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Rudy Reichstadt : « Gims a été intoxiqué par des vidéos sur Internet, comme des millions d’autres »

Rudy Reichstadt : « Gims a été intoxiqué par des vidéos sur Internet, comme des millions d’autres »

Collectif

Tribune des observateurs

Read More  Rarement un livre aura aussi bien porté son nom. Le 12 avril, Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch et pourfendeur du conspirationnisme, publie Au cœur du complot*, cri d’alerte face à la violence des campagnes de dénigrement qui le ciblent. Au même moment éclate la controverse sur les destinataires du fonds Marianne, lancé en 2021 à l’initiative de Marlène Schiappa (alors ministre déléguée à la Citoyenneté), après l’assassinat de Samuel Paty, pour « promouvoir les valeurs républicaines » et « combattre les discours séparatistes ». Sur les réseaux sociaux, Conspiracy Watch, et en particulier son directeur, se retrouve dans la tourmente, accusé d’avoir bénéficié indûment de l’argent public – le parquet national financier a ouvert, ce jeudi 4 mai, une information judiciaire. Encore abasourdi mais combatif, l’intéressé revient sur la polémique, qui illustre à ses yeux les dangers du complotisme.L’Express : Sur les réseaux sociaux, Conspiracy Watch est accusé d’avoir bénéficié sans raison valable du fonds Marianne. En tant que directeur du site, vous êtes la cible de violentes attaques…Rudy Reichstadt : Nous sommes un dommage collatéral de l’affaire du fonds Marianne. Lorsque nous avons commencé à être interrogés par la presse sur le sujet, j’ai immédiatement pressenti que cela allait être exploité par la sphère complotiste pour nous diffamer. C’est exactement ce qu’il s’est passé, dès que la liste des structures lauréates de cet appel à projets a été rendue publique.Je rappelle que « fonds Marianne » est le nom donné à un appel à projets destiné à lutter contre la radicalisation et, notamment, les discours complotistes en ligne. C’est précisément ce que nous faisons. Des 17 structures concernées par le fonds Marianne, une fait actuellement l’objet d’une enquête administrative. Une deuxième est visée par une plainte. Les 15 autres structures (parmi lesquelles figurent Conspiracy Watch, au même titre que Mémoire et BD, la Fraternité générale, ou encore la Ligue de l’enseignement) ne posent aucun problème. L’administration nous a donné quitus. Or, sur ces 15 structures, Conspiracy Watch est la seule à qui un titre de presse [NDLR : Libération] a choisi d’étendre ses investigations, uniquement parce que nous étions visés par une campagne de calomnies entretenue sur les réseaux sociaux par tous ceux que notre travail dérange. La réalité est que le soutien financier que nous avons reçu dans ce cadre représente une part minoritaire de notre budget annuel, l’essentiel étant constitué de fonds privés provenant de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Pour faire taire la rumeur, nous avons choisi d’être totalement transparents. CheckNews [NDLR : la rubrique de vérification des faits de Libération], à qui nous avons ouvert nos dossiers et nos bureaux, a pu constater la réalité de notre travail et a souligné la transparence sans égale dont nous avons fait preuve. Mais a aussi publié un article dont le titre [« Rudy Reichstadt, fondateur du site anticomplotiste Conspiracy Watch, a-t-il bénéficié indûment du fonds Marianne ? »], qui posait une question infamante, sonnait comme une permission laissée aux gens de mauvaise foi de continuer à me diffamer. C’est, là encore, ce qu’il s’est produit.L’ironie de l’affaire, c’est que CheckNews est lui-même un outil de vérification des faits. La situation devient ubuesque… Faut-il y voir le signe que la lutte contre les fausses nouvelles est un cycle sans fin ?Plutôt qu’absurde, je dirais que la situation est proprement kafkaïenne : les mâchoires de la justice populaire se referment sur vous sur la