Read More Pour Philippe d’Iribarne, « il reste chez les Français beaucoup d’enthousiasme par rapport au travail. ». – © J-L.BERTINI – FIGAROPHOTO Comment interprétez-vous ce refus de travailler plus longtemps de la part de beaucoup de Français ? La première raison, c’est que c’est un droit acquis. Et pour les Français, enlever un droit acquis est toujours un peu une déchéance. La seconde raison, c’est que dans un contexte où les rapports de travail sont devenus problématiques, beaucoup se sentent réduits à l’état d’exécutants. On le voit, par exemple, avec les médecins qui deviennent dépendants de la bureaucratie. C’est vrai aussi pour bien des cadres qui ont l’impression d’être surveillés, contrôlés, etc. D’où une perte du sens du travail ? Nombreuses sont les situations où les conditions à remplir pour que le travail ait du sens cessent d’être remplies. D’après les enquêtes, c’est de l’ordre de la moitié de la population. Je ne crois pas que l’on puisse dire : « Les Français veulent se reposer ! » Non, il reste chez eux beaucoup d’enthousiasme par rapport au travail. Le travail en France est lié à la notion d’honneur, dites-vous. Dans tous les pays démocratiques se pose la question de savoir comment le citoyen libre, égal à tous les autres citoyens, peut en même temps être un travailleur soumis à un patron et dépendant de clients. Qu’est-ce qu’un travail digne ? Souvenez-vous du CPE [contrat de première embauche en 2006, Ndlr], accusé de rendre les gens taillables et corvéables à merci c’est la définition du serf. Cette opposition entre le travail de l’homme libre et le travail du serf est très structurante dans les pays occidentaux. Tous ces pays ont trouvé une solution à cette question. Dans le monde anglo-américain la figure de l’homme libre tourne autour du producteur indépendant qui peut travailler pour des clients mais sans aucune dépendance personnelle. Il est dans une position extérieure, contractuelle. En France, nous avons un autre modèle où, remarquait Tocqueville, l’idée de liberté est liée à celle d’exception et de privilèges. Et cela a traversé la Révolution ! L’homme libre, c’est celui qui est traité avec les égards liés à son rang et qui, en même temps, se sent responsable de faire ce qui est exigé par la place qu’il occupe, mais de la manière qu’il juge bonne. Quel est cet honneur français dont vous parlez ? Saint Augustin a profondément remanié la notion d’honneur à partir de l’idée de la pureté évangélique : on ne dépend pas de ce qu’on subit mais de ce qu’on fait ; contrairement à l’honneur méditerranéen classique, lié à ce que l’on subit : si je suis insulté, je suis déshonoré, et je dois laver ce déshonneur, autrement dit me venger. Je pense que l’honneur français est tempéré par l’influence chrétienne qui interdit de trop jouer de son rang, et qui tend à favoriser l’honneur vu comme une responsabilité plutôt que comme un mépris. De ce point de vue, la déchristianisation n’est pas très favorable à une manière de vivre l’honneur qui soit civilisée. Cette notion d’honneur n’entre-t-elle pas en conflit avec la démocratie telle qu’on la présente ? La question est de savoir, quand je fais mon travail, pourquoi et pour qui je le fais : pour obéir à mon patron ? pour mon client ? pour moi ? La réponse française, c’est que j’obéis d’abord à une certaine conception de mon métier, qui s’inscrit dans une tradition. Cela est vrai pour toutes les catégories de travailleurs. Chez les ouvriers, il y a ce sentiment que l’on travaille non parce qu’on vous l’ordonne, mais parce que vous avez un métier et que vous êtes fier de ce que vous faites. Cela est vrai également chez les cadres, notion typiquement française née du modèle de l’officier, à partir de l’article de Lyautey, Le Rôle social de l’officier (1891). Le cadre n’est pas au service de son patron. Il reçoit des orientations de sa direction, mais il est au service du bien, et c’est ce qui le motive. Il y a en effet une tension entre cette notion traditionnelle d’honneur et l’égalité promise par la République. Elle peut être surmontée quand chacun, si modeste soit sa position sociale, voit son travail respecté. Cette notion du travail français est bousculée par l’américanisation de la société. Le modèle américain n’est-il pas inadapté à la mentalité française ? Quand il est repris en France, ce modèle n’est pas du tout appliqué comme il l’est aux États-Unis. Chez les Américains, le rapport entre le fournisseur et son client est égalitaire. Le fournisseur est l’égal de son client. Alors qu’en France la tendance de celui qui fixe des objectifs va être d’imposer sa loi à celui qu’il va considérer comme son inférieur. C’est une trahison profonde du modèle américain. Mais même si le supérieur joue le jeu, le subordonné va avoir le sentiment d’être dépossédé d’une certaine autonomie, d’une certaine liberté de jugement, d’une certaine capacité d’appréciation des situations en fonction de son expertise propre. Ce que veut le Français, c’est son autonomie de décision par rapport à un cadre.
