher à cette civilisation d’être la plus coupable alors qu’elle a permis cette prise de conscience. La focalisation sur l’impérialisme occidental me semble même aujourd’hui cacher un aveuglement douteux à l’égard d’autres impérialismes de la Chine, de la Russie ou de l’islamisme. Et je ne parle pas du patriarcat ! Il y a une sorte de vision du monde intégralement faussée par cette approche.

P. F. : Et pourtant, il y a aussi dans certaines civilisations comme la civilisation chinoise ou japonaise, sur lesquelles j’ai un peu écrit [voir ses romans Sarinagara, 2004, et Pi Ying Xi, 2022], je devrais dire « dans toutes les civilisations », une pensée du négatif qui s’exprime. Par là, je veux dire : cette faculté dont tous les humains disposent de remettre en question les vérités reçues, les opinions et les traditions, et d’apporter ainsi la preuve de cette liberté qu’ils possèdent pareillement. Et cela à toutes les époques et dans tous les pays. Il me semble que l’on ne peut guère se dire « universaliste » si l’on ne souscrit pas à une telle conviction. Elle interdit de réserver au seul Occident le privilège de valeurs dont il ne possède nullement le monopole. Lorsque Louis Dumont théorise l’opposition entre les sociétés holistes et les sociétés individualistes, il le fait à partir de la société indienne, qui est une société holiste, mais qui permet que se développe en son sein une protestation individuelle.

P.-H. T. : Oui, c’est le statut du renonçant dans la société de castes – l’individu-hors-du-monde qui préfigure l’émergence de l’individu-dans-le-monde. Ce que vous dites me convainc. On peut aussi noter les analyses d’Amartya Sen dans La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident (Payot, 2005). Mais je suis désolé, en Inde, l’émancipation de la femme n’est pas encore le trait marquant ; la conception d’une nature à protéger en Chine n’est pas au maximum de ses possibilités. Les potentialités émancipatrices, propres à chaque civilisation, ont été à mon sens un peu plus réalisées dans l’espace démocratique.

P. F. : Il faut être prudent lorsqu’on on établit des jugements globaux sur les civilisations. Pour tout, on peut trouver des contre-exemples. Mais je vous rejoins sur un point. Si, à mon sens, on a tort de mettre la civilisation occidentale au-dessus de toutes les autres, on a plus tort encore de la placer en dessous de toutes les autres. Il n’y a pas à condamner de façon indiscriminée et fanatique la civilisation occidentale. Car elle aussi a été le lieu où s’est affirmé ce « sens du négatif », expression que je reprends à Julia Kristeva et qu’il nous incombe de retrouver.

“Si l’on a tort de mettre la civilisation occidentale au-dessus de toutes les autres, on a plus tort encore de la placer en dessous de toutes les autres” Philippe Forest

Vous saluez, Philippe Forest, la tradition de la modernité dans un autre ouvrage, Rien n’est dit. Moderne après tout (Seuil, 2023), où vous vous qualifiez donc de “moderne, après tout”. Qu’est-ce qu’être moderne pour vous ?

P. F. : Je cite Michel Leiris qui, dans l’un de ses derniers livres, parle du « démon moderne de la négation » et en propose l’éloge. Il convient de renouer avec cette pensée du négatif, qui a été mise en avant par la Modernité car elle permet de se préserver contre les formes renaissantes de dogmatisme. À mes yeux, tout ce qui relève de cette réaffirmation identitaire que revendiquent certaines des formes du wokisme comme de l’anti-wokisme est dangereux. L’idée d’identité constituait précisément l’un des objets sur lesquels portait autrefois la déconstruction. Elle revient aujourd’hui en force et retrouve une légitimité qu’il s’agit de lui contester. La « French Theory » n’a été qu’une des composantes de ce phénomène qui s’est produit sous le nom de wokisme et pour lequel on peut mettre en évidence trois sources essentielles : la « French Theory » (sur le terrain philosophique) donc, mais également la légitime protestation contre les inégalités (sur le terrain politique) et surtout (sur le terrain religieux) le vieil héritage du puritanisme américain. Cette troisième source l’a emporté sur les deux autres. Le wokisme, c’est essentiellement un puritanisme fanatique.

Mais tout le champ actuel des “Studies” (“postcolonial”, “black”, “queer”, “subaltern”…) vous intéresse-t-il ou pas ?

P. F. : Bien sûr que cela m’intéresse, même s’il est difficile d’en parler de manière générale car on trouve de tout, le pire comme le meilleur. Par exemple, je trouve parfois très intéressant ce que proposent les théories dites queer lorsqu’elles mettent en évidence la manière dont les œuvres littéraires contribuent à la remise en question des identités sexuelles. Cela me semble tout à fait compatible avec ce que la psychanalyse nous a appris de la bisexualité psychique et de la façon dont le donné biologique – qui naturellement existe – est également l’objet d’un travail de ré-interprétation, de réinvention où l’imaginaire et le symbolique jouent leur rôle.