base d’un dossier instruit entièrement à charge et au moyen d’informations tronquées ou carrément fausses. Sur Twitter ou YouTube, on accole à votre nom les mots « détournement de fonds » ; on vous somme plusieurs fois par jour de « rendre l’argent » ; on vous traite de « voleur » et d’ »escroc » ; on prétend, au mépris des faits, que le fonds Marianne aurait été une « cagnotte » issue d’une récolte de fonds en faveur de Samuel Paty, et cela alors même que le nom de l’enseignant n’apparaît pas une seule fois dans l’appel à projets…Dans ces circonstances, on pourrait s’attendre à ce que la presse ne flatte pas l’idée qu’il n’y a pas de fumée sans feu et ne hurle pas avec les loups. Or, si nous sommes à ce point harcelés par les complotistes, c’est précisément parce que notre action d’analyse critique des discours complotistes leur nuit et parce que, pour la mener à bien, nous sommes obligés de nous exposer.Mais quel rapport entre « complotisme » et « séparatisme », deux notions liées dans l’appel à projets, et tellement larges qu’elles peuvent en devenir floues ?Le complotisme est le dénominateur commun de toutes les mouvances extrémistes, y compris sectaires. C’est l’antichambre de la radicalisation. Les théories du complot sont d’ailleurs omniprésentes dans les parcours de radicalisation. Ainsi, certaines thématiques telles que le « complot judéo-maçonnique » ou le fantasme du « nouvel ordre mondial » circulent aussi bien à l’ultradroite que dans l’islamisme radical. Au demeurant, la mécanique de la désinformation est au cœur de l’affaire Samuel Paty. Parmi ses protagonistes, on trouve d’ailleurs une personnalité directement issue de la mouvance complotiste et antisémite qui avait évolué un temps aux côtés de Dieudonné et Alain Soral, par exemple.Vous affirmez dans votre livre que le dialogue avec les complotistes est « impossible ». Dans ce cas, pourquoi et pour qui l’avez-vous écrit ?Un peu pour moi, pour coucher sur le papier, et donc m’en libérer, des choses assez toxiques. Ensuite pour tous ceux qui travaillent sur la désinformation ou produisent des analyses critiques sur ces sujets : journalistes, bien sûr, mais également médecins, élus, scientifiques, intellectuels… L’idée était de partir de mon expérience singulière pour en tirer des enseignements plus généraux sur le complotisme et le harcèlement à l’ère numérique. Et proposer une sorte de vade-mecum à ceux qui pourraient se retrouver dans la même situation que moi. Je voulais aussi faire entrevoir au public la violence à laquelle nous sommes confrontés, car nous avons en face de nous des gens qui, littéralement, réclament notre tête. A ceux d’entre eux qui sont encore capables d’empathie, je voulais enfin dire que leurs agissements pourraient finir par pousser un jour quelqu’un au suicide. Cela s’est déjà vu. C’est la raison pour laquelle j’évoque la figure de Roger Salengro [NDLR : ministre de l’Intérieur du Front populaire, poussé au suicide, en 1936, par des accusations de trahison au cours de la Première Guerre mondiale].Vous contestez l’idée qu’une parcelle de vérité réside derrière chaque théorie du complot…Il est incontestable que les théories du complot s’enracinent dans le réel. Mais dire qu’elles recèlent toujours un « noyau de vérité » me paraît erroné. Et je suis bien placé pour le savoir puisque certaines des accusations complotistes qui me visent n’ont pas le privilège de contenir un seul atome de vérité. De manière générale, je trouve qu’on est trop complaisant avec les raisons que se donnent les complotistes, dans le sens où l’on confond les vraies raisons du complotisme avec les justifications intellectuelles et morales qu’il se donne. Je crois que le discours complotiste n’est souvent que l’habillage d’un ressentiment, d’une rancœur, voire d’une haine qui est présente dès le départ, qui « préexiste à ce dont elle prétend s’originer », comme l’a écrit Claude Lanzmann.L’échange