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Quid opus CIPDR ?

L’audition de plus de deux heures de Mohamed Sifaoui par la Commission d’enquête sénatoriale1 laisse entrevoir le vertige d’une grande et complexe inefficacité. Sans préjuger des conclusions, rappelons une rapide chronologie:

  • 22 mars 2021, notre homme – qui est intégré au CIPDR (COMITÉ INTERMINISTÉRIEL DE PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE ET DE LA RADICALISATION)2 où il intervient depuis des mois de manière bénévole et qui, par hasard, se trouve connaître personnellement son nouveau directeur – évoque un projet d’action ambitieux de diffusion d’un contre-discours républicain pour enrayer les djihadisme numérique. Ce plan tourne dans les conversations depuis des années: il s’agit de monter une cellule de veille et d’action sur les réseaux sociaux. La Ministre en entend parler, soit que le préfet lui en ait touché un mot, soit qu’elle ait croisé Mohamed Sifaoui entre deux portes.
  • Le 6 avril, il est invité à présenter non pas un projet, mais un véritable plan d’action pour le CIPDR, et – a-t-on envie de dire – : « à la place du CIPDR ». L’administration l’invite à inventer un cadre administratif, et ils évoquent la possibilité de travailler conjointement avec l’USEPPM qui présente, aux yeux de l’administration, l’avantage d’être une association d’intérêt public depuis 1922. Son plan d’action coûterait 1 million 5 sur 3 ans: 650 000 euros la première année. Il s’agit essentiellement de recruter des rédacteurs seniors, efficaces. Il va de soi que le CIPDR, dont on demande à quoi il sert à ce moment-là, n’a pas les moyens d’une telle ambition. Mais…
  • Le 7 avril, le gouvernement annonce la publication d’un fonds dédié à la lutte contre la propagande islamiste sur les réseaux sociaux: le fonds Marianne. Aussitôt, l’USEPPM est invitée à se dépêcher de présenter un dossier avant le 9 avril, soit 48 heures après. Il est alors rédigé un dossier vraisemblablement sans être mieux informé de la nature de ce fonds. L’administration, opportuniste, voit-là sans doute l’occasion de pouvoir financer le projet initial.
  • La suite est connue: le dossier est retenu. Mais au lieu des 1 millions 5 sur 3 ans, ce sont 300 000 euros sur une année qui lui sont attribués (révisés à 355 000 euros avant juillet) et ce sont 270 000 euros qui lui sont versés. Dans la foulée, on lui annonce que le projet sera annuel et non renouvelé; la présidentielle s’engage dès février 2022, et le CIPDR lui fait comprendre qu’il faut réduire la voilure de son action pour ne pas gêner la campagne. Autant dire que le projet est mort-né.

Peut-être cette chronologie est-elle lacunaire: elle ne découle que de la compréhension de l’événement au prisme de l’audition du principal intéressé. Il ressort de toute évidence que cette histoire est avant tout un drame pour les acteurs concernés. Sans doute la proposition ambitieuse de l’association méritait-elle d’être analysée avec un peu plus d’intelligence qu’elle ne l’a été par une administration en dessous de tout. La réduction de toutes les ambitions du projet suffit à elle-seule à expliquer comment la République aujourd’hui en arrive à dégoûter tous ceux qui veulent se dévouer à son service.

Et le plus étonnant dans tout ça reste le rôle joué par un organisme administratif: le CIPDR. Quid opus, si pour lui donner un contenu il faut aller chercher une quelconque association où recruter des gens compétents pour faire le travail à sa place ? On peut être légitimement étonné de constater l’incapacité d’une administration à financer le plan d’action de l’association autrement qu’en passant par des concours conjoncturels sans qu’à aucun moment n’émerge l’idée que cette action devrait être portée par le service lui-même ? La logique de passe-plat et de renoncement à l’action qui semble guider toute l’administration est sidérante : 