L’intersectionnalité, c’est un concept qui semble vous déranger Pierre-Henri Tavoillot, n’est-ce pas ?

P.-H. T. : Comme catégorie descriptive, non, car il existe des discriminations sociales convergentes. Mais comme paradigme a priori d’étude de la société, oui. L’intersectionnalité tend à devenir une vision du monde marquée par la polarité dominé-dominant et la victimisation permanente. Je souffre, donc j’existe. C’est le problème du wokisme. La vision du monde est déjà constituée avant même la recherche ; on va chercher des signes qui la confirment, même là où c’est vraiment tiré par les cheveux, si je puis dire. Le concept de violence symbolique chez Bourdieu est intéressant ; mais il ouvre la porte à toutes les extensions possibles au point de démonétiser l’idée de violence. Comme tout est violent, j’en suis forcément victime, et donc je suis en droit de le devenir moi-même, par simple légitime défense. La violence symbolique « subie » justifie la violence physique causée.

“Je souffre, donc j’existe : c’est le problème du ‘wokisme’. La vision du monde est déjà constituée avant même la recherche” Pierre-Henri Tavoillot

Votre colloque à la Sorbonne a suscité beaucoup de polémiques au sein de la communauté universitaire – “le colloque de la honte”, a-t-on pu lire à son propos… Comment encaissez-vous ces critiques ?

P.-H. T. : On a été accusés de « brutaliser » le débat philosophique, alors qu’il ne s’agit que d’une querelle. On peut regretter la mauvaise foi et les attaques injustes, mais c’est la loi du genre. On a reçu aussi des soutiens, publics ou d’autres plus discrets, dans lesquels se manifestait une forme de crainte de s’exposer. C’est un peu plus inquiétant.

P. F. : Mais il faut distinguer entre les disciplines, les facultés au sein de l’université quand même. Je peux vous garantir qu’en lettres, les déconstructionnistes sont marginaux. Cela fait longtemps que la vieille Sorbonne – dont je ne dirai pas trop de mal car j’en suis moi-même issu – a pris sa revanche sur la « nouvelle critique ». La plupart de mes collègues ont une vision très académique et conservatrice de l’enseignement de la littérature. J’en connais même un certain nombre qui n’hésitent pas à tenir Roland Barthes pour un parfait imposteur.

P.-H. T. : Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à la Sorbonne, qui est l’origine du colloque, n’aurait pas la même vision de la discipline.

Comment penser alors l’articulation entre la pensée de la domination et le refus du dogmatisme ? Assiste-t-on à une forme de “panique morale” face à cette contagion supposée du wokisme ?

P. F. : Il y a lieu de ne pas fermer les yeux sur les conflits qui traversent la société, de faire comme s’ils n’existaient pas. Je cite dans mon livre la chanson de Leonard Cohen There Is a War (1974) : il y a une guerre entre les Blancs et les Noirs, entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes… Il y a aussi une guerre entre ceux qui disent qu’il y a une guerre et ceux qui disent qu’il n’y en a pas. À mon avis, la conflictualité existe, on en a la preuve partout et tous les jours. Mais je suis d’accord sur la nécessité de trouver un système qui fasse en sorte que cette conflictualité s’exprime et qu’elle ne dégénère pas en violence incontrôlable. Cela s’appelle la démocratie.

P.-H. T. : Nous vivons dans un monde ultra-complexe et nous sommes dépourvus des grands récits qu’offraient les religions et les grandes idéologies. Alors la tentation est forte de nous réfugier dans des scénarios tout faits lorsqu’on veut tenter de le comprendre. On a d’un côté le scénario du complot, qui explique tout sans trop d’effort, et celui de la guerre, à peine plus sophistiqué, qui oppose les gentils et les méchants. Ce que je regrette, c’est qu’une partie des intellectuels soient tentés par ce scénario qui évite la complexité.

« Il y a une guerre entre les riches et les pauvres, il y a une guerre entre l’homme et la femme… » (Leonard Cohen, There Is a War, 1974)

Indexez-vous l’inclination contemporaine vers le clash à la pensée 68 ?

P.-H. T. : Non, mais le clash résout beaucoup de nos problèmes. On ne sait pas qui on est, où l’on va, avec qui l’on vit, pourquoi l’on vit : par le clash, on retrouve ce qui fait défaut, du lien, des compagnons d’armes, de la cohésion, des horizons de sens ou plutôt de non-sens. Car on est passé de l’avenir radieux à l’avenir piteux. L’éco-anxiété ou la collapsologie est un horizon de non-sens qui nous rassure d’une certaine manière. Tout est foutu, au moins on le comprend. Cette séduction de l’Apocalypse, dans un monde désenchanté, est spirituellement très puissante.