avec un complotiste est-il tout de même plus facile dans la réalité que derrière un écran ?Une personne qui serait séduite par une théorie du complot mais demeure disponible à la contradiction et est prête à changer d’avis ne me paraît pas devoir être qualifiée de « complotiste ». Il est assez naturel d’être ébranlé par des discours complotistes, comme il est naturel d’être dans une sorte d’incertitude à l’égard de ce que l’on ne maîtrise pas. C’est précisément à l’immense majorité des « indécis » que s’adresse notre travail, pas spécialement à des fanatiques qui nous considèrent comme faisant nous-mêmes partie du complot qu’ils dénoncent.Le complotisme relève, écrivez-vous, d’une « stratégie de compensation paresseuse développée par des personnes dont l’estime de soi est fragilisée ». Mais des personnalités riches et célèbres peuvent aussi y céder. Par exemple, le rappeur Gims, qui assure que les pyramides étaient des centrales électriques…Il n’y a pas de portrait-robot unique du complotiste. Certains entrent en complotisme par narcissisme, par besoin de se distinguer du groupe ; d’autres, par détresse, pour fuir un réel qu’ils n’arrivent pas à accepter. Et puis il est établi qu’on est davantage susceptible d’adhérer aux théories du complot lorsqu’on a le sentiment d’avoir raté sa vie, d’être exclu du jeu. Le complotisme est une béquille intellectuelle aussi bien que psychologique. C’est la raison pour laquelle il a moins à voir avec la déficience intellectuelle qu’avec la paresse intellectuelle ou la fragilité psychologique.Quant à Gims, il a, de toute évidence, été intoxiqué par des vidéos visionnées sur Internet, comme des millions d’autres personnes. A ceci près que lui-même est une référence pour des millions de jeunes et que cela devrait impliquer une forme de responsabilité supplémentaire. D’autant qu’il semble avoir bien conscience de la dimension sensationnaliste des thèses qu’il relaie. L’afrocentrisme, qui motive son complotisme autour de l’égyptologie, est une manière de troquer le mythe raciste de la supériorité de l’homme blanc contre un autre. L’idée que l’Egypte antique était une civilisation noire africaine et que cela nous est délibérément caché par les historiens combine deux puissants mythes politiques identifiés en son temps par Raoul Girardet : celui de l’âge d’or et celui de la conspiration.Prétendez-vous à la neutralité politique ?Nous produisons des analyses fiables, honnêtes, sourcées scrupuleusement et indépendamment de toute allégeance partisane. Mais nous ne prétendons pas à la neutralité. Le complotisme est devenu pour nous un objet d’étude parce qu’il était au départ un sujet d’inquiétude. Nous revendiquons donc clairement un engagement contre le complotisme, lequel est un sujet éminemment politique en ce sens qu’il a des conséquences politiques. Nous estimons en effet que la banalisation du complotisme et sa propagation viennent éroder le socle sur lequel repose notre démocratie.A vos yeux, une forme de complotisme en particulier est-elle plus redoutable que les autres ?Non. Ce qui m’inquiète, c’est de voir cette vision du monde déborder de son lit, au point de persuader de plus en plus de personnes. Et je ne vois pas ce qui, à court ou moyen termes, pourra la faire refluer. L’hypothèse la plus plausible aujourd’hui est que, par remplacement générationnel, elle nous influencera plus à l’avenir qu’aujourd’hui. Avec tout ce que cela implique s’agissant de notre capacité collective à faire des choix éclairés. Les données dont nous disposons suggèrent que les pays du monde où l’on croit le plus aux théories du complot sont soit des démocraties défaillantes soit des régimes autoritaires… Le complotisme relève de l’invariant anthropologique, il est vain de chercher à l’éradiquer. Cela ne signifie pas qu’on ne doive pas au moins tenter de l’endiguer.* Au cœur du complot, par Rudy Reichstadt. Grasset, 120 p., 15 €. 