Pour Philippe d’Iribarne, « il reste chez les Français beaucoup d’enthousiasme par rapport au travail. ». – © J-L.BERTINI – FIGAROPHOTO
Comment interprétez-vous ce refus de travailler plus longtemps de la part de beaucoup de Français ?
La première raison, c’est que c’est un droit acquis. Et pour les Français, enlever un droit acquis est toujours un peu une déchéance.
La seconde raison, c’est que dans un contexte où les rapports de travail sont devenus problématiques, beaucoup se sentent réduits à l’état d’exécutants. On le voit, par exemple, avec les médecins qui deviennent dépendants de la bureaucratie. C’est vrai aussi pour bien des cadres qui ont l’impression d’être surveillés, contrôlés, etc.
D’où une perte du sens du travail ?
Nombreuses sont les situations où les conditions à remplir pour que le travail ait du sens cessent d’être remplies. D’après les enquêtes, c’est de l’ordre de la moitié de la population. Je ne crois pas que l’on puisse dire : « Les Français veulent se reposer ! » Non, il reste chez eux beaucoup d’enthousiasme par rapport au travail.
Le travail en France est lié à la notion d’honneur, dites-vous.
Dans tous les pays démocratiques se pose la question de savoir comment le citoyen libre, égal à tous les autres citoyens, peut en même temps être un travailleur soumis à un patron et dépendant de clients. Qu’est-ce qu’un travail digne ? Souvenez-vous du CPE [contrat de première embauche en 2006, Ndlr], accusé de rendre les gens taillables et corvéables à merci c’est la définition du serf. Cette opposition entre le travail de l’homme libre et le travail du serf est très structurante dans les pays occidentaux. Tous ces pays ont trouvé une solution à cette question.
Dans le monde anglo-américain la figure de l’homme libre tourne autour du producteur indépendant qui peut travailler pour des clients mais sans aucune dépendance personnelle. Il est dans une position extérieure, contractuelle.
En France, nous avons un autre modèle où, remarquait Tocqueville, l’idée de liberté est liée à celle d’exception et de privilèges. Et cela a traversé la Révolution ! L’homme libre, c’est celui qui est traité avec les égards liés à son rang et qui, en même temps, se sent responsable de faire ce qui est exigé par la place qu’il occupe, mais de la manière qu’il juge bonne.
Quel est cet honneur français dont vous parlez ?
Saint Augustin a profondément remanié la notion d’honneur à partir de l’idée de la pureté évangélique : on ne dépend pas de ce qu’on subit mais de ce qu’on fait ; contrairement à l’honneur méditerranéen classique, lié à ce que l’on subit : si je suis insulté, je suis déshonoré, et je dois laver ce déshonneur, autrement dit me venger. Je pense que l’honneur français est tempéré par l’influence chrétienne qui interdit de trop jouer de son rang, et qui tend à favoriser l’honneur vu comme une responsabilité plutôt que comme un mépris. De ce point de vue, la déchristianisation n’est pas très favorable à une manière de vivre l’honneur qui soit civilisée.
Cette notion d’honneur n’entre-t-elle pas en conflit avec la démocratie telle qu’on la présente ?
La question est de savoir, quand je fais mon travail, pourquoi et pour qui je le fais : pour obéir à mon patron ? pour mon client ? pour moi ? La réponse française, c’est que j’obéis d’abord à une certaine conception de mon métier, qui s’inscrit dans une tradition. Cela est vrai pour toutes les catégories de travailleurs.
Chez les ouvriers, il y a ce sentiment que l’on travaille non parce qu’on vous l’ordonne, mais parce que vous avez un métier et que vous êtes fier de ce que vous faites.
Cela est vrai également chez les cadres, notion typiquement française née du modèle de l’officier, à partir de l’article de Lyautey, Le Rôle social de l’officier (1891). Le cadre n’est pas au service de son patron. Il reçoit des orientations de sa direction, mais il est au service du bien, et c’est ce qui le motive. Il y a en effet une tension entre cette notion traditionnelle d’honneur et l’égalité promise par la République. Elle peut être surmontée quand chacun, si modeste soit sa position sociale, voit son travail respecté.
Cette notion du travail français est bousculée par l’américanisation de la société. Le modèle américain n’est-il pas inadapté à la mentalité française ?
Quand il est repris en France, ce modèle n’est pas du tout appliqué comme il l’est aux États-Unis. Chez les Américains, le rapport entre le fournisseur et son client est égalitaire. Le fournisseur est l’égal de son client. Alors qu’en France la tendance de celui qui fixe des objectifs va être d’imposer sa loi à celui qu’il va considérer comme son inférieur. C’est une trahison profonde du modèle américain. Mais même si le supérieur joue le jeu, le subordonné va avoir le sentiment d’être dépossédé d’une certaine autonomie, d’une certaine liberté de jugement, d’une certaine capacité d’appréciation des situations en fonction de son expertise propre. Ce que veut le Français, c’est son autonomie de décision par rapport à un cadre.
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