P. F. : Tout cela n’a rien de nouveau. Au nihilisme dont on dit qu’il menace le monde, on croit pouvoir répondre par l’affirmation de valeurs nouvelles ou bien par la réaffirmation de valeurs anciennes. Il s’agit, nous dit-on, de redonner au présent les valeurs qui lui manquent, de nous permettre de revendiquer une identité individuelle et collective qui nous serait indispensable. D’où ces formes actuelles d’identitarisme qui s’affrontent des deux côtés, que je décris dans mon livre et qui se rejoignent dans cette même volonté de mener croisade et de livrer combat au nom de valeurs opposées. D’un côté, Éric Zemmour, et de l’autre, Sandrine Rousseau, si vous voulez… Je me retrouve dans la définition du philosophe italien Gianni Vattimo lorsqu’il dit du nihilisme qu’il est « notre seule chance ». À condition, justement, de ne pas s’imaginer qu’il faille en guérir ou bien en triompher. La proposition peut passer pour un paradoxe ou pour une provocation. Mais elle dit juste. Parce que le nihilisme, entendu de cette façon, nous préserve de la volonté d’établir ou de rétablir, en lieu et place du vide qui constitue la condition de notre liberté, des fausses positivités aliénantes, c’est-à-dire de restaurer des valeurs, de remettre debout des idoles.

“Le ‘wokisme’, c’est essentiellement un puritanisme fanatique” Philippe Forest

La pensée 68, vous la défendez encore ou pas ? Vous êtes presque nés avec, tous les deux, non ?

P. F. : Je suis né en 1962. La pensée 68, je l’ai donc découverte à une époque où elle appartenait déjà au passé. Quand je me suis intéressé aux avant-gardes, j’étais à contre-courant. On ne parlait plus que de « post-modernisme » et bientôt d’« anti-modernisme ». Le livre de Ferry et Renault, La Pensée 68, doit servir de point de repère. Je n’adhère pas à leur thèse, c’est le moins qu’on le puisse dire, mais je reconnais la pertinence de certains de leurs arguments. La pensée 68 n’existe pas. Disons qu’elle est une fiction construite après coup. La plupart de ceux que l’on range de ce côté s’opposaient les uns les autres. Par ailleurs, ils ont été distants voire critiques à l’égard des événements de 68, et les insurgés ne se réclamaient pas d’eux. Mais pour ne pas me dérober devant votre question : oui, je défends plutôt la « pensée 68 », si généralement dénigrée aujourd’hui parce que, pour en revenir au slogan déjà cité, elle nous rappelle qu’on a raison de se révolter.

P.-H. T. : Il y a un point de désaccord entre nous : le fait d’identifier reconstruction à une logique réactionnaire. Ce n’est pas le but. Dire « après la déconstruction », c’est dire qu’on est arrivé à un point délétère, et qu’il faut envisager quelque chose d’autre. Il ne s’agit pas de revenir en arrière mais d’avancer en faisant en sorte que la pensée soit davantage conforme aux défis du temps. Si l’on prend l’idée de vérité, on peut dire qu’elle est bien déconstruite. Tellement bien d’ailleurs, qu’on peut se demander si un monde commun est encore possible ! Le fil est direct entre Nietzsche (« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations ») et l’âge actuel de la post-vérité. L’urgence ne me semble donc pas d’ajouter une couche de doute radical, mais bien de redéfinir les conditions de possibilités d’un débat. J’ajoute que quand l’autocritique de la démocratie libérale devient auto-détestation systématique, cela fragilise quelque peu face à des empires émergents qui ne nous veulent pas que du bien.

P. F. : Je veux bien vous accorder que tous ceux qui plaident en faveur de la « reconstruction » ne le font pas toujours d’une manière réactionnaire et en rêvant d’en revenir au « bon vieux temps » – même s’il me semble que c’est le plus souvent le cas. Mais alors accordez-moi que tous ceux qui parlent en faveur de la déconstruction ne partagent pas le projet de détruire ou de laisser détruire une civilisation occidentale dont la pensée 68 propose également une défense et illustration.

“On est passé de l’avenir radieux à l’avenir piteux. ‘Tout est foutu’, au moins on le comprend : cette tentation de l’Apocaplypse est très puissante” Pierre-Henri Tavoillot

P.-H. T. : Quand même, il y a chez Derrida les germes d’une contestation ferme contre cette tradition !