Rarement un livre aura aussi bien porté son nom. Le 12 avril, Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch et pourfendeur du conspirationnisme, publie Au cœur du complot*, cri d’alerte face à la violence des campagnes de dénigrement qui le ciblent. Au même moment éclate la controverse sur les destinataires du fonds Marianne, lancé en 2021 à l’initiative de Marlène Schiappa (alors ministre déléguée à la Citoyenneté), après l’assassinat de Samuel Paty, pour « promouvoir les valeurs républicaines » et « combattre les discours séparatistes ». Sur les réseaux sociaux, Conspiracy Watch, et en particulier son directeur, se retrouve dans la tourmente, accusé d’avoir bénéficié indûment de l’argent public – le parquet national financier a ouvert, ce jeudi 4 mai, une information judiciaire. Encore abasourdi mais combatif, l’intéressé revient sur la polémique, qui illustre à ses yeux les dangers du complotisme.

L’Express : Sur les réseaux sociaux, Conspiracy Watch est accusé d’avoir bénéficié sans raison valable du fonds Marianne. En tant que directeur du site, vous êtes la cible de violentes attaques…

Rudy Reichstadt : Nous sommes un dommage collatéral de l’affaire du fonds Marianne. Lorsque nous avons commencé à être interrogés par la presse sur le sujet, j’ai immédiatement pressenti que cela allait être exploité par la sphère complotiste pour nous diffamer. C’est exactement ce qu’il s’est passé, dès que la liste des structures lauréates de cet appel à projets a été rendue publique.

Je rappelle que « fonds Marianne » est le nom donné à un appel à projets destiné à lutter contre la radicalisation et, notamment, les discours complotistes en ligne. C’est précisément ce que nous faisons. Des 17 structures concernées par le fonds Marianne, une fait actuellement l’objet d’une enquête administrative. Une deuxième est visée par une plainte. Les 15 autres structures (parmi lesquelles figurent Conspiracy Watch, au même titre que Mémoire et BD, la Fraternité générale, ou encore la Ligue de l’enseignement) ne posent aucun problème. L’administration nous a donné quitus. Or, sur ces 15 structures, Conspiracy Watch est la seule à qui un titre de presse [NDLR : Libération] a choisi d’étendre ses investigations, uniquement parce que nous étions visés par une campagne de calomnies entretenue sur les réseaux sociaux par tous ceux que notre travail dérange. La réalité est que le soutien financier que nous avons reçu dans ce cadre représente une part minoritaire de notre budget annuel, l’essentiel étant constitué de fonds privés provenant de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Pour faire taire la rumeur, nous avons choisi d’être totalement transparents. CheckNews [NDLR : la rubrique de vérification des faits de Libération], à qui nous avons ouvert nos dossiers et nos bureaux, a pu constater la réalité de notre travail et a souligné la transparence sans égale dont nous avons fait preuve. Mais a aussi publié un article dont le titre [« Rudy Reichstadt, fondateur du site anticomplotiste Conspiracy Watch, a-t-il bénéficié indûment du fonds Marianne ? »], qui posait une question infamante, sonnait comme une permission laissée aux gens de mauvaise foi de continuer à me diffamer. C’est, là encore, ce qu’il s’est produit.

L’ironie de l’affaire, c’est que CheckNews est lui-même un outil de vérification des faits. La situation devient ubuesque… Faut-il y voir le signe que la lutte contre les fausses nouvelles est un cycle sans fin ?