  • « Ce monsieur a une bonne idée, madame le Ministre, pour donner du contenu à notre service » 
  • « C’est énormissime » 
  • « Oui, madame. Grâce à ça, nous pourrions donner une raison d’être à notre bilan annuel. Sans compter les dépenses liées à l’achat de la machine à café à capsules collective du couloir D. » 
  • « En quoi consiste le projet ? » 

(silence gourmand)

  • «  A enrayer la propagande sur tous les réseaux sociaux ! »

(silence interloqué)

  • « C’est génial, ça ! On n’y avait pas pensé ? » 
  • « Eh bien, Madame la Marquise, pour tout dire: si, on y avait bien pensé. Mais voyez-vous, on ne savait pas trop quoi faire avec les 6 personnels titulaires du service et les 11 membres contractuels, sans compter les stagiaires. »
  • « Eh oui, je comprends ! Et lui, combien est-il ? »
  • « 6, Madame la Duchesse ».
  • «  De combien a-t-il besoin ? »
  • « On va lui demander un chiffrage »

(Petite musique d’ascenseur. On revient. )

  • « Alors ? »

(silence gêné)

  • « 500 000 euros par ans sur trois ans, Madame la comtesse »
  • « C’est énormissime ! »
  • « Mais Madame la Présidente, c’est ce que coûte un service qui marche ! » 
  • « Honnêtement, dans toute la fonction publique: professeurs, chercheurs, rédacteurs, cadres, diplomates… Êtes-vous certain que nous n’ayons pas quelque part des personnels compétents pour mener cette action au sein du service ? Ne peut-on détacher des gens dans le service ? »
  • « Mais Madame, il n’y a pas mieux que l’Union des sociétés physique et de préparation militaire (USEPPM)… » 
  • « Soit. Mais on ne pourra pas lui donner comme budget autant que ce que nous coûte le CIPDR chaque année: vous comprenez ? C’est censé être VOTRE action. Ou alors, il devient le CIPDR à votre place. »
  • « Mais Milady, nos postes ! Nos fonctions ! Nos stagiaires ? »
  • « Il faudra qu’il comprenne que son action doit entrer dans le cadre imparti aux partenaires, et qu’il ne peut pas se substituer au service ! C’est vous, le service. »
  • (d’une voix timide) « Oui, je comprends. Mais ce serait bien que le travail soit fait, non ? Et Bérénice, elle ne sait pas bien utiliser Internet. Pareil pour Stéphane, il n’a pas de compte sur les réseaux sociaux. En plus, il est dyslexique. » 

Il y a sans doute eu de l’emballement dans les rangs associatifs. Penser qu’une administration allait financer une association partenaire pour faire le travail à sa place, c’est crédible3. Mais penser qu’elle va la payer dignement pour le faire ? Il fallait être ingénu. 

Penser que dans toute la sphère publique, une cellule de ce type est incapable de recenser parmi les rangs de l’administration qui rémunère les meilleurs chercheurs, les meilleurs rédacteurs, les informaticiens les plus aguerris des personnalités expertes dévouées pendant 3 ans à cette action est déjà en soi l’occasion d’un vertige. Qu’ensuite, des gens convaincus et sincères voient l’opportunité de pallier cette incompétence: c’est somme toute normal. Il y a à chaque étape au moins une profonde naïveté, voire une ingénuité coupable, qui se dégage de cette administration où l’inexpérience aveugle semble guider par la main l’opportunisme de quelques personnalités publiques qui n’ont visiblement pas compris que l’action publique ne consiste pas à déléguer, à grands frais et à d’autres personnes, les missions qui leur incombent.

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Xavier-Laurent Salvador

Linguiste, Président du LAIC

Notes & références

  1. https://www.youtube.com/watch?v=I2FdKnwAjZw

  2. https://www.cipdr.gouv.fr

  3. https://www.cipdr.gouv.fr/le-cipdr/reseau-national-les-partenaires-de-terrain/