P. F. : Si vous prenez un texte comme L’Autre Cap (1991), Derrida y fait l’éloge de la culture européenne, éloge dans lequel chacun d’entre nous peut se retrouver. Les mots de « déconstruction » ou de « reconstruction » renvoient à des usages très différents. Certains de ses usages demandent qu’on s’y oppose, quand d’autres méritent qu’on les défende. D’ailleurs, ces deux termes sont indissociables l’un de l’autre. C’est pourquoi, à mon sens, il faut ne pas se situer « après la déconstruction » – comme si elle devait être dépassée ; il faut au contraire continuer à déconstruire. « Encore un effort », comme le dit le titre, emprunté à un auteur célèbre, de l’un des chapitres de mon essai.

P.-H. T. : Pour moi, la reconstruction, c’est l’idée de dire : reconstruisons aussi la déconstruction, en lui donnant une forme de cohérence. Reconstruisons pour retrouver ce qu’il y a de légitime et de positif dans l’idée de déconstruction et rejetons tous les germes de ce qui produit des effets délétères. La cohérence est nécessaire.

P. F. : J’ai du mal à voir ce que cela peut signifier.

P.-H. T. : Mais c’est ce que vous faites. Vous écrivez « vive l’humanisme, vive la démocratie ». Je peux vous assurer en lisant Foucault ou Derrida que ce n’est pas ce qu’ils ont toujours dit. L’humanisme et la démocratie, cela me va très bien, mais ce n’est pas l’idée principale que l’on peut tirer de ce mouvement. Il y a d’autres références pour cela.

P. F. : Mais quand je parle d’humanisme, de démocratie, de Nation, c’est précisément pour rappeler que ces mots tirent la valeur que nous devons leur donner d’une tradition critique à laquelle pour ma part je rattache la « déconstruction » telle que vous la dénoncez.

“La ‘pensée 68’ n’existe pas. C’est une fiction construite après coup” Philippe Forest

Vous êtes tous les deux confrontés à la jeunesse par votre métier de professeur ; sentez-vous leur inquiétude ?

P.-H. T. : Je suis lucide sur le fait que je dois paraître comme un vieux con à leurs yeux, c’est normal. Mais la partie la plus détestable du wokisme n’est pas ce qui anime le plus la jeunesse d’aujourd’hui ; c’est plutôt sa surface la plus lisse : tolérance, ouverture, dialogue. Le risque, c’est de passer d’une logique d’ouverture à une logique de fermeture. Certes, des mots fétiches comme « patriarcat », « racisé », circulent. Mon rôle consiste à apporter des éléments de réflexion critique sur ces sujets, tout en comprenant des inquiétudes réelles quant à la place qu’on peut avoir dans la société. L’image qui me vient est celle d’un théâtre à placement libre. Dans un théâtre traditionnel, on avait tous une réservation et une place bien définie. Aujourd’hui, pas de place réservée ; peut-être même pas de place du tout… Face à cette angoisse, le défi de la reconstruction est non pas de donner une place à chacun mais d’arriver à faire en sorte que notre monde de libertés puisse à nouveau séduire, intéresser, tout en étant conscient des fragilités qu’il produit.

P. F. : Je vous rejoins sur l’essentiel et notamment sur cette idée. Je finis d’ailleurs mon livre par un éloge de la littérature telle qu’elle se lit, s’écrit, s’enseigne quand elle nous apprend les vertus de l’inquiétude et de la perplexité. Mais je ne vois pas à l’université ce que vous semblez craindre. Je n’ai jamais assisté au sein de mon établissement à ces cas dont on fait grand bruit dans la presse ; je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais aussi scandaleux qu’ils soient, je pense qu’on a tendance à en exagérer l’importance. C’est toujours les mêmes anecdotes qui tournent en boucle : la conférence de Sylviane Agacinski annulée, le collège Evergreen aux États-Unis, la tragédie grecque empêchée pour cause de « blackface », le professeur congédié pour avoir montré à ses étudiants un extrait du Mépris de Godard… Quelle est l’ampleur véritable du phénomène ? À titre personnel, je n’ai jamais été confronté à ce wokisme radical. Je fais par exemple un cours sur la littérature et la peinture où je projette des images (Manet, Courbet, Picasso, etc.) de nudité féminine dont l’« obscénité » serait susceptible d’offusquer des étudiantes dont certaines portent le voile. Je n’ai pas encore été lapidé pour cela. Bien sûr, les étudiants sont plus politisés qu’à mon époque, où tout le monde s’accordait à tort sur le fait que la démocratie avait définitivement triomphé, que les idéologies étaient mortes. Mais cette repolitisation, plutôt qu’un militantisme agressif, prend la forme de la soumission assez docile à une bien-pensance généralisée qui, à ce titre, doit être déconstruite aussi. C’est pourquoi l’usage de la pensée critique, si l’on ne veut pas l’appeler déconstruction, est plus que jamais une urgence et une nécessité.

 

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