Plutôt qu’absurde, je dirais que la situation est proprement kafkaïenne : les mâchoires de la justice populaire se referment sur vous sur la base d’un dossier instruit entièrement à charge et au moyen d’informations tronquées ou carrément fausses. Sur Twitter ou YouTube, on accole à votre nom les mots « détournement de fonds » ; on vous somme plusieurs fois par jour de « rendre l’argent » ; on vous traite de « voleur » et d’ »escroc » ; on prétend, au mépris des faits, que le fonds Marianne aurait été une « cagnotte » issue d’une récolte de fonds en faveur de Samuel Paty, et cela alors même que le nom de l’enseignant n’apparaît pas une seule fois dans l’appel à projets…

Dans ces circonstances, on pourrait s’attendre à ce que la presse ne flatte pas l’idée qu’il n’y a pas de fumée sans feu et ne hurle pas avec les loups. Or, si nous sommes à ce point harcelés par les complotistes, c’est précisément parce que notre action d’analyse critique des discours complotistes leur nuit et parce que, pour la mener à bien, nous sommes obligés de nous exposer.

Mais quel rapport entre « complotisme » et « séparatisme », deux notions liées dans l’appel à projets, et tellement larges qu’elles peuvent en devenir floues ?

Le complotisme est le dénominateur commun de toutes les mouvances extrémistes, y compris sectaires. C’est l’antichambre de la radicalisation. Les théories du complot sont d’ailleurs omniprésentes dans les parcours de radicalisation. Ainsi, certaines thématiques telles que le « complot judéo-maçonnique » ou le fantasme du « nouvel ordre mondial » circulent aussi bien à l’ultradroite que dans l’islamisme radical. Au demeurant, la mécanique de la désinformation est au cœur de l’affaire Samuel Paty. Parmi ses protagonistes, on trouve d’ailleurs une personnalité directement issue de la mouvance complotiste et antisémite qui avait évolué un temps aux côtés de Dieudonné et Alain Soral, par exemple.

Vous affirmez dans votre livre que le dialogue avec les complotistes est « impossible ». Dans ce cas, pourquoi et pour qui l’avez-vous écrit ?

Un peu pour moi, pour coucher sur le papier, et donc m’en libérer, des choses assez toxiques. Ensuite pour tous ceux qui travaillent sur la désinformation ou produisent des analyses critiques sur ces sujets : journalistes, bien sûr, mais également médecins, élus, scientifiques, intellectuels… L’idée était de partir de mon expérience singulière pour en tirer des enseignements plus généraux sur le complotisme et le harcèlement à l’ère numérique. Et proposer une sorte de vade-mecum à ceux qui pourraient se retrouver dans la même situation que moi. Je voulais aussi faire entrevoir au public la violence à laquelle nous sommes confrontés, car nous avons en face de nous des gens qui, littéralement, réclament notre tête. A ceux d’entre eux qui sont encore capables d’empathie, je voulais enfin dire que leurs agissements pourraient finir par pousser un jour quelqu’un au suicide. Cela s’est déjà vu. C’est la raison pour laquelle j’évoque la figure de Roger Salengro [NDLR : ministre de l’Intérieur du Front populaire, poussé au suicide, en 1936, par des accusations de trahison au cours de la Première Guerre mondiale].

Vous contestez l’idée qu’une parcelle de vérité réside derrière chaque théorie du complot…

Il est incontestable que les théories du complot s’enracinent dans le réel. Mais dire qu’elles recèlent toujours un « noyau de vérité » me paraît erroné. Et je suis bien placé pour le savoir puisque certaines des accusations complotistes qui me visent n’ont pas le privilège de contenir un seul atome de vérité. De manière générale, je trouve qu’on est trop complaisant avec les raisons que se donnent les complotistes, dans le sens où l’on confond les vraies raisons du complotisme avec les justifications intellectuelles et morales qu’il se donne. Je crois que le discours complotiste n’est souvent que l’habillage d’un ressentiment, d’une rancœur, voire d’une haine qui est présente dès le départ, qui « préexiste à ce dont elle prétend s’originer », comme l’a écrit Claude Lanzmann.

L’échange avec un complotiste est-il tout de même plus facile dans la réalité que derrière un écran ?

Une personne qui serait séduite par une théorie du complot mais demeure disponible à la contradiction et est prête à changer d’avis ne me paraît pas devoir être qualifiée de « complotiste ». Il est assez naturel d’être ébranlé par des discours complotistes, comme il est naturel d’être dans une sorte d’incertitude à l’égard de ce que l’on ne maîtrise pas. C’est précisément à l’immense majorité des « indécis » que s’adresse notre travail, pas spécialement à des fanatiques qui nous considèrent comme faisant nous-mêmes partie du complot qu’ils dénoncent.

Le complotisme relève, écrivez-vous, d’une « stratégie de compensation paresseuse développée par des personnes dont l’estime de soi est fragilisée ». Mais des personnalités riches et célèbres peuvent aussi y céder. Par exemple, le rappeur Gims, qui assure que les pyramides étaient des centrales électriques…

Il n’y a pas de portrait-robot unique du complotiste. Certains entrent en complotisme par narcissisme, par besoin de se distinguer du groupe ; d’autres, par détresse, pour fuir un réel qu’ils n’arrivent pas à accepter. Et puis il est établi qu’on est davantage susceptible d’adhérer aux théories du complot lorsqu’on a le sentiment d’avoir raté sa vie, d’être exclu du jeu. Le complotisme est une béquille intellectuelle aussi bien que psychologique. C’est la raison pour laquelle il a moins à voir avec la déficience intellectuelle qu’avec la paresse intellectuelle ou la fragilité psychologique.

Quant à Gims, il a, de toute évidence, été intoxiqué par des vidéos visionnées sur Internet, comme des millions d’autres personnes. A ceci près que lui-même est une référence pour des millions de jeunes et que cela devrait impliquer une forme de responsabilité supplémentaire. D’autant qu’il semble avoir bien conscience de la dimension sensationnaliste des thèses qu’il relaie. L’afrocentrisme, qui motive son complotisme autour de l’égyptologie, est une manière de troquer le mythe raciste de la supériorité de l’homme blanc contre un autre. L’idée que l’Egypte antique était une civilisation noire africaine et que cela nous est délibérément caché par les historiens combine deux puissants mythes politiques identifiés en son temps par Raoul Girardet : celui de l’âge d’or et celui de la conspiration.

Prétendez-vous à la neutralité politique ?

Nous produisons des analyses fiables, honnêtes, sourcées scrupuleusement et indépendamment de toute allégeance partisane. Mais nous ne prétendons pas à la neutralité. Le complotisme est devenu pour nous un objet d’étude parce qu’il était au départ un sujet d’inquiétude. Nous revendiquons donc clairement un engagement contre le complotisme, lequel est un sujet éminemment politique en ce sens qu’il a des conséquences politiques. Nous estimons en effet que la banalisation du complotisme et sa propagation viennent éroder le socle sur lequel repose notre démocratie.

A vos yeux, une forme de complotisme en particulier est-elle plus redoutable que les autres ?

Non. Ce qui m’inquiète, c’est de voir cette vision du monde déborder de son lit, au point de persuader de plus en plus de personnes. Et je ne vois pas ce qui, à court ou moyen termes, pourra la faire refluer. L’hypothèse la plus plausible aujourd’hui est que, par remplacement générationnel, elle nous influencera plus à l’avenir qu’aujourd’hui. Avec tout ce que cela implique s’agissant de notre capacité collective à faire des choix éclairés. Les données dont nous disposons suggèrent que les pays du monde où l’on croit le plus aux théories du complot sont soit des démocraties défaillantes soit des régimes autoritaires… Le complotisme relève de l’invariant anthropologique, il est vain de chercher à l’éradiquer. Cela ne signifie pas qu’on ne doive pas au moins tenter de l’endiguer.

* Au cœur du complot, par Rudy Reichstadt. Grasset, 120 p., 15 €.

